Les emballements collectifs sont le quotidien des réseaux sociaux, pour ne pas dire leur carburant. Et dimanche 29 octobre en a montré un nouvel exemple, avec une vague d’indignation contre une campagne de communication de la Caisse d’allocations familiales (CAF)… vieille de six ans.
L’histoire est assez emblématique de la précipitation qui l’emporte souvent sur la précaution de vérification : dimanche soir, Aude Rossigneux, la rédactrice en chef du Média, un site d’information proche des « insoumis », publie une série de tweets montrant une affiche de la CAF qui pointe le cas d’une fraudeuse, « Jennifer ». « Salauds de pauvres », dénonce ironiquement la journaliste.
Quelques minutes plus tard, elle recommence, dénonçant cette fois le fait qu’« avec l’argent de cette pub, Bercy aurait pu faire une campagne contre la fraude fiscale ».
Mais c’est son troisième tweet qui connaîtra le plus de succès, avec plus de 1 600 partages, notamment après qu’il ait été relayé par Jean-Luc Mélenchon ou Alexis Corbière (député France Insoumise de Seine-Saint-Denis) :
Une campagne vieille de six ans…
Le problème, rapidement signalé par nombre d’autres internautes en commentaires du tweet, c’est que cette campagne ne date absolument pas de 2017, mais de 2011, six ans plus tôt.
Intitulée « La fraude peut vous coûter cher », elle mettait en scène plusieurs personnages de fraudeurs. Et contrairement à ce qu’affirme la rédactrice en chef du Média, les « pauvres » n’étaient pas les seuls à être stigmatisés, puisqu’une autre affiche pointait un cadre supérieur fraudeur.
Par ailleurs, il n’est pas étonnant que la CAF lutte contre la fraude aux prestations sociales (qui aurait représenté 248 millions d’euros en 2015, selon le Comité national de lutte contre la fraude), qui est dans son périmètre. Cela n’empêche pas les autorités de lutter contre la fraude fiscale, beaucoup plus importante (21,2 milliards d’euros en 2015, selon la même source). En 2015, les opérations de la direction générale des finances publiques ont permis de récupérer 21,2 milliards d’euros de fraude fiscale, dont 12,2 milliards ont été encaissés.
PLUS COMPLIQUÉ
Les prestations versées sous conditions de revenus peuvent être détournées par de mauvaises déclarations des revenus ou de la situation familiale. L’ensemble des fraudes constatées par la branche famille de la Sécurité sociale (intentionnelles ou non) atteignait 248 millions d’euros en 2015, dont 62 % concernent le RSA et 21 % les aides au logement, selon le Comité national de lutte contre la fraude. Ces montants ne sont pas négligeables, mais restent minimes par rapport aux dépenses globales : 12,9 milliards d’euros versés pour le RSA et 13,2 milliards pour les APL en 2015.
Les chiffres augmentent chaque année, sous l’effet de meilleurs contrôles. La fraude détectée par la Sécurité sociale est ainsi passée de 482 millions d’euros en 2011 à plus d’un milliard d’euros en 2015, dont seulement 60 % pour les prestations.
Ces montants sont toutefois sans commune mesure avec ceux de la fraude fiscale : en 2015, les opérations de la direction générale des finances publiques ont permis de « rectifier » 21,2 milliards d’euros, dont 12,2 milliards ont été encaissés. La cellule mise en place par Bercy pour rapatrier les avoirs des particuliers à l’étranger a permis à elle seule de récupérer 2,85 milliards d’euros. Les fraudes aux taxes douanières ont aussi atteint une somme record de 377 millions d’euros.
Cet article fait partie d’une série d’idées reçues sur la pauvreté, inspirée notamment du travail d’ATD Quart Monde.
… qui indignait déjà la droite « identitaire » en 2016
Cette campagne avait déjà fait parler d’elle. Mais pas pour les mêmes raisons. Dès 2012, des internautes situés cette fois plutôt à la droite du spectre politique, comme le blogueur H16, avaient ainsi trouvé scandaleux que la personne présente sur l’affiche soit une femme blonde.
L’histoire ne s’était pas arrêtée là, puisqu’en 2016 la même campagne avait resurgi, dénoncée là encore par des activistes de droite, comme Zohra Bitan, mais pas pour les mêmes raisons : cette fois, point de « chasse aux pauvres », mais plutôt une critique du fait qu’il n’y aurait « que des Blancs » sur les affiches.
Dans les deux cas, on observe la même dynamique hélas familière des réseaux : une image, sortie de son contexte, est utilisée pour déclencher de l’indignation, puissant vecteur de partage, sans que personne ou presque ne se soucie de la date, du lieu ou de la raison de l’image.
Il est à cet égard édifiant de constater que la rectification tweetée par la même rédactrice en chef du Média n’obtiendra que quelques dizaines de partages, bien loin des milliers obtenus par l’intox initiale.
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