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Libye : blocage de la feuille de route de l'ONU et imminence de la bataille pour Tripoli

La récente prise de Sabratha par les forces Haftar indique un plus grand soutien de la société dans la région. Si le processus de l’ONU échoue ou stagne, il sera plus facile pour Haftar d’essayer de prendre Tripoli par la force

Le 21 octobre, six ans après le décès de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi et la création de la « nouvelle » Libye, le nouveau Comité conjoint de rédaction des Nations Unies pour la Libye a conclu son deuxième cycle de réunions à Tunis, sans s’entendre sur le moindre amendement à l’Accord politique libyen (APL) et sans fixer de date pour la reprise de leurs rencontre.

Le comité – composé de délégations de la Chambre des représentants de l’Est de la Libye, et le Haut Conseil d’État (HCS) à Tripoli – a été créé en septembre par Ghassan Salamé, l’envoyé de l’ONU en Libye, dans le cadre de sa feuille de route en trois étapes pour la Libye.

Incertitude pour la feuille de route de Salamé 

La semaine dernière, la Chambre des représentants a quitté les négociations sur ce qui est supposé être un différend avec le HCS quant à savoir qui aura le pouvoir de nommer le commandant suprême de l’Armée libyenne. Les deux coalitions semblent maintenant peu susceptibles de s’engager sur des questions litigieuses et la feuille de route risque de tomber aux oubliettes, comme tous les pourparlers précédemment menés sous l’égide des Nations unies.

La première étape de la feuille de route de Salamé consiste à amender l’APL, la deuxième étape convoquera une conférence nationale réunissant tous les acteurs politiques, la troisième et dernière étape organisera un référendum sur la Constitution, puis des élections législatives et présidentielles, en vue de mettre fin à la phase de transition de la Libye.

Si les amendements de l’APL ne font pas l’objet d’un accord, tout le processus sera bloqué. Cette situation pourrait donner à l'homme fort militaire, Khalifa Haftar, l’occasion de persister à imposer sa préférence pour une solution militaire à la crise, et de tenter de prendre la capitale du pays, Tripoli.

Ce sont les milices qui disposent du vrai pouvoir en Libye, et on ne pourra pas les amadouer facilement

Haftar a déjà dit que le processus politique en cours à l’ONU n’est pas la seule solution à la crise libyenne, et a déclaré qu’une solution militaire « approuvée par le peuple » reste possible.

Lors d’un récent discours prononcé à Benghazi le 14 octobre, Haftar a affirmé que ses forces de l’Armée nationale libyenne (ANL) contrôlent désormais le territoire de la Libye occidentale, qui s’étend de Ras Jedir (à la frontière tunisienne) jusqu’à Zawiya, à l’Ouest.

Tripoli reste hors de sa portée, mais il a, à plusieurs reprises, manifesté sa volonté de prendre la ville, par la force si nécessaire.

Le 15 août 2014, place des Martyrs, Tripoli : des manifestants protestent contre la décision du parlement libyen de demander aux Nations unies et au Conseil de sécurité d’intervenir pour protéger civils et institutions publiques libyennes (Reuters)

Le destin de Tripoli

Dans l’état actuel des choses, Haftar n’est pas en mesure de prendre la capitale par la force. Tripoli est contrôlée par une multitude de milices solidement enracinées, qui apportent soutien et protection symboliques au Gouvernement d’union nationale (GNA). Haythem Tajouri est actuellement le commandant de milice le plus puissant de la ville, à la tête de la brigade révolutionnaire de Tripoli.

Un autre commandant de milice, Abdul Ghani al Kikklee, connu sous le nom de « Ghniwa », dirige la Force centrale de sécurité d’Abou Salim, l’une des autres forces qui comptent à Tripoli, conjointement avec la Force spéciale de dissuasion (RADA), dirigée par l’État anti-islamique et Abdel Raouf Kara, salafiste de plus en plus pro-ALN.

Ces trois milices forment l’épine dorsale de la sécurité à Tripoli.

Si le processus de l’ONU échoue dans les mois à venir, il deviendra plus facile pour Haftar d’essayer de prendre Tripoli par la force.

Ces milices ont toutes combattu aux côtés de l’Aube de la Libye contre l’Operation Dignité de Haftar, en 2014. Cependant, les milices islamistes les plus dures de la coalition l’Aube de la Libye, dont beaucoup ont des liens ou des sympathies avec les groupes « salafistes-djihadistes » à Misrata et en Libye orientale ont été chassées en mai de la capitale par les milices pro-GNA.

Depuis lors, Haftar et ses alliés ont cherché à engager des efforts de rapprochement et à forger des alliances provisoires avec certaines de ces milices. Des sources locales suggèrent que Tajouri et al-Kikklee ont, au cours des dernières semaines, tenu des réunions secrètes avec Haftar ainsi que d’autres personnalités affiliées à la LNA.

Un certain nombre de signes attestent des efforts de rapprochement de l’ANL avec les commandants militaires clés de Misrata et de Zintan. Certains chefs de milice importants en Libye occidentale pourraient établir des relations plus étroites avec Haftar, à l’exclusion d’autres chefs, ce qui a déjà provoqué une certaine fragmentation et de violents affrontements à Tripoli.

Même si Haftar obtient le soutien des milices-clés pro-ANG de Tripoli, une telle alliance repose sur ces milices et leurs partisans politiques, qui conserveront leur part de pouvoir une fois terminée la transition de la Libye.

Échec de l’ONU

Si les négociations de l’ONU devaient se trouver totalement paralysées, Haftar pourrait avoir plus de difficulté à conclure de telles alliances, car la situation politique dans son ensemble n’en serait que plus instable. Si les appels en faveur d’élections se concrétisaient, en faisant l’impasse sur le processus de dialogue, cela provoquerait probablement un plus grand nombre de conflits armés et de troubles sociaux car chaque faction cherche à s’emparer d’une partie du pouvoir politique.

Inversement, si le processus de l’ONU échoue dans les mois à venir, il sera peut-être plus facile pour Haftar d’essayer de prendre Tripoli par la force. La récente prise de Sabratha par l’ANL indique un soutien social croissant dans la région en faveur de l’ANL.

Si les forces alignées sur l’ANL parviennent à se présenter avec succès comme des facteurs de stabilité et de sécurité, certains habitants de Tripoli se réjouiront peut-être de plus en plus de leur présence dans leur ville, pour mettre fin à la violence, à la criminalité et aux conflits entre milices. En effet, il semble qu’un certain soutien émerge en faveur de l’« autorisation » accordée à l’ANL pour reprendre Tripoli, dans l’hypothèse où l’APL n’était pas modifié d’ici le 17 décembre, date d’expiration présumée.

Politique primitive

Pas un seul groupe militaire libyen n’a la capacité d’étendre son pouvoir ou son contrôle sur l’ensemble du pays, ce qui fragmente le pouvoir en le laissant aux mains de miliciens aux intérêts idéologiques, politiques et territoriaux concurrents.

Les plus grandes coalitions politiques n’ont pratiquement aucun contrôle opérationnel sur les milices qui leur sont rattachées, ce qui permet aux préoccupations politiques et tribales primordiales, ainsi qu’aux intérêts personnels, avides de rentes de situation, d’éclipser les objectifs de la coalition.

En Libye, la politique infra étatique – une sorte de politique primitive focalisée sur les préjugés dynastiques, les doléances tribales et les préoccupations communautaires – l’emporte sur les agendas nationaux plus larges. De véritables alliances sont conclues sur le terrain, entre les milices plutôt qu’avec des gouvernements potentiels concurrents, et elles prennent la forme d’une sorte de népotisme.

L’ANL de Haftar se compose de milices aux priorités concurrentes, et il n’est pas toujours évident de savoir dans quelle mesure il contrôle leurs actions, malgré ses tentatives de présenter l’ANL comme entité cohérente à la structure verticale de commandement.

Domination des milices

Les crimes de guerre dont la Cour pénale internationale (CPI) accuse le commandant de l’ANL, Mahmoud al-Werfalli, en sont un exemple frappant. Soit Haftar mandatait ces crimes, soit il ne maîtrisait pas ceux qui étaient théoriquement sous son contrôle.

Par conséquent, Haftar n’a guère de chance de pouvoir prendre Tripoli par la force sans une alliance forte avec les milices locales, ou grâce à un raz-de-marée de soutien populaire. En outre, une attaque directe contre le GNA ou les civils risque d’entraîner une condamnation internationale généralisée, qui pourrait compromettre les relations que Haftar s’efforce d’entretenir avec l’Occident, Italie et France en particulier.

Or, pour Haftar, être accueilli à Tripoli en tant que force légitime et « libératrice » serait un rêve devenu réalité. Dans ce scénario, on voit mal pourquoi il abandonnerait les rênes du pouvoir à qui que ce soit à l’avenir.

Même si le plan de Salamé franchit le premier obstacle à la modification de l’APL, il ne sera pas facile d’obtenir la participation et l’adhésion des puissantes milices libyennes.

Les milices – à Tripoli et dans toute la Libye –, qui ont consolidé leurs bases de pouvoir et qui sont enracinées dans leurs communautés, ont peu de chances de céder facilement leur autonomie à quiconque, que ce soit à Haftar ou à un nouveau gouvernement soutenu par l’ONU.

En Libye, le vrai pouvoir est détenu par les milices et il ne sera pas facile de les amadouer.

- Rhiannon Smith est directeur de EyeOnISISinLibya.com et Libya-Analysis, et rédacteur chargé de l’Afrique du Nord à Hate Speech InternationalLachlan Wilson est un chercheur qui se concentre sur les affaires politiques et de sécurité de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo :  Le 17 mars 2015, lors d’une patrouille près de Syrte, des combattants de l’Aube de la Libye recherchent des combattants de l’État islamique (Reuters/Goran Tomasevic)

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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