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"T'aimes ça, coquine ?!" Quand le bizutage empoisonne les facs françaises

"T'aimes ça, coquine ?!" Quand le bizutage empoisonne les facs françaises

Omerta

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La médiatisation de l'affaire de bizutage au sein de l’UFR Santé de l’université de Caen rappelle que des dizaines d'étudiants sortent chaque année traumatisés par des pseudo rites d'initiation ultra-violents. La dénonciation reste éprouvante pour des étudiants craignant d'être rejetés durant le reste de leur scolarité.

"Scènes d’humiliation, situations d’insécurité totale, agressions sexuelles ou incitations à en commettre, attouchements, exhibitions…". Les syndicats étudiants SL Caen et Sud Étudiant Calvados auraient recueilli "plusieurs dizaines de témoignages" d’étudiants de l’UFR Santé de l’université de Caen, rapportant des actes de bizutage depuis mars dernier. Des témoignages qui ont permis à ces deux organisations de constituer un dossier et de le transmettre à la procureure de la République le 6 octobre dernier, comme l'a révélé Ouest France. Depuis la médiatisation de l'affaire, un nouvel étudiant en médecine a décidé de témoigner, raconte Clément, membre de SL Caen, à Marianne. Ce dernier se réjouit que "les langues se délient", "c'est très positif".

Un nouveau témoignage mais également une réaction de l'université qui a enfin décidé d'annuler le week-end d'intégration qui devait avoir lieu le 27 octobre, soit le week-end à venir. "C’est seulement parce que la procureure a décidé d’ouvrir une enquête que la présidence de l’université l'a annulé", regrette Clément qui assure que, depuis un mois, l’administration avait laissé les syndicats sans réponse malgré une lettre d'interpellation de leur part.

Un bizutage "institutionnalisé"

"Ce qu’on veut, c’est mettre fin à l’institutionnalisation du bizutage qui règne depuis plus de 15 ans à l’université de Caen", revendique Clément. Le jeune homme met en cause la FAGE (Fédération des Associations Générales Etudiantes), la "première organisation étudiante de France", d’après sa page Internet. "C’est la FAGE qui est en charge de l’impression des cours, des photocopies, des soirées, du week-end d’intégration…". La fédération assure au contraire auprès de Marianne qu'elle ne gère pas ces activités, puisqu'elle "regroupe des associations adhérentes à des fédérations territoriales, elles-mêmes adhérentes à la FAGE". Mais, indirectement, c'est bien la fédération qui est responsable de la vie étudiante, affirme Clément : "C'est normal qu'elle se dédouane dans cette histoire de bizutage. Mais le fait est que la Corpo médecine dépend de la Fédération Campus basse-Normandie (FCBN), qui correspond à la FAGE locale".

En plus de ce qui a été rapporté dans les témoignages de soirées, le jeune homme pointe l’existence d’une liste de 60 "commandements", donnés chaque rentrée aux étudiants de première année par la Corpo médecine. "Ils sont dévoilés aux étudiants au fur et à mesure. Comme ça, s’ils ne veulent pas aller plus loin que le cinquième commandement par exemple, ils s’arrêtent et ne réalisent pas que cette forme de bizutage est grave car ils n’ont pas vu les épreuves les plus hardcore", explique Clément. Les syndicats se sont procuré la liste des commandements 2016-2017, également consultable sur le site de SL Caen. Ils vont de "Faire un don pour les Restos du cœur" (étape n°6) à "Donner une fessée à 3 inconnu(e)s dans la rue en criant ‘t’aimes ça hein coquiiiiiiine’" (étape n°32), puis encore "Photocopier ses seins à la Corpo" (commandement n°52).

"Ceux qui vont le plus loin sont chargés de s’occuper de la liste pour l’année suivante : vu qu’ils ont fait des choses illégales et dans l’abus total, ils n’ont pas intérêt à ce que ça se sache et ils entretiennent le secret de l’organisation", poursuit Clément. Il condamne notamment le problème sous-jacent : "Les professeurs encouragent les nouveaux étudiants à aller voir la FAGE car c’est elle qui s’occupe de tout. Ils sont complices, d’autant plus que le bizutage est fait dans l’impunité la plus totale : il y a des photos de poitrines de jeunes étudiantes – réalisées dans le cadre de ces commandements notamment – partout dans le local, qui est public. Pour les victimes, le risque de parler, c’est d’être blacklisté par la FAGE et indirectement par les professeurs : il y a un enjeu de pouvoir et de domination énorme que l’on doit faire tomber. Pour nous, le niveau de bizutage en médecine, c’est du jamais vu". La fédération, elle, dément encore, répétant à Marianne ne pas être présente localement et ne pas du tout être "complice".

"Le bizutage ne fait pas partie des traditions de mon école, et pourtant…"

"Le bizutage n’a pas lieu uniquement dans le milieu de la santé", ajoute auprès de Marianne Marie-France Henry, présidente du Comité national contre le bizutage (CNCB). L’organisation - composée de vingt-sept syndicats et associations - indique avoir reçu 23 témoignages "identifiés et assumés" entre septembre 2016 et 2017. Trois proviennent d’écoles d’ingénieurs, deux d’écoles de commerce, cinq d’universités (dont seulement deux en médecine), six de lycées… "Le bizutage n’est pas forcément là où on l’attend : il faut faire attention", poursuit la présidente du CNCB.

Elizabeth** en a fait les frais. "Le bizutage ne fait pas partie des traditions de mon école : en partant en week-end d’intégration, je ne m’attendais pas à ce que les choses dérapent, se remémore la jeune femme. Mais si j’avais su, je ne serais jamais montée dans ce bus".

Alors qu’elle entame sa première année dans une école d’ingénieur en septembre dernier, la jeune femme s’inscrit pour le traditionnel week-end d’intégration, organisé par une association d’étudiants de deuxième et troisième année. Jusqu’ici, rien d’anormal. Les choses dérapent après qu’elle ait été "attribuée" à un bus.

Humiliation et abus sexuels

"J’ai été ciblée dès le départ par des membres de l’association, raconte l’étudiante. En arrivant, je les ai vu entourer mon nom en rouge". Elizabeth craint que les membres de l’association ne la reconnaissent et préfère donc ne pas détailler les actes qu’elle a été contrainte de faire. "Humiliation, abus sexuel, harcèlement moral, harcèlement physique… J’ai eu un peu de tout, en fait", souffle-t-elle.

Avant que le véhicule n’atteigne sa destination, un membre de l’association est intervenu. "Au bout d’un moment, en voyant que j’étais vraiment très mal et au bord des larmes, il m’a fait changer de place et m'a permis de finir le trajet tranquillement. A part lui, je ne pense pas que beaucoup de personnes aient vu ce qu’il m’arrivait car tout le monde était très alcoolisé. Moi aussi mais je l’étais malgré moi, puisqu’on m’avait forcée à boire".

Les plaintes pour bizutage, "souvent" classées sans suite

En descendant du bus, la jeune femme demande au staff chargé de l’organisation de la changer de véhicule pour le retour, évoquant ce qu’elle a subi. Une fois le week-end terminé, son récit est relaté à l’administration. "Je ne voulais pas donner de noms. L’école a donc uniquement procédé à un signalement à la police, dans l’optique où j’aurais voulu porter plainte par la suite, explique l’étudiante. J’en ai ensuite discuté avec un membre du corps enseignant. Puis, deux mois après le week-end d’intégration, l’administration s'est réunie".

Les sanctions sont tombées cinq mois plus tard contre les coupables – là encore Elizabeth préfère quels garçons et quelles sanctions, par peur des représailles : "Malgré tout, je n’ai pas voulu porter plainte ; c’est difficile de parler, ça engage à de grandes retombées".

Si elle s’était manifestée aux yeux de la justice, la jeune femme aurait-elle pu avoir gain de cause ? "Le problème, c’est que les plaintes sont souvent classées sans suite. Puis, la sanction est assez peu dissuasive", constate Marie-France Henry. Passible de 6 mois d'emprisonnement et de 7 500 € d'amende – même lorsque la victime est consentante – le bizutage est pourtant puni par la loi depuis 1998. "On voudrait qu’elle soit appliquée à tous les niveaux, et surtout, que les établissements prennent des mesures exemplaires", poursuit la présidente du CNCB. En cause : la lenteur de la justice – le temps qu’une affaire de bizutage soit jugée pourrait prendre "un à trois ans, si ce n’est plus" – en opposition à la rapidité de certains établissements, "où des sanctions peuvent arriver très vite".

La peur de parler : quand le bizutage vire au harcèlement

Si Elizabeth a tant peur d'être reconnue c'est que, après le weekend d’intégration et les sanctions de l'école, d’autres membres de l’association étudiante lui ont "pourri la vie". "J’ai été insultée, agressée. Des amis des coupables sont venus chez moi pour me menacer. Une fois, en soirée, un des membres de l’asso m’est tombé dessus : il a fallu que quatre personnes interviennent pour qu’il me lâche raconte la jeune femme. On a essayé de me marginaliser ; j’ai vécu des périodes très difficiles. Je me fais encore insulter par certains quand je vais en soirée, maisheureusement, j’ai des amis sur qui compter". Elizabeth a préféré ne pas en informer son école car elle voulait "juste que ça se tasse".

L’appui de l’établissement a justement une importance cruciale pour Marie-France Henry : "Pour pouvoir dire stop, il faut absolument que les victimes de bizutage se sentent soutenues par un référent", souligne-t-elle.

Ayant trop peur des nouvelles répercussions auxquelles elles devraient faire face si elle s’adressait à nouveau à son établissement, Elizabeth s’est tournée vers le CNCB. "J’avais besoin d’évacuer. Je ne savais pas comment faire pour arrêter de penser à ce qu’il m’était arrivé, souffle-t-elle. Puis j’étais à un stade où j’avais peur de sortir avec mes amis et de croiser un membre de l’asso en soirée. J’avais peur d’aller à l’école aussi".

Sensibiliser les établissements

L’administration avait bien proposé à Elizabeth de changer d’établissement, en lui permettant d’accéder à l’école de son choix. "Mais, moi j’avais fait une prépa pour intégrer cette école : c’était celle-là que je voulais, ça aurait été comme si j’abandonnais mon rêve. Alors je me suis accrochée", confie la jeune femme.

Seul progrès : des conférences sur le bizutage doivent être organisées à son école : "Pour moi, c’est important. Il faudrait sensibiliser les étudiants de deuxième et troisième année pour qu’ils se rendent compte que le bizutage est grave et que le ‘si, fais-le c’est marrant’ risque de virer très vite au glauque".

Marie-France Henry met également en avant la nécessité de s’adresser aux première année : "Ils sont dans la position de victimes, donc il faut que les chefs d’établissement prennent d’emblée position, en se prononçant contre le bizutage et en leur disant qu’ils ont le droit de dire non". Elle précise qu'il est difficile d'apprécier le nombre de cas car "aucun chiffre n'existe" et juge que "les gens en parlent plus, c'est très positif". "Par ailleurs, je constate que de plus en plus d’établissements prennent leur responsabilité et que des parents de jeunes témoignent" conclut-elle, espérant que la médiatisation du cas de Caen encourage les victimes dans cette voie.

* Article édité le 25 octobre 2017, avec la réaction de la FAGE.

** Le prénom a été modifié.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne