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IVG : en 2017, 5.000 Françaises avortent toujours à l’étranger à cause du délai de 12 semaines

IVG : en 2017, 5.000 Françaises avortent toujours à l’étranger à cause du délai de 12 semaines

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Tous les ans, les Françaises sont 5.000 à se rendre à l’étranger pour avorter. Motif : elles dépassent le délai légal de 12 semaines. L’IVG est alors à leurs frais, ainsi que le déplacement et l’hébergement. Une réalité qui n'a pas changé depuis 17 ans.

"Ah ben c’est normal, tous vos problèmes, vous n’êtes pas au courant ? Vous êtes enceinte, et bien enceinte !". C’est ainsi que Rose* apprend la nouvelle, en 2013. "J’avais 20 ans. Depuis plusieurs semaines, je faisais des infections urinaires à répétition. Ne sachant pas ce que j’avais, mon médecin m’avait envoyée faire une échographie vaginale", raconte la jeune femme. C’est la docteure chargée de lui faire l’examen qui découvre l'état de Rose. "Cette grossesse était la conséquence d’une défaillance de contraception car la transition de la pilule à l’implant ne s’était pas bien passée, explique la jeune femme. J’ai eu l’impression que le monde s’écroulait. J’étais partie pour faire de longues études et je ne voulais pas de cet enfant".

Avec l’échographie, la médecin a pu déterminer le nombre de semaines de grossesse : 14. Soit deux de plus que le délai légal français pour une interruption volontaire. "La docteure a juste lâché : 'Ici, on ne peut rien faire si vous ne voulez pas de cet enfant. Votre seule solution, c’est l’étranger' et elle m’a dit de contacter le Planning Familial, raconte Rose. Le second coup a été très dur : j’ai réalisé que, bien que née dans un pays où l’IVG est légale, je devais passer de l'autre côté de la frontière pour pouvoir avorter".

L’Espagne comme seul recours

Le Planning Familial oriente l'étudiante vers l'Espagne et le centre médical Aragon, spécialisé dans les grossesses avancées. En plus de lui détailler les formalités concernant le déroulé de l’intervention, l’association lui donne les coordonnées de l’une des deux cliniques de ce centre, celle de Gérone, au nord de Barcelone. Là-bas, comme dans tout le pays, il est possible d’avorter jusqu’à 14 semaines, et même 22 lorsque la santé (physique ou psychique) de la femme est en jeu. "On n’a pas besoin de certificat médical pour pratiquer l’IVG, témoigne une employée du centre médical Aragon. Cependant, on fait consulter à la patiente un de nos psychologues, pour qu’il nous confirme qu’elle ressent vraiment le besoin d’avorter et qu'elle a pris sa décision seule".

Accompagnée par ses parents et son compagnon de l’époque, Rose se rend à Gérone en voiture, stressée. "J’étais allée sur Internet pour chercher des informations sur la clinique. Une personne avait écrit sur Doctissimo que les conditions étaient misérables, que c’était à la limite de la barbarie, se remémore la jeune femme. Je sais maintenant que c’est un anti-IVG qui avait écrit ça : mon angoisse s’est envolée en entrant dans le bâtiment". C’est une infirmière française qui accueille la jeune femme tandis que ses parents règlent l’intervention : 700 euros, non remboursés.

Car si la France finance tous les soins liés à l’IVG, ce n’est plus valable lorsque le délai est dépassé, a fortiori au-delà des frontières. Et au niveau européen, aucune aide n’est proposée car il n’existe pas de législation commune sur l’avortement. "Certaines des femmes concernées sont dans des situations précaires, déplore Véronique Sahier, coprésidente du Planning Familial. Avorter à l’étranger, cela fait ressortir des inégalités très fortes, ce n'est pas normal, il faut que toutes les femmes soient égales face à l'IVG". En attendant, les structures associatives se débrouillent comme elles peuvent. "Même si on ne peut techniquement pas les soutenir financièrement, on les aide à mettre en place une stratégie personnelle, détaille Sandrine Heckmann, directrice du Planning Familial de Pau (Pyrénées-Atlantiques). Ceci dit, quand il s’agit de femmes en extrême précarité, on voit ce qu’on peut faire plus directement…". "Parfois on est à la limite du légal, reconnaît la co-présidente.Notre objectif, c’est que les femmes puissent avoir accès à l’avortement dans de bonnes conditions, même quand ce n’est pas possible en France".

"Toutes les semaines, des Françaises viennent avorter"

Pour Rose, tout s'est bien terminé : "Je n’ai senti que du professionnalisme, avec ce qu’il fallait de bienveillance, se souvient l'étudiante. L’échographie et l’IVG par aspiration se sont aussi très bien passées". Le bon rapport avec l’équipe médicale n’est pas la seule chose qui a marqué la jeune femme : "Il y avait au moins une autre Française dans ma situation, ça se voyait que la clinique avait l’habitude de s’occuper d’étrangères venues avorter". "Toutes les semaines, pendant les deux journées où on procède aux IVG, on a forcément des patientes françaises qui viennent avorter, nous confirme une employée du centre, en français. Et je pense qu’on est loin d’être les seuls à en accueillir aussi souvent". Un paradoxe pour l’Espagne où, jusqu’en 2010, une femme ne pouvait avorter qu’en cas de viol, de malformation du fœtus ou de danger pour sa santé."L’Espagne est très marquée par la religion catholique mais la société a imposé des changements juridiques, explique Danielle Bousquet, présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE). Quand Mariano Rajoy a voulu abolir l’IVG en 2013, les mobilisations pour empêcher que son gouvernement réactionnaire remette en cause le droit à l’avortement ont été exemplaires".

Le délai de 12 semaines en question

Déni de grossesse, difficulté à faire un choix, mineures mal informées… Quels que soient les motifs, les Françaises sont 5.000 par an à recourir à l’IVG à l’étranger, en Espagne ou ailleurs. Car si la France se situe dans la moyenne européenne en matière de délai légal, plusieurs de ses voisins vont plus loin. Au Royaume-Uni par exemple, l’IVG est pratiquée jusqu’à 24 semaines de grossesse (voire plus si la vie de la femme est en jeu). Même délai au Pays-Bas, bien que les médecins n’avortent en général plus après 22 semaines. La Suède, où l’avortement est pratiqué jusqu’à la 18ème semaine (voire 22 et plus selon les situations), fait également partie de ces pays plus souples.

Des données qui, fatalement, posent la question de la pertinence de fixer la limite à 12 semaines. "Le délai est trop court pour certaines femmes, c'est la maîtrise de leur fécondité qui est en jeu", revendique la coprésidente du Planning Familial. "C’est une réalité", confirme Danielle Bousquet, qui nous apprend au passage que certains dépassements de délais sont parfois provoqués par les médecins eux-mêmes, ceux qui sont peu scrupuleux du droit à choisir : "Il suffit qu'une femme réalise tardivement qu'elle est enceinte, qu'elle s'adresse sans le savoir à un médecin réticent, que celui-ci laisse traîner la situation et elle dépasse le délai". D’après la présidente du HCE, "c’est également plus difficile d’avorter en été car le personnel est réduit".

La dernière fois que le délai français a été interrogé, c'était en 2000, quand il avait justement fait l’objet d’un allongement avec la loi Aubry, passant de 10 à 12 semaines. A l’époque, la plupart des pays européens étaient déjà plus souples que la France : "On était sur un délai minimum", confirme la présidente du HCE. Selon une étude du Collège royal des obstétriciens et des gynécologues, au Royaume-Uni, le fœtus ne ressentirait pas la douleur avant 24 semaines. Et d’après ce rapport, commandé par la commission parlementaire britannique d’enquête sur la santé, l’avortement tardif ne le ferait pas souffrir car l’environnement chimique de l’utérus provoquerait "une inconscience ou sédation continue, comme un sommeil profond". Nasrine Callet, gynécologue à l’institut Curie, confirme : "Le cœur bat à partir de la 3ème semaine. À la 5ème l’embryon commence à avoir une ébauche des yeux et des oreilles. Mais ça ne veut pas dire qu’il peut ressentir la douleur. Pour cela, il faudrait que ses organes soient reliés par des terminaisons nerveuses jusqu’au cortex. Or ce dernier n’apparaît qu’au 3ème trimestre".

"Relancer le débat serait risqué"

En France, c'est Danielle Bousquet - l'actuelle présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes - qui avait rédigé en 2000 le rapport d’information de l’Assemblée nationale. Sous le titre "mettre fin au scandale des départs à l’étranger", elle considérait que l'allongement des délais était "une adaptation indispensable de la loi", interpellant - déjà - ses pairs sur le phénomène des avortements à l'étranger : "Il n'est plus possible de tolérer que soient laissées à l'abandon environ 5.000 femmes chaque année qui, ayant dépassé les délais, ne trouvent pas d'accueil en France et sont contraintes de partir à l'étranger. Notre pays se défausse en quelque sorte de ses responsabilités sur ses voisins européens... et, en France même, sur les associations, vers lesquelles les médecins orientent les femmes".

Dix-sept ans plus tard, le "scandale" est le même : les femmes sont exactement le même nombre à traverser la frontière chaque année pour une IVG. Pourtant, estime Marie Allibert, porte-parole de l’association "Osez le féminisme !", "une grande majorité des Français sont en faveur de l’IVG et d’un passage à un délai plus long, de 14 semaines par exemple". L'alignement sur les délais plus favorables de voisins européens fait partie des revendications du Planning Familial. L'ex-députée Danielle Bousquet admet également que notre délai "pourrait" effectivement "être amélioré, dans la mesure où il est plus long dans d’autres pays européens", mais craint qu'une réouverture du débat ne mobilise fortement le camp des conservateurs, d'autant que celui-ci a trouvé entretemps, dans le débat sur le mariage pour tous, matière à se réorganiser. "Relancer le débat serait risqué. Ça donnerait à nouveau la parole aux opposants et certaines forces réactionnaires sont très importantes, avec des moyens financiers conséquents" avertit la présidente du HCE, évoquant notamment Sens Commun, Caritas, Laissez-les vivre…

Finalement, souligne Danielle Bousquet, "si la demande sociétale se fait forte, le débat serait forcément rouvert. Mais il ne suffit pas qu’un(e) seul(e) député(e) le propose : en 1975, Simone Veil s’est fait le porte-parole de la société. Quand on en vient au droit des femmes à disposer de leur corps, c’est presque toujours la société civile et les associations qui ont fait avancer les choses et bouger les politiques".

*Le prénom a été modifié.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne