Interview

Cancer: «La hausse des prix est devenue intenable»

Face au coût de plus en plus élevé des nouveaux médicaments, le président de l’Institut Curie, Thierry Philip, préconise, entre autres, d’obliger les laboratoires à plus de transparence. Et insiste sur la nécessaire mobilisation des patients.
par Eric Favereau
publié le 24 octobre 2017 à 20h06

Alors que l’opération Octobre rose est sur le point de s’achever, la situation sur le front des cancers est de plus en plus paradoxale. D’un côté, on pointe des succès importants dans leur prise en charge, mais de l’autre côté nombre d’experts s’inquiètent de l’explosion des coûts des nouveaux médicaments. Le professeur en cancérologie Thierry Philip (photo DR) est aujourd’hui président de l’Institut Curie, lieu important dans la prise en charge des cancers à Paris. Récemment, lors d’un colloque, il a lancé des pistes pour tenter de contenir cette envolée des prix.

Cela fait des mois que l’on parle des prix de plus en plus exorbitants des nouveaux médicaments contre le cancer. La situation est-elle aussi tendue que cela ?

Pas encore. Pour l’instant, en France, on tient. On arrive à faire face et à prendre en charge le remboursement. Soit parce que ces nouveaux médicaments sont dans la «liste en sus» - c’est le terme administratif - et l’on est remboursé à l’euro près. Soit ces médicaments nouveaux rentrent dans le cadre de ce que l’on appelle les ATU (autorisation temporaire d’utilisation), ce qui permet de les prescrire aux patients sans restriction, et ils nous sont remboursés pleinement. Il y a juste parfois un souci, entre l’ATU et l’AMM (autorisation de mise sur le marché), où quelques mois peuvent se passer avant la fixation du prix. Mais je le redis, aujourd’hui cela va. L’inquiétude est pour après.

Qu’est-ce qui est inquiétant ?

Quand vous regardez les chiffres, vous constatez qu’en 2000 nous avions un coût du cancer à 15 milliards tout compris : assurance maladie, arrêts maladie, taxis, etc. Dont un milliard pour les médicaments. Aujourd’hui, nous en sommes à 16,5 milliards, dont 3,5 milliards pour les médicaments : l’augmentation est forte, mais elle reste supportable. Sauf si on s’attarde sur les trois dernières années… Nous sommes sur une pente d’un milliard par an d’augmentation, et si on se projette en 2025, on se retrouve avec près de 10 milliards pour les médicaments du cancer. Nous sommes entrés dans un taux d’augmentation annuelle qui est devenu intenable. Et si on laisse faire, cela va mal finir.

Mais que faire ? Le NICE (National Institute for Health and Care Excellence), en Grande-Bretagne, a décidé de ne plus prendre en charge des médicaments certes innovants mais qui n’apportent que quelques semaines de survie. Est-ce la voie à suivre ?

La question n’est pas simple. L’augmentation de la survie est une notion délicate. Si vous avez une femme qui souffre d’un cancer du sein métastasé, que nous sommes en mai et qu’en juillet elle marie son fils, deux mois, cela peut être essentiel. Il est en tout cas de notre devoir de regarder frontalement les situations. Par ailleurs, la survie est une chose et la survie sans récidive (sans maladie) une autre chose, très importante évidemment pour la qualité de vie.

Mais concrètement…

Il faut bien sûr poursuivre l’expérimentation de nouvelles molécules qui ouvrent la porte à de nouvelles perspectives. Ensuite, il y a les médicaments qui guérissent les gens en première ligne, ou qui les prolongent. C’est le cas avec le Keytruda pour le cancer du poumon : on nous parle de 40% de survie à trois voire quatre ans, sur des cancers non opérables. Auparavant, la survie à cinq ans était à peine de 5%. Le progrès est massif, c’est une révolution, et il faut payer ce qu’il faut payer, peu importe le coût, il est hors de question de s’en priver. C’est pour les autres cas que la question se pose. Il existe des situations où des médecins qui sont dans la fuite en avant prescrivent sans fin des médicaments, souvent onéreux, sans intérêt thérapeutique réel. On a le droit de s’interroger !

Mais que proposez-vous ?

Je pense que l’on devrait imposer aux médecins pour des traitements de seconde, de troisième ou quatrième ligne, qu’ils remplissent un formulaire simple, avec des questions simples. Pourquoi le prescrivent-ils ? A qui, comment et quel est le résultat ? Pas une machine à gaz, mais un simple formulaire facile que l’on décode régulièrement. Il faut se donner les moyens de voir vite si ces nouveaux médicaments sont un progrès pour le patient et si cela marche. L’assurance maladie a le droit de savoir, pour éviter des dépenses inutiles.

Cela concernerait beaucoup de malades ?

Oui, tous ceux qui sont en rechute. Et il y en a beaucoup malheureusement.

On parle souvent d’aller vers «le prix juste» pour le médicament ? Mais comment l’établir ?

Je suggère de séparer le coût de la recherche et le coût de production. On paierait le coût de la recherche, une fois pour toutes, lors de l’obtention de l’AMM pour le médicament.

C’est-à-dire ?

Comment cela marche ? Les labos publics font une découverte, ils déposent un brevet, créent ensuite une start-up, et tout cela se fait aux frais de la collectivité qui a payé par les impôts. Puis, si cela marche, cela devient un concept et le privé le reprend. Dans tout ce processus, il faut de la transparence. Les firmes disent qu’elles mettent dix molécules dans le tuyau pour qu’une seule marche. Eh bien pourquoi pas ? Vérifions, qu’elles nous disent lesquelles, combien cela a coûté… L’idée est de distinguer clairement le coût de la recherche et le coût de la fabrication. Ce qui paraît de bon sens, mais c’est compliqué : il faudrait que tout le monde raisonne de la même façon.

Cela vous paraît-il réaliste ?

Pas forcément dans l’état actuel de l’absence de transparence. Deux autres solutions sont possibles, l’une gentille et l’autre méchante. La gentille : on se projette en 2025 dans une situation où la collectivité ne peut plus payer les prix trop élevés des médicaments ; qu’est-ce que l’on fait quand on ne peut pas payer ? Eh bien, on échelonne, on étale. Au lieu de donner une licence sur dix ans, on la donne sur vingt ou trente… On élargit la durée des brevets. On lisse donc et, finalement, les industriels toucheront la même somme mais sur une plus longue période. A côté, il y a une solution plus brutale qui est la licence d’office obligatoire, en quelque sorte le 49-3. On leur dit : «Votre brevet court pendant tant de temps, mais si vous ne baissez pas les prix, on passe à la licence d’office (c’est-à-dire qu’on autorise les génériques) obligatoire et vous perdez tout.» Evidemment, cela n’est possible que comme arme ultime.

Cela vous paraît-il applicable ?

La clé est d’inclure les patients dans le système. On l’a vu avec le VIH, les malades ont imposé la transparence, c’est là la solution, du moins le levier. Il faut aller vers le prix juste. Et puis quand même, comment peut-on continuer comme aujourd’hui ? On supporte que les industriels aient un prix pour leur médicament avec un certain volume de ventes, puis peu après ils élargissent les indications, le volume de vente va considérablement augmenter et, pourtant, c’est le même prix. Cela ne va pas.

Les choses peuvent-elles bouger ?

Je l’espère, pour deux types de raisons. D’abord conjoncturelle : nous avons une ministre compétente, elle connaît le dossier par cœur, elle a pris des positions claires, bref, le contexte politique est favorable. Ensuite, si on associe fortement les patients, cela bougera, ce sont eux qui feront changer les choses, comme on l’a vu avec le VIH.

Terminons sur une question thérapeutique et non financière. En matière de médicaments contre le cancer, on a multiplié les annonces miraculeuses, parfois fantaisistes. Assiste-t-on à une véritable révolution thérapeutique ?

D’abord, revenons au basique : la prévention. Plus de la moitié des cancers peuvent être évités. Ensuite, ce qui me gêne, c’est d’assimiler les progrès cliniques uniquement au regard de la chimiothérapie. Des progrès énormes ont été accomplis en chirurgie, en radiothérapie aussi. Mais assurément, sur la chimio, il se passe vraiment quelque chose avec l’immunothérapie. Quand on voit les résultats sur le mélanome et le rein, c’est très encourageant. Sur le poumon, c’est également impressionnant. Ce qui se joue me semble équivalent à ce qui s’est joué avec l’arrivée de la chimio dans les années 70.

Et les traitements dits personnalisés, c’est-à-dire avec des études génotypiques du patient pour qu’ils s’adaptent au mieux à celui-ci : n’est-on pas finalement déçu devant les résultats limités ?

On ne les a utilisés que dans des phases terminales, où les résultats sont toujours médiocres. Peut-être faut-il évoluer, aller vers des multithérapies. Il faut surtout maintenant les utiliser beaucoup plus tôt dans l’histoire de la maladie. Et il faut garder en tête que les progrès thérapeutiques arrivent parfois quand il n’y a rien de nouveau, mais qu’il y a une utilisation différente des mêmes médicaments. Attendons encore.

(1) Le Keytruda appartient à une nouvelle classe d’anticancéreux qui neutralisent une protéine, dite PD-1, utilisée par les cellules tumorales, afin d’échapper aux attaques du système immunitaire.

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