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TRIBUNE

C’est vous, Aung San Suu Kyi, qui avez réduit ma maison en cendres…

Mayyu Ali, écrivain et poète rohingya de 26 ans, a fui l’opération de nettoyage ethnique menée contre les musulmans de l’Arakan. Réfugié au Bangladesh, il s’adresse à la dirigeante birmane, prix Nobel de la paix.
par Mayyu Ali
publié le 2 novembre 2017 à 18h16
(mis à jour le 2 novembre 2017 à 18h29)

Je suis né en 1991, l’année où vous avez reçu votre prix Nobel de la paix. Cela a été un immense honneur pour la Birmanie. A Maungdaw, votre récompense a été fêtée comme si c’était celle de tous. Pour la première fois depuis l’indépendance, après des décennies de souffrance entre les mains de la junte militaire, nous, les Rohingyas, étions fiers d’être birmans, citoyens d’un pays où, vous comme nous, étions nés.

Quand j’étais enfant, mon grand-père était le premier à offrir l’hospitalité aux membres de votre parti, la Ligue nationale pour la démocratie, et sacrifiait ses plus belles chèvres et vaches pour les recevoir. Lui et mon père ont toujours voulu que je suive le chemin que vous vous étiez choisi, et ma mère admirait votre voix forte et votre engagement. Toute la famille pensait que vous étiez la seule qui pourrait transformer la dictature en démocratie et rendre la liberté à toutes les minorités de Birmanie. Vous étiez mon modèle.

Les années suivantes, vous et nous avons encore été victimes de l’effroyable répression de l’armée, qui m’a privé de tous mes droits et vous a maintenue en résidence surveillée - malgré tout, la junte ne vous a pas assassinée, et n’a pas brûlé ma maison. En 2010, lorsque vous avez enfin été libérée, nous nous sommes de nouveau réjouis.

En 2012, vous, la prix Nobel, êtes restée silencieuse devant les violences imposées aux Rohingyas. Puis, en 2015, après votre victoire aux élections législatives, vous avez progressivement évincé les députés musulmans de votre parti. Ce fut le premier signe de votre lâcheté politique.

Quelques mois plus tard [en octobre 2016, ndlr], après l'attaque de postes de police, les forces de l'ordre ont lancé des «opérations de nettoyage» dans le nord de l'Arakan, et ont été accusées de viols collectifs et de massacre de civils. En dépit de nombreuses condamnations internationales, vous avez nié ces crimes. Vous avez même refusé de nous appeler «Rohingyas», un terme juste qui représente mon peuple, qui vit dans l'Arakan depuis des siècles.

Sept ans après votre libération, nous sommes toujours victimes de la politique brutale et génocidaire de cet Etat. Mais désormais, c'est vous qui le dirigez. Votre discours du 19 septembre, où vous avez affirmé que «tous les habitants de l'Etat Rakhine ont accès à l'éducation et aux services de santé sans discrimination» et que «depuis le 5 septembre, il n'y a eu aucun affrontement et aucune opération de nettoyage», m'a fait mal.

Depuis le 25 août, plus de 600 000 Rohingyas ont fui au Bangladesh. Le 1er septembre, mes parents et moi avons été forcés de quitter notre maison. Après trois jours et deux nuits de voyage, nous avons traversé le fleuve Naf sur une petite barque et trouvé refuge au camp de réfugiés de Kutupalong, au Bangladesh. En Arakan, plus de 15 000 maisons ont été brûlées, au moins un millier de villageois ont été tués, et ceux qui sont restés sont piégés, emplis de peur et désespoir. Depuis notre abri, où nous survivons grâce à des aides, mon père vous pose cette question : «Pourquoi n'êtes-vous jamais venue voir les Rohingyas dans l'Arakan ou ici, au Bangladesh ? Vous souciez-vous même de notre situation ?»

Je viens d'apprendre que ma maison a été incendiée le 11 septembre. Même si beaucoup diront que ce sont les militaires ou les milices, pour moi, c'est vous, Aung San Suu Kyi, qui l'avez réduite en cendres, et avec elle mes rêves et mes espoirs. Vous n'avez pas seulement brûlé ma maison, vous avez aussi brûlé Un long chemin vers la liberté de Nelson Mandela. Vous avez brûlé l'autobiographie du Mahatma Gandhi. Vous avez brûlé Notre force est infinie de Leymah Gbowee. Vous avez même brûlé votre propre livre, Se libérer de la peur.

Nous avons été définis par les Nations unies comme la communauté la plus persécutée de ce monde. Mais ce qui me brise le cœur, c’est de savoir que nous sommes la communauté la plus persécutée de votre Birmanie, de la Birmanie d’Aung San Suu Kyi. Vos défenseurs parlent de silence, alors que c’est du déni et du mensonge. Vous avez choisi la voie que vous vouliez emprunter, c’est maintenant clair aux yeux de tous. Pour les centaines de milliers de Rohingyas réfugiés dans le monde entier, votre nom sera désormais associé à celui des innombrables tyrans et des dictateurs qui vous ont précédée.

Traduction Laurence Defranoux. Le site d'Al-Jezira a également édité et publié une version de ce texte. L.D.

Mayyu Ali, de l’université au camp de réfugiés

En 2012, Mayyu Ali a 21 ans, rêve de devenir professeur et s'apprête à passer sa licence d'anglais à la fac de Sittwe, en Birmanie, quand le gouvernement militaire décrète une nouvelle batterie de mesures discriminatoires contre les Rohingyas. Comme tous les membres de cette ethnie musulmane de l'Arakan (ou Etat Rakhine), une région située dans l'ouest du pays, Mayyu Ali est exclu de l'université, et ne peut plus travailler dans l'administration, la médecine ou l'économie, ni se déplacer dans le pays. Empêché de se déplacer, il se réfugie dans la poésie et l'écriture. Travailleur social pour une association, il écrit pour le site Rohingya Blogger et milite dans le mouvement Women Peace Network Arakan [Réseau pacifique des femmes de l'Arakan, ndlr]. Après le 25 août et le début de l'opération de nettoyage ethnique d'une violence inouïe lancée contre les Rohingyas par les militaires birmans, aidés par des gardes-frontières et des civils bouddhistes, sa famille quitte son village de Maungdaw et s'enfuit au Bangladesh voisin. Mayyu Ali, qui vit désormais dans un camp dans le district de Cox's Bazar avec 800 000 autres réfugiés rohingyas, nous a transmis cette «Lettre ouverte à Aung San Suu Kyi», ancienne figure de l'opposition à la dictature militaire, qui dirige la Birmanie depuis 2015.

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