ELLE. A l’école, on enseigne que « le masculin l’emporte sur le féminin » depuis toujours. Pourtant, malgré les idées reçues, vous dites que cette « règle » existe depuis très peu de temps. 

Eliane Viennot. L’usage ancien de l’accord de proximité* a été combattu de manière totalement délibérée au XVIIe siècle où les académiciens ont mis en place l’accord selon « le genre le plus noble » (sic). Un siècle plus tard, Beauzée justifie cette décision en ceci que « le genre masculin est réputé le plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». Bref, il parle d’un monde où c’est une évidence que l’homme est mieux que la femme et donc que la langue doit suivre. 

Avant cela, les gens faisaient un peu comme ils le souhaitaient. On trouvait souvent l’accord de proximité parce que c’est le plus naturel. A l’oreille, après une énumération, c’est le dernier terme qui va donner son genre et même son nombre à l’adjectif ou au participe passé. Avec la règle actuelle, s’il y a un nom masculin, même énoncé en premier, et suivi d’une kyrielle de noms féminins, il faudrait accorder au masculin.

A l’époque, ces grammairiens masculinistes ont beau répéter cela, ils ne sont pas très suivis parce qu’il n’y a pas d’institution qui permette de mettre tout le monde au pas. On trouve ainsi des accords de proximité jusqu’à l’extrême fin du 19e siècle. La règle du masculin dominant sur le féminin n’est donc rentrée dans toutes les têtes que depuis la généralisation de l’école primaire obligatoire (à partir de 1830 pour les garçons, 1880 pour les filles). 

" C’est sur ces professions-là que s’est cristallisée la « guerre des mots », parce qu’on ne pouvait pas empêcher une femme d’écrire un roman et d’avoir du succès avec."

ELLE. Et pour ce qui est des noms de métiers dits « prestigieux », qui n’ont pas d’équivalent au féminin comme « auteur », « philosophe », « écrivain », de quand cela date-t-il ? 

E.V. Les Académiciens ont commencé à condamner les féminins de métiers prestigieux à partir des années 40 du 17e siècle. La première génération des académiciens utilisait pourtant les mots « écrivaine » ou « autrice ». Je n’ai jamais vu l’ombre d’une justification à la décision de supprimer ces mots. Aujourd’hui, le mot «  agricultrice » ne dérange personne mais « autrice » oui, et bien plus qu’« auteure », parce que cela s’entend. Et pourtant c’est la règle dans les langues romanes : la différence doit s’entendre. Coiffeur, coiffeuse, ragazzo, ragazza… 

Toute cette guerre sur les accords et les noms de métiers prestigieux a commencé au 17e siècle, lorsque des institutions ont commencé à instruire les filles, qui étaient jusqu’alors condamnées à être instruites chez elles – ou à rester ignorantes. Evidemment, on bloque leur entrée au collège et à l’université. Mais il y a dès ce moment-là des femmes qui font carrière dans les lettres, et qui réussissent magnifiquement. Parmi les auteurs les plus lus, il y a alors moitié de femmes. Du coup, c’est sur ces professions-là que s’est cristallisée la « guerre des mots », parce qu’on ne pouvait pas empêcher une femme d’écrire un roman et d’avoir du succès avec. Personne en revanche ne condamne le terme « avocate », puisqu’il n’y en a pas ! En revanche, il y a bel et bien des ambassadrices. Si les membres de l’Académie ouvraient leur premier dictionnaire, ils verraient que ce mot y est. 

ELLE. Pensez-vous qu’enseigner à des petites filles à l’école que le masculin l’emporte sur le féminin peut avoir un impact sur l’image qu’elle ont d’elles-mêmes ? 

E.V. Oui j’en suis persuadée. C’est inconscient mais oui. D’ailleurs, de nos jours, l’enseignement de cette règle est de plus en plus problématique. Enoncée telle quelle, elle est ahurissante ! Les enfants le sentent très bien, car cela ne va pas dans le sens vers lequel va la société. Ils demandent pourquoi. Que leur répondre ? 

ELLE. La réaction de ceux qui freinent face à cette « parité linguistique », pensez-vous qu’elle soit le fait de traditionalistes ou de sexistes ? 

E.V. Sexisme et traditionalisme sont très liés. Mais souvent, les opposants à l’écriture inclusive ne savent pas de quoi ils parlent. Ils poussent des cris parce qu’ils ont l’impression qu’il y a le feu au lac. Effectivement, en ce moment, la domination masculine est attaquée de toutes parts, alors qu’ils continuaient leur petit train de vie tranquillement. Concernant la langue, ceux qui s’enflamment bruyamment demandent « comment va-t-on prononcer cela ? » Mais enfin, une abréviation, ça n’est pas fait pour être prononcé ! Tout ce débat est rempli de faux problèmes. Je ne sais pas si ces gens n’arrivent pas à comprendre ou si ils font les imbéciles. Evidemment qu’il n’est pas question de toucher les livres qui ont été écrits. C’est beaucoup de bruit pour pas grand chose. 

ELLE. Qu’est-ce qui leur fait peur ? 

E.V. Pour certains hommes, c’est clairement la perte de la domination masculine. Les derniers murs sont en train d’être attaqués, même s’ils ne sont pas encore tombés. Il est sûr que, pour un certain nombre de gens qui n’ont pas fait leur petite révolution, le sol est en train de se dérober. 

* la règle de proximité consiste à accorder en genre et en nombre l'adjectif avec le dernier nom (par exemple : "les garçons et les filles sont belles", ou "les filles et les garçons sont beaux").