Violences faites aux femmes, un enjeu de société

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Violences faites aux femmes, un enjeu de société

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Une manifestante lors d'un rassemblement en 2016 à Rio de Janeiro contre le viol et les violences faites aux femmes
Une manifestante lors d'un rassemblement en 2016 à Rio de Janeiro contre le viol et les violences faites aux femmes
© Reuters - Sergio Moraes - Reuters

PREVIOUSLY . Depuis le scandale Weinstein aux Etats-Unis, la parole des femmes s'est libérée, notamment par l'intermédiaire des réseaux sociaux. Depuis quand, dans le débat public, la violence faite aux femmes est devenue un enjeu de société ?

Depuis la parution, le 5 octobre dernier, de l’enquête du New York Times mettant en cause le producteur américain Harvey Weinstein suspecté de harcèlement sexuel et de viols, la parole des femmes se libère. Après la prise de parole d’actrices célèbres, les hashtags se sont multipliés sur les réseaux sociaux dans le monde entier : #MyHarveyWeinstein, #MeToo aux Etats-Unis ; #BalanceTonPorc, #MoiAussi en France ; #IchAuch en Allemagne ; #AncheIo en Italie ; #YoTambien en espagnol. Les femmes témoignent de violences subies parce qu’elles sont femmes, sortant ainsi du silence et de la honte d’être victime d’une violence sexuelle.

Plus qu'un phénomène individuel, ces prises de parole collectives mettent en évidence un enjeu de société : comment la société prend-elle en charge ces violences faites aux femmes ? Et à quand remontent, dans le débat public, les premières prises de position des femmes ?

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Entre éveil de consciences, législation et éducation, des années 1970 à aujourd'hui, retour sur les violences faites aux femmes. Une histoire que l'on retrace au moyen d'archives radiophoniques ainsi qu'avec les réponses de la sociologue Alice Debauche, qui a notamment participé à l’enquête “Virages” mené depuis 2015 par l'Institut National d'Etude Démographiques (INED) sur les violences faites aux hommes et aux femmes.

Années 1970 : la prise de conscience

C'est dans les années 1970, avec la naissance du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), qu'émergent les premiers discours sur la question des violences faites aux femmes, et notamment sur la question du viol, comme le souligne la sociologue Alice Debauche :

Le premier espace collectif où il y a eu une prise de parole autour du viol, c’est le mouvement féministe des années 1970. Les femmes, en se parlant les unes aux autres, se sont rendu compte qu’un grand nombre d’entre elles étaient victimes, avaient été victimes, de violences sexuelles, et en ont fait un objet de revendication collectif.

Dans les années 1970, pourtant, le "crime de viol" est bien inscrit dans la loi par l'intermédiaire de l'article 331 du Code Pénal de 1810 toujours en vigueur : "Quiconque aura commis le crime de viol, ou sera coupable de tout autre attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l'un ou de l'autre sexe, sera puni de la réclusion." Mais cet article ne définit pas le terme de "viol". Il relevait ainsi du pouvoir des juges de déterminer si la victime s'il s'agissait effectivement d'un viol.

C'est donc par l'intermédiaire de la jurisprudence, à savoir l'ensemble des jugements rendus par les tribunaux, et du retentissement médiatique des procès, que surgissent les questionnements dans les années 70. En 1972, le procès de Bobigny, resté célèbre dans la dépénalisation de l'avortement, pose pour la première fois, publiquement, la question du viol. Une adolescente, Marie-Claire Chevalier, est jugée le 8 novembre 1972 pour avoir eu recours à l'avortement : celle-ci était en effet tombée enceinte suite à un viol. Défendue par l'avocate Gisèle Halimi, la jeune fille est finalement relaxée.

A cette époque, par ailleurs, on trouve dans les archives radiophoniques les premières occurrences de la question du viol et de la prise de conscience. Le 5 avril 1977, l'historien Claude Manceron y consacrait sa "chronique des faits divers de (la) société" dans "Les Matinales". Un phénomène récent, dit-il, et qui touche par ailleurs d'autres pays. Il prend ainsi l'exemple de l'Italie et du procès de Claudia Caputi, en 1977 à Rome, qui fut suivi d'une grande manifestation de femmes dans les rues de Rome :

Claude Manceron à propos du viol : il y a peu de temps que les femmes osent porter plainte (Chronique du 5 avril 1977)

4 min

(Durée : 4'24)

1978, "le procès du viol"

En 1978, soit six ans après le procès de Bobigny, a lieu le procès d’Aix-en-Provence aussi appelé le “procès du viol” par les historiens. Les faits se déroulent pourtant quatre ans plus tôt en 1974. Deux jeunes femmes font du naturisme dans les environs de Marseille et sont abordées, dans l'après-midi, par un homme qui tente de les séduire, manifestant quelques accès de violence. Malgré leurs résistances et leurs refus, l'homme revient le soir avec deux amis et agressent tous les trois les deux femmes. Lorsqu'elles portent plainte à la gendarmerie, l'acte est enregistré en tant que "coup et violence". Les avocates, dont la même Gisèle Halimi qui avait œuvré pour le procès de Bobigny en 1972, obtiennent la requalification en “viol”, permettant ainsi à l’audience de se dérouler en cours d’assises, et non en tribunal correctionnel. Les trois hommes sont finalement condamnés, l'un à six ans de prison, les deux autres à quatre ans de prison.

L'impact du procès de 1978 est considérable, et ce, à plusieurs titres. Au micro de Jean-Noël Jeanneney, dans l'émission "Concordance des temps", l'historien Georges Vigarello, auteur d’un ouvrage intitulé Histoire du viol, soulignait l'impact du procès de Bobigny et pointait la responsabilité de la société en ces termes :

Dans la manière dont Gisèle Halimi met en place la défense, [...] elle dit que cette attitude n'est pas totalement indépendante de la manière dont fonctionne la société. Autrement dit, dit-elle, le procès du viol, c'est aussi un procès de notre société qui donne trop d'avantages à l'homme, qui est trop asymétrique dans la relation homme-femme, et donc au fond, les agresseurs sont les résultats d'une société qui tolère ce type d'agression. C'est la première fois que c'est dit dans un procès de viol, c'est l'accusation portant sur un type de société.

L'autre nouveauté de ce procès, soulignait l’historien, réside dans la prise en compte du traumatisme moral et psychologique : "Leur vie est atteinte dans la manière même dont elles existeront ensuite”.

Enfin, pointe la sociologue Alice Debauche, ce procès amène une prise de conscience sur la nécessité de définir le terme de "viol" et la manière dont les procès sont conduits à l'époque. Dans un livre retraçant tous les actes du procès d'Aix-en-Provence, on peut lire en substance ceci, raconte la sociologue :

“Le président du tribunal, à un moment, leur explique qu'elles ont certes résisté au début, mais qu’à un moment, elles ont fini par se laisser faire. Elles étaient donc consentantes, et ce n'était donc pas un viol. Ça donne une idée de la façon dont c’est traité juridiquement. Il y a eu de très gros progrès, mais on voit bien qu’aujourd’hui, cette question est encore loin d’être résolue. Par exemple sur cette question de la petite fille de 11 ans qui a été violée et où l’on explique que ce n’est pas un viol parce qu’elle était consentante [ndlr : le jugement date de septembre 2017]. On est à peu près dans les mêmes cadres interprétatifs, dans lesquels les victimes sont responsables, a minima consentantes, et au maximum, c’est de leur faute si ça se produit.

À réécouter : Le consentement
Les Pieds sur terre
28 min
À réécouter : Le consentement - 2
Les Pieds sur terre
28 min

1980 : une nouvelle législation

Procès avec un fort retentissement médiatique, actions collectives menées par les militantes féministes : au temps de la prise de conscience succède le temps de la législation. La mobilisation aboutit à une nouvelle loi qui entre en vigueur le 23 décembre 1980. Désormais, le viol est ainsi défini par la loi : "Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte ou surprise ». En 1979, alors que la loi était sur le point d'être adoptée, l'avocate Gisèle Halimi évoquait, sur les ondes de France Inter, l'importance de cette nouvelle législation pour la prise en charge des victimes :

En 1979, Gisèle Halimi et la législation sur le viol

1 min

(Durée : 1'52)

Mesurant l'importance de cette loi de 1980 dans la prise en charge pénale des victimes, l'avocate Gisèle Halimi, dans l’émission Hors-Champs, se souvenait, bien des années plus tard et avec effarement, de l’avant 1980 :

Jusque-là, c’était une loi où, avant de faire admettre qu’on avait été violée, comme je l’ai dit en plaidant : la seule violée honorable, c’est la violée morte. Car il fallait faire la preuve qu’on s’était défendue, défendue, mais jusqu’où ? Je me souviens d’un procès où le violeur avait mis la pointe de son poignard sur la gorge, mais comme elle avait résisté, il avait eu peur, il était parti. Comme elle n’avait pas de traces, elle était indemne, les jurés se sont posés la question : “a-t-elle suffisamment résisté ?” La vraie question est, jusqu’où, dans une tentative de viol, une femme doit résister ?

À réécouter : Gisèle Halimi
Hors-champs
45 min

1992 : un nouveau Code Pénal

En 1992, un nouveau Code Pénal est adopté pour une entrée en vigueur en 1994. L'article 222-22 définit les violences sexuelles et deux nouveautés majeures apparaissent. Tout d'abord, la redéfinition du viol, dont la sociologue Alice Debauche parle en ces termes :

Jusqu’en 1992, le viol était classé parmi les crimes contre les mœurs. Et c’est en 1992, avec la refonte du Code Pénal, que ça devient un crime contre la personne. On se met donc à envisager que le problème, ce n’est pas les bonnes mœurs, mais qu’il y a bien une victime, et que c’est contre elle que ça s’exerce.

Autre point important de ce nouveau code pénal, c’est l’apparition dans la législation du délit de harcèlement sexuel, jugé en tribunal correctionnel. En 1999, dans l’émission “Le Bien commun”, Antoine Garapon recevait Georges Vigarello et Eric Fassin posait la question suivante : où commence la violence ?

Harcèlement sexuel : où commence la violence ? (Le Bien commun, 18.09.1999)

48 min

(Durée : 48'01)

Eric Fassin et Georges Vigarello pointaient l’évolution des mœurs conduisant à légiférer et à adopter de nouvelles lois. “Le fait décisif, c’est l’entrée des femmes sur le marché du travail pour comprendre le développement de la législation sur le harcèlement sexuel” soulignait le sociologue Eric Fassin, avant de poursuivre :

Le rapport de pouvoir qui se joue, ce n’est pas simplement un rapport de pouvoir entre individus, c’est un rapport de pouvoir qui renvoie à une structure sociale qui est une structure qui engage la domination entre les sexes.

Si cette loi de 1992 est révélatrice d’une première acceptation de cette violence, qui touche le plus souvent les femmes, elle a été, dès son instauration, perçue comme trop restrictive en se limitant au domaine du travail. La loi a ainsi été révisée en 1998, 2002 et 2012 pour pallier les "contours flous” de la loi.

Aujourd'hui : légiférer ou éduquer ?

Les premiers résultats de l'enquête "Virage" menée par l'INED, concernant les viols et les agressions sexuelles, montrent que la violence est majoritairement vécue par les femmes : “Dans l’enquête Virage, une femme sur sept (14,5 %) et un homme sur vingt-cinq (3,9 %) déclarent avoir vécu au moins une forme d’agression sexuelle (hors harcèlement et exhibitionniste) au cours de leur vie." Pourtant, souligne Alice Debauche, le décalage entre cette réalité statistique et le nombre de plaintes déposées en gendarmerie est très important. Et il en va de même pour le harcèlement sexuel, comme le soulignait Audrey Darsonville, professeure de droit pénal, dans l’émission "Du Grain à moudre" en 2016 :

Statistiquement, on a très peu d’affaires de harcèlement sexuel qui sont jugées chaque année, ce qui ne reflète pas du tout la réalité du harcèlement. Pour le harcèlement sexuel, il est extrêmement difficile de déposer plainte, parce qu’il est extrêmement difficile pour les victimes, d’abord, d’avoir véritablement la réalité du harcèlement sexuel. Ça peut prendre beaucoup de temps, on le voit dans l’affaire Baupin. Les victimes n'ont pas nécessairement le souhait de passer par la voie pénale. Actuellement on entend beaucoup un discours qui est de dire: “mais pourquoi elles n’ont pas déposé plainte plus tôt ? Maintenant, c’est prescrit, c’est trop tard.” Le dépôt de plainte, je pense que c’est un choix de dernier recours pour une victime. Le recours au choix pénal est un parcours du combattant pour une victime.

En matière d'inégalités hommes - femmes, faut-il alors légiférer ou éduquer ? A cette question, l'anthropologue Françoise Héritier répondait au micro de Caroline Broué dans Les Matins du samedi :

Il faut éduquer. Légiférer, on peut toujours le faire par la suite. La seule chose, c'est l'éducation. Or l'éducation implique que les éducateurs soient eux-mêmes éduqués. C'est la raison pour laquelle ça prend du temps. On fait des générations nouvelles d'éducateurs dont quelques-uns auront modifié leur point de vue et sauront le transmettre. Et à force de transmission, génération après génération, d'un point de vue modifié, peut-être qu'un jour on arrivera à l'égalité de regard sur les hommes et sur les femmes.

A l'heure actuelle, s'il y a bien une avancée sur les questions de genre, l'anthropologue souligne les difficultés d'un changement de paradigme. Si c'est à l'évidence une question de temps, c'est aussi une question de volonté :

Les politiques se sont rendu compte que le modèle de toutes les sociétés est fondé sur la domination masculine. Donc l'ébranler, faire tomber le pouvoir masculin, c'est obligatoirement changer de type, de mode de société. Donc c'est pour cela qu'il sera freiné encore longtemps.

Archives INA - Radio France

Liens :

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