Chaque année, à l’automne, elle revient sur le devant de la scène, à l’occasion des débats sur le projet de loi de financement : la « Sécu », qui a fêté ses soixante-douze ans le 19 octobre, n’en finit pas de déchaîner les passions quant à ses prérogatives et à sa gestion. Pour Anne Bourdu, avocate et première vice-présidente du Parti libéral démocrate, la Sécurité sociale, qui assure le remboursement des soins de santé, mais aussi la gestion des retraites, des allocations familiales et des accidents du travail, « est un vestige communiste de 1945 ». Une allégation, prononcée le 23 octobre sur LCI, largement démentie par les faits historiques.
Un projet inspiré par les assurances sociales des années 1930 et le programme du CNR
Très en retard par rapport à sa voisine l’Allemagne, qui avait mis en place, sous Bismarck, un système d’assurance généralisée contre les risques maladie dès 1883, les accidents du travail en 1884 et de vieillesse et d’invalidité en 1889, la France commence à se doter de lois de protection sociale au début du XXe siècle, très partiellement, secteur par secteur.
C’est notamment le retour de l’Alsace et de la Lorraine dans le giron français, en 1918, qui enclenchera le processus législatif de création d’un système d’assurance sociale plus étendu. Les deux départements avaient en effet bénéficié sous l’occupation allemande d’une meilleure protection sociale, comparativement à celle proposée par les timides lois françaises de 1894 sur les retraites des mineurs, de 1898 sur les accidents du travail et de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes.
Dix ans de débats parlementaires plus tard, naissaient une assurance-vieillesse (retraite, donc), fondée sur le principe de capitalisation, ainsi qu’une assurance-maladie, le 5 avril 1928. Une loi complétée par celle du 30 avril 1930 sur les risques d’invalidité et par celle du 11 mars 1932 sur les allocations familiales. Trois législations, toutes passées par des gouvernements non communistes, et qui ont servi de socle à la Sécurité sociale d’aujourd’hui, d’après Bruno Valat, historien spécialiste de l’histoire de la protection sociale.
« Sur le plan institutionnel, la continuité [avec les assurances sociales d’avant-guerre] domine, incontestablement. A tel point que je parlerais plus de “réformes des assurances sociales” que de création [de la Sécurité sociale] ex nihilo. Certains acteurs [politiques de l’époque] ont eu tendance [à insister sur cette création et son aspect inédit, pour] dramatiser un peu le moment et souligner son importance. »
Et de poursuivre :
« Ce qui était vraiment nouveau en 1945, c’était l’idée de voir en grand, que la Sécurité sociale doit véritablement devenir un droit au sens fort du terme et que tous les Français doivent pouvoir en profiter. Jusque-là, on avait plutôt raisonné de manière cloisonnée et parcellaire (les ouvriers, les pauvres…) en essayant de faire en sorte que ça coûte le moins possible. »
Cette volonté de rendre le système d’assurance universel figure d’ailleurs dans le programme du Conseil national de la résistance (CNR), constitué par toutes les sensibilités politiques de la Résistance, du Parti communiste français à la Fédération républicaine (qui se réclamait d’une droite conservatrice et catholique).
Cette charte, publiée en mars 1944, annonce vouloir mettre en place à la Libération « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail ».
Si ce programme du CNR constitue davantage une profession de foi qu’un plan concret, on trouve parmi ses rédacteurs ceux qui prépareront les ordonnances mettant en place la Sécurité sociale.
Une mise en place et une gestion assurée aussi bien par un communiste que par des gaullistes
Les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 donnent un cadre légal à la Sécurité sociale souhaitée par le CNR. Elles sont préparées par Alexandre Parodi, un haut fonctionnaire membre du Comité des experts dans la Résistance puis ministre du travail et de la Sécurité sociale gaulliste entre septembre 1944 et octobre 1945.
Pour Fabrice Grenard, historien et directeur historique de la Fondation de la Résistance, son rôle est tout aussi important que celui de son successeur au ministère du travail et de la Sécurité sociale, le communiste Ambroise Croizat, et du gaulliste Pierre Laroque. Le premier s’occupera de l’application des ordonnances à partir du 1er janvier 1946 avec le second, directeur général de la Sécurité sociale.
« Dire que la Sécurité sociale est uniquement une œuvre communiste est un non-sens total », explique Fabrice Grenard.
« Il y a à la Libération un consensus politique sur les questions économiques et sociales qui n’a jamais eu d’autre équivalent dans l’Histoire contemporaine. (…) Je crois beaucoup au phénomène de générations. Il y avait une vraie attente de la part de ceux qui étaient nés en 1900, qui avaient vécu la première et la seconde guerre mondiale, de construire un monde meilleur, plus juste et plus égalitaire. D’où le passage d’une logique d’assurance, où chacun cotise pour soi, à une logique de transfert social, où on cotise pour les autres, ceux dans le besoin. »
L’« historiographie communiste » à l’origine de cette idée reçue
Comment expliquer que, dans l’imaginaire collectif, évoqué par Anne Bourdu au micro de LCI, perdure l’idée que la Sécurité sociale est un acquis communiste ?
Pour Bruno Valat, la raison est à chercher du côté du Parti communiste français.
« Le PCF a cherché rapidement à récupérer à son compte le crédit de la création de la Sécu. Ambroise Croizat a alors été présenté par l’historiographie communiste comme le père de la Sécurité sociale : mais c’est faux puisqu’il n’est devenu ministre du travail que le 21 novembre 1945. Il n’a donc joué aucun rôle dans les décisions fondamentales. Par contre, il a soutenu par la suite avec beaucoup d’énergie la mise en œuvre de la législation et la mise en place des caisses de sécurité, pour lesquelles la CGT s’est démenée. »
Selon lui, ce « mythe » perdure encore dans des œuvres culturelles récentes, comme le film La Sociale, de Gilles Perret, qui, en prenant ce parti pris historiographique, se situe « très loin de la réalité historique ».
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