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À Gaza, les archéologues se battent pour préserver un site vieux de 5 000 ans

Victime de programmes immobiliers, le site du Tell es-Sakan est en train de disparaître sous les attaques des bulldozers
Vue aérienne des fouilles au Tell es-Sakan, montrant des maisons datant de 2 600 à 2 300 ans avant J.C (à gauche) et des fortifications de la fin du quatrième millénaire avant J.C (à droite) (Facebook/ Petrie Museum Unofficial Page/Pierre de Miroschedji)
Par AFP

JÉRUSALEM - Archéologues et défenseurs du patrimoine à Gaza ont réussi à stopper la destruction déjà avancée d'un site vieux de 5 000 ans, sans garantie de sauver ce qui reste d'un témoignage exceptionnel du passé dans l'enclave palestinienne éprouvée.

Le Tell es-Sakan est un site « unique », relève l'archéologue palestinien Moain Sadeq, « peut-être la seule cité cananéenne fortifiée du sud de la Palestine », occupée sans discontinuer de 3 200 à 2 000 avant J-C.

Depuis sa découverte fortuite en 1998, les lames des bulldozers ont mutilé les contours du tell – un tertre artificiellement créé par les occupations humaines successives – remontant à l'âge du bronze ancien.

Des bulldozers creusent la colline de Tell es-Sakan, au sud de la ville de Gaza, le 9 octobre 2017 (AFP)

Il y a quelques semaines, des engins de terrassement ont rasé une grande partie des fouilles menées en 1999 et 2000 par M. Sadeq et son collègue français Pierre de Miroschedji, pour faire la place à des immeubles destinés aux fonctionnaires du territoire gouverné par le mouvement islamiste Hamas.

Les travaux ont été arrêtés par la large mobilisation d'archéologues, d'universitaires ou de simples amoureux d'un patrimoine dévasté par les guerres, la pression démographique et l'indifférence.

Mais pour combien de temps, se demandent-ils, dans un territoire qui subit de plein fouet les conflits, la pauvreté et les blocus israélien et égyptien ?

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C'est la troisième fois depuis 1998 que le site est amputé, raconte M. Sadeq, professeur à l'Université du Qatar.

La première avait eu le mérite de révéler l'existence de ce site archéologique. Quand des excavatrices avaient creusé les fondations de tours d'habitation en 1998, les archéologues vigilants avaient eu tôt fait de repérer des vestiges d'occupation ancienne et tout fait arrêter.

Des fouilles franco-palestiniennes avaient mis en lumière l'intérêt majeur du lieu, avant que la deuxième Intifada (2000-2005) ne fasse fuir les archéologues. Les crises se sont succédées et les prospections ne sont jamais allées plus loin.

« Une ville royale »

Le Tell es-Sakan, galette de 300 mètres de diamètre, ne se signale guère à l'attention du profane dans le paysage de dunes.

Mais le sable dissimule « un site très important, massif, avec les vestiges de fortifications, de maisons. C'est une ville, et pas une petite ville, mais une ville royale », souligne M. Sadeq.

Stratégiquement située sur la voie commerciale côtière reliant l'Égypte et l'antique région de Canaan et, au-delà, la Syrie et la Mésopotamie, elle témoigne d'une époque où les villes ont pris leur essor.

Les Gazaouis y vont le vendredi, jour de congé hebdomadaire, les enfants jouent dans le sable, les jeunes pratiquent le motocross

Les vestiges les plus anciens exhumés, les restes d'habitations en terre crue, la céramique, les fragments de pendentifs révèlent, 1 000 ans avant les pyramides, des relations étroites avec le grand voisin égyptien.

Les Gazaouis eux-mêmes ont un lien particulier avec le Tell es-Sakan. Ils y vont le vendredi, jour de congé hebdomadaire, les enfants jouent dans le sable, les jeunes pratiquent le motocross. Ils ont une vague conscience de la signification des lieux, même si aucun panneau ne la rappelle.

Des dégâts « très très importants »

Ce sont eux qui ont donné l'alarme quand les tractopelles sont revenues récemment, dit Jean-Baptiste Humbert, directeur du laboratoire d'archéologie à l'École biblique française de Jérusalem.

Ils ont exprimé leur émotion sur les réseaux sociaux, et les spécialistes ont fait jouer leurs contacts.

Au vu des photos qu'il a reçues, M. Sadeq juge les dégâts « très, très importants ». « Les structures des habitations antiques, des pans de remparts ont été détruits. Le mobilier [les objets] a été emporté avec le déblai », on ne sait où, précise-t-il.

M. Humbert, qui avait contribué à faire arrêter les travaux à la fin des années 1990, a été appelé à mener sur place une mission soutenue par la France.

Son évaluation et la mobilisation ont payé : les autorités ayant lancé le programme immobilier ont accepté de l'arrêter, dit à l'AFP Jamal Abou Rida, un responsable des services archéologiques gazaouis.

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Les terrains sont la propriété de l'Autorité archéologique, et « personne n'a le droit [de l'en] dépouiller », dit-il.

La confrontation d'intérêts entre archéologues et promoteurs de programmes immobiliers est fréquente.

« Quand on est sur le site, nous autres les archéologues, on est comme des chasseurs de papillons : ‘’Ah, site extraordinaire, 3.300 avant J-C., influence égyptienne’’ », résume M. Humbert. « Les responsables gazaouis nous regardent avec les paupières closes en disant : ‘’Vous savez, depuis la guerre de 2014, on a encore des milliers de gens à reloger. C'est quoi le plus important ?’’ Pour eux, [ce projet immobilier] était une opération positive. »

« On a une crise du logement et une grosse poussée démographique. Cela nécessite de nouveaux programmes immobiliers »

- Amal Shmalee, porte-parole de l'autorité des domaines

Le Hamas est volontiers accusé de négliger le passé et le patrimoine, a fortiori quand ils ne sont pas islamiques.

« On a une crise du logement et une grosse poussée démographique. On parle maintenant de 2,05 millions de personnes à Gaza », rappelle Amal Shmalee, une porte-parole de l'autorité des domaines, qui a lancé le récent chantier. « Cela nécessite de nouveaux programmes immobiliers. »

Pour l'instant, tous les travaux sont suspendus sur le site du Tell es-Sakan. Mais « je ne suis pas sûr que cela dure », s'inquiète M. Sadeq.

Par Sakher Abou et Oun avec Laurent Lauzano, à Jérusalem

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