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Abou Sakr : "Nous étions à Raqqa pour construire le Califat"

Abou Sakr à Istanbul, le 3 octobre 2017.
Abou Sakr à Istanbul, le 3 octobre 2017. © Ahmed Deeb/Paris Match
De nos envoyés spéciaux La Rédaction et La Rédaction

Caché en Turquie, Abou Sakr, un des procureurs de Daech à Raqqa a fait couper 22 mains en un mois mais tente de se dédouaner.

«Ceux qui brisent la loi de Dieu ? Pas le choix. » A le voir si affable, on croirait Abou Sakr Al-Ambari presque désolé. Ce n’est pas sa faute… Son job, c’était juge et procureur civil de l’Etat islamique à Raqqa. Et c’est ainsi qu’en un mois il a ordonné de couper 22 mains. « Les gens sont de plus en plus pauvres, alors ils volent ! Nous n’avons jamais réussi à éradiquer ce problème. Je me souviens de ce gang de quatre jeunes gens spécialisé dans les motos. On les a capturés et on leur a coupé la main. Au chef présumé, on a coupé l’avant-bras. »

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Abou Sakr Al-Ambari a fui Daech en juin dernier. C’est la première fois qu’il accepte de témoigner à visage découvert. Sans doute espère-t-il se justifier. Se protéger, aussi. Il a les traits fins et les manières douces. Un urbain branché qu’on a du mal à imaginer dans son costume d’émir de Daech, le keffieh crânement posé sur la tête. Il n’a pas perdu son assurance tranquille de fils de bonne famille, né à Raqqa il y a vingt-huit ans. Abou Sakr prévient : il ne nous dira rien sur l’« Amniyat », les redoutés services de l’organisation terroriste, sans doute encore actifs et à la recherche des traîtres. Son regard s’arrête sur la télé. Une chaîne d’informations diffuse des images de sa ville. Dans un champ de ruines, un homme terrifié, prisonnier des soldats kurdes du YPG, prétend ne rien avoir à faire avec Daech. Abou Sakr ricane : « Ce type était sous mes ordres, il travaillait pour moi… »

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On dit que le journaliste John Cantlie a rallié Daech

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Il donne des nouvelles du journaliste britannique John Cantlie, otage depuis 2012  : « Je l’ai vu il y a sept ou huit mois, dans ma prison, avec un interprète. Il m’a présenté un laissez-passer sur lequel j’ai tout de suite reconnu le tampon vert du Diwan Al-Khalifa, Baghdadi en personne. “Il est demandé à toutes les autorités, tous les émirs et tous les soldats de l’Etat islamique de faciliter le travail de John Cantlie”, disait le document. Je lui ai souhaité la bienvenue et il est allé interroger les prisonniers : comment s’étaient-ils retrouvés là ? Quelles étaient leurs conditions de détention ? Ce qu’ils mangeaient, s’ils étaient bien traités… Puis il est reparti. Ce n’est pas officiel, mais les chebabs, ses compagnons dans l’EI, disent qu’il a rallié Daech. » Et le père Paolo, ce jésuite italien de 62 ans enlevé il y a quatre ans ? « J’ai entendu dire qu’il était mort. Je n’en sais pas davantage. »

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Enfin, il nous raconte quelques épisodes choisis de son histoire. « Au début de la révolution en Syrie, je me trouvais à l’étranger. A mon retour à Damas, on m’a confisqué mon passeport. Pour le récupérer, il fallait que je me présente au bureau des Mukhabarat [les services secrets]. J’ai préféré partir pour Raqqa. » La révolution qui balaie son pays ne l’impressionne pas. Au contraire. Il cache mal son mépris pour l’Armée syrienne de libération et les autres groupes islamistes qui ont pris les armes. Il ne veut même pas prononcer leur nom : « Je ne fais pas de politique et je ne vous en parlerai pas. » Une ligne rouge… Mais il veut bien dérouler son parcours au sein de « Tanzim Al Daoula », comme disent les partisans de Daech. « Dans mon cas, il n’y a pas qu’une raison. D’abord, je vais être clair : pour survivre à Raqqa, sous Daoula, il n’y a pas beaucoup d’options. Soit vous faites des affaires et, grâce à l’argent, vous parvenez à rester en dehors, soit ils vous affament et vous n’avez plus d’alternative. Moi, ils ont voulu prendre une de mes maisons… » (Premier indice de son statut social : Daech réquisitionne toujours ce qu’il y a de mieux…) « Je me suis donc engagé. Et j’ai fait comme tout le monde : deux mois d’entraînement. Le premier, consacré aux manœuvres militaires ; le second, à l’étude de la charia, du Coran et des hadiths. »

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Pendant deux ans, je jugeais jusqu'à 40 affaires par jour!

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L’esprit minutieux d’Abou Sakr s’accommode vite de l’organisation bureaucratique de Daech : « J’avais étudié pendant quatre ans le commerce et l’économie, j’administrais les affaires familiales. J’avais non seulement une certaine expérience, mais aussi le goût de l’administration. Ils m’ont nommé aux finances, puis au département des frontières. Petit à petit, je me suis fait remarquer. Je suis devenu numéro deux de la police, à l’est de la ville, puis juge et procureur à l’ouest. Je ne vais pas vous mentir, j’ai aimé cette fonction. » Sous le règne des fous de Dieu, la routine est contrariée par les bombardements. Il faut changer de bureau, un jour dans une mosquée, l’autre dans un appartement. « Pendant deux ans, j’ai travaillé sans compter, dès 7 heures tous les matins, en ne prenant aucun congé. Je jugeais jusqu’à 40 affaires par jour ! Chaque département avait un juge mais, en cas de conflit, c’est moi qui arbitrais. Les cas les plus courants étaient les affaires de vol, mais il y a aussi ce qui touche aux mœurs, l’homosexualité, le sexe hors mariage, comme ce couple qui se retrouvait chez un membre de Daech… Nous les avons attrapés, ceux-là, et interrogés. Ils ont avoué. Normalement, c’étaient 80 coups de fouet et on n’en parlait plus. Mais l’affaire a été reprise par le juge des services de sécurité du califat, Abou Ali Al-Chari, et il n’a pas fait dans le détail : tous les trois ont été exécutés. » Ce qui l’a surtout choqué ? Que la loi n’ait pas été respectée à la lettre. « On n’est pas à Guantanamo, tout de même… »

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Selon lui, si la situation s’est dégradée, ce n’est pas seulement à cause de la « pression extérieure » mais des usages des djihadistes étrangers, et notamment français. « Il a toujours été clair que les mouhadjerin [les migrants] avaient priorité sur nous, les Syriens. C’est normal, ils ont tout abandonné pour le Tanzim. Il m’est arrivé d’avoir à juger leurs différends. » Un souvenir le fait sourire : « Deux Françaises, Oum Ayman Al-Fransi et Oum Mohamed Al-Fransi, mariées au même combattant… Elles n’arrêtaient pas de se chamailler. Il ne couchait pas assez avec l’une ou l’autre. Elles ont demandé que leur conflit soit examiné par la justice. Oum Ayman ne parlait pas arabe mais contestait tout ce que je disais. Elle réclamait du Coca en pleine audience et disait que c’était mieux organisé en France ! » Nous ne saurons pas comment les deux épouses ont obtenu justice. Mais nous apprendrons ce qui avait rendu fou cet autre Français d’origine algérienne, « Abou Khair Al-Fransi ». « Son fils avait joué avec un de ses camarades de classe à se montrer le sexe, ce qui peut être considéré comme un cas d’homosexualité. L’enfant le raconte à son père, qui se précipite à l’école et commence par tabasser l’autre gamin ainsi que tous les professeurs qui s’interposent. Dans la cour, il tire en l’air… Je fais envoyer une patrouille pour l’arrêter. Il avait contrevenu à au moins cinq règles, je me prononce donc pour une peine de quinze jours. Mais face à l’émir militaire qui m’ordonne de le relâcher, sous prétexte qu’il doit commettre une opération-suicide, j’ai obéi. »

Abou Sakr sur une vidéo de propagande de Daech, fin 2016.
Abou Sakr sur une vidéo de propagande de Daech, fin 2016. © Capture écran

Abou Sakr finira par se plaindre que les affaires militaires passent systématiquement avant les affaires civiles. « Après tout, nous étions là pour construire le Califat. » Une société idéale… s’entend. La plainte arrive jusqu’à un des plus anciens combattants de Daech, Abou Hamza Al-Riadiat, dit aussi Abou Zeinab Al-Ansari, réputé pour sa sauvagerie. Abou Sakr va découvrir ce qu’il en coûte d’être insolent, même à un procureur : trois jours de prison au Point 11, sous le stade de Raqqa. Le Point 11 est aux mains des terribles services secrets, en charge du contre-espionnage et de tout ce qui touche à la sécurité du premier cercle. C’est aussi là que sont gardés les otages et les prisonniers importants.

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Les hommes sont ce qu'ils sont et le ”diable” rôde

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Il y a des moments où Abou Sakr doute de la probité de l’EI. Il réclame une pause cigarette, ce qui était strictement interdit au temps du califat. Il est sous pression. « Quand on juge des gens selon les principes du temps du Prophète, on ne peut pas faire n’importe quoi. J’ai étudié la loi coranique, les hadiths et la houdoud, c’est-à-dire les limites absolues en islam, celles sur lesquelles le calife lui-même ne devrait pas avoir prise. Mais les hommes sont ce qu’ils sont et le “diable” rôde… »

Pour lui, le pire restait à venir. La déroute, parce qu’alors « les docteurs, les ingénieurs et tous les gens qualifiés se sont mis à fuir à l’étranger. Ils ont été remplacés par des incompétents qui nous ont donné une mauvaise réputation. Je voyais bien comment les gens commençaient à nous critiquer ouvertement. » C’est le début de la fin. Le secteur est décrété zone militaire, Abou Sakr n’a plus son mot à dire. On annonce aux membres de Daech qu’ils ont le choix entre se battre ou partir pour Al-Mayadeen et Deir Ez-Zor. Les étrangers – un millier, estime Abou Sakr – sont les premiers à évacuer avec leurs familles. Ne reste que « la crème des combattants », « ceux qui peuvent se tapir dans des tunnels des semaines entières. Quand ils auront reçu l’ordre, ils attaqueront les arrières des forces kurdes ». « Ces gens valent mieux que vous et moi, ajoute-t-il, plein d’admiration. Je vais vous donner un exemple. En plein bombardement aérien, un Tchétchène sort et hurle vers le ciel : “Bande de kouffars, je suis là ! Venez me chercher !” Ils sont exceptionnels, non ? »

Admirateur de la barbarie, il ne renie rien

Abou Sakr a, bien sûr, entendu le dernier message de Baghdadi, l’homme le plus recherché du monde , qui doit se cacher quelque part en Syrie. Le calife appelle à la résistance. Une intervention un peu tardive, observe-t-il, mais enfin… Lui qui a fait la fête avec ses amis quand il a appris les attaques en France en est certain : des cellules dormantes de Daech sont prêtes à frapper dans le monde entier. « Tout est prévu, planifié, y compris leur fuite.  

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Cet admirateur de la barbarie ne renie rien. « J’ai fait ce que j’ai pu pour le Tanzim. » Même s’il prend soin de préciser : « Je n’ai pas de sang sur les mains, je n’ai jamais utilisé mon arme. » Un jour, pourtant, il a choisi l’exil. « Je suis rentré chez moi et j’ai dit à ma femme : “Nous partons !” Nous avons fui à moto, avec l’aide d’un type qui était dans ma prison. On lui avait coupé la main et il jurait de tuer cinq membres de Daech, un pour chaque doigt ! Si j’avais été si mauvais, vous pensez qu’il m’aurait aidé ? » En guise de conclusion, il décline un proverbe qu’il « aime bien » : « Le Tanzim est comme le soleil. Il attire tous les moudjahidin et les mouhadjerin de la terre. Puis il les brûle. » 

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