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« Kosso Connection » : comment les Chinois vident les savanes africaines de leurs bois précieux

Le Nigeria est la dernière escale d’un trafic dans lequel l’ex-ministre de l’environnement Amina J. Mohammed aurait joué un rôle, selon l’ONG Environmental Investigation Agency.

Par  (New York, Nations unies, correspondante) et

Publié le 03 novembre 2017 à 16h46, modifié le 05 novembre 2017 à 18h47

Temps de Lecture 5 min.

Un coupeur de kosso, le bois de rose ouest-africain, au Nigeria.

Le kosso n’a pas la renommée de l’acajou ou de l’ébène. L’arbre des savanes d’Afrique de l’Ouest est pourtant devenu, en quelques années, la raison d’être d’une des plus massives et systématiques entreprises de pillage des ressources forestières du continent, menée par des réseaux criminels chinois qui se jouent des frontières et des restrictions commerciales prises par la Convention internationale sur le commerce des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites) depuis 2016.

Après avoir vidé les stocks de la Gambie, du Sénégal, du Togo, du Bénin… les trafiquants, qui alimentent l’industrie du meuble de luxe en Chine, se sont déplacés au Nigeria, où la ruée vers le kosso a pu avancer avec d’autant moins d’obstacles que le géant ouest-africain traverse une crise économique depuis la chute des prix du pétrole en 2014.

2 800 arbres exportés par jour

Selon une enquête de l’ONG américaine Environmental Investigation Agency (EIA), à laquelle Le Monde a pu avoir accès en avant-première, entre janvier 2014 et juin 2017, l’équivalent de 2 800 arbres du Nigeria ont embarqué chaque jour sous forme de grumes sur des porte-conteneurs à destination de la Chine. Pour cela, les opérateurs chinois se sont appuyés sur une longue chaîne de corruption et de complicité que l’enquête fait remonter jusqu’à l’ancienne ministre de l’environnement du Nigeria, Amina J. Mohammed, aujourd’hui vice-secrétaire générale des Nations unies, ce qu’elle dément.

Les trafiquants ont poussé leurs hommes de main à financer de nouvelles zones de coupe jusque dans les aires protégées ainsi que dans les régions du Nord-Ouest comme Taraba et Borno, où agit le groupe terroriste Boko Haram. « Il est probable que l’exportation du kosso a bénéficié à Boko Haram », écrit l’EIA.

Pour comprendre ce qui est en train de se passer au Nigeria, il faut remonter le temps. Le kosso, dont le nom savant est Pterocarpus erinaceus, est l’une des trente-trois essences de bois de rose répertoriées par la Chine pour la fabrication du mobilier de luxe inspiré d’un art développé à l’époque des anciennes dynasties. Longtemps réservé à une petite élite en raison de son coût – un lit ou une armoire pouvant atteindre plusieurs centaines de milliers d’euros –, ce mobilier est devenu un signe de réussite sociale pour les classes moyennes enrichies.

Face à cette demande, le marché a explosé et, à la fin des années 1990, lorsque l’essence locale Dalbergia odorifera a été déclarée « menacée » et interdite de coupe, la course aux bois de rose hors des frontières a alors commencé. Avant d’atteindre l’Afrique de l’Ouest, au début de cette décennie, le scénario à l’œuvre au Nigeria s’est d’abord rodé en Birmanie, au Laos, au Vietnam et, de façon marginale, en Amérique centrale. Les forêts humides de Madagascar, où pousse une espèce d’une grande beauté, ont aussi été ravagées.

Mais, aujourd’hui, le bois de rose ouest-africain, pourtant d’une moindre qualité, est devenu l’« une des principales matières premières exportées en Chine ». Il représenterait « 10 % des importations hors pétrole », selon EIA. En 2014, il s’est exporté en Chine « autant de bois de rose des forêts sèches d’Afrique de l’Ouest que de bois dur des forêts denses du bassin du Congo ».

La destruction des savanes arborées a de graves retombées environnementales et sociales. Elle accélère la désertification et appauvrit les communautés rurales qui dépendent entièrement des ressources naturelles pour assurer leur subsistance. Le kosso fournit notamment du fourrage aux troupeaux pendant la saison sèche. Dans l’Etat de Taraba, l’un des plus pauvres du Nigeria, « la ruée vers le kosso a aggravé la situation en augmentant le niveau de pauvreté et les pénuries alimentaires », confirme EIA. « Les jeunes, pour gagner 2 dollars par jour, se sont détournés des activités agropastorales qui assurent la survie des communautés pour aller couper les arbres », précise l’ONG.

Réseaux de corruption

Les milliards de dollars qui circulent le long de ces routes du commerce clandestin permettent facilement d’huiler des réseaux de corruption sans lesquels rien ne serait possible. Comment expliquer sinon que ces pays, qui ont pour la plupart adopté des lois interdisant l’exportation de grumes de bois de rose et adhèrent à la Cites, laissent filer vers la Chine des milliers de conteneurs.

Dans le cas du Nigeria, il semble que le volume de bois exporté ait à un moment été tellement important que les douanes chinoises – dont la porosité est pourtant notoire – se sont vues contraintes de réagir en bloquant 10 000 conteneurs renfermant 1,4 million de grumes de kosso d’une valeur de 300 millions de dollars (257,6 millions d’euros), acheminés sans permis Cites.

Cette organisation basée à Genève a, à deux reprises en 2016, pris des mesures pour contrôler le commerce de Pterocarpus erinaceus. Fin 2016, il a été inscrit sur la liste de l’annexe 2 de la Convention obligeant les exportateurs de bois de rose à obtenir un permis Cites pour pouvoir sortir leur cargaison du pays. De leur côté, les Etats importateurs sont aussi tenus de vérifier la légalité du bois qui entre sur leur territoire.

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C’est ici que le rôle présumé joué par Amina J. Mohammed, encore ministre de l’environnement début 2017, donne prise aux accusations d’EIA. Celle-ci aurait signé près de 4 000 permis Cites quelques jours avant de s’envoler pour New York y prendre ses fonctions de vice-secrétaire générale de l’ONU. Le paraphe de la ministre aurait permis de sortir les 10 000 conteneurs des ports où ils se trouvaient bloqués.

Pour quelle raison la ministre se serait-elle livrée à cette opération de blanchiment ? EIA n’apporte pas de réponse. Il semble en tout cas avéré que cette cargaison a donné lieu à d’intenses pressions des hommes d’affaires nigérians et chinois, soucieux de ne pas perdre leur « investissement ». Des témoignages rapportés par EIA indiquent qu’un million de dollars aurait été versé à des parlementaires nigérians pour débloquer l’affaire.

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Interrogée par Le Monde, Amina J. Mohammed reconnaît avoir signé plusieurs milliers de permis Cites – « 2 992 » exactement, dit-elle – en janvier 2017, mais refuse de parler de « permis rétroactifs » et de faire un lien avec « des cargaisons bloquées en Chine ». L’ex-ministre qualifie ces permis d’« arriérés » correspondant à des demandes d’exportation non traitées par son administration en raison de l’embargo total sur les exportations de bois de rose instauré, pendant quelques mois, par le Nigeria en 2016. Elle aurait donc simplement procédé à une régularisation. Il est probable que les accusations d’EIA déclenchent une enquête.

Quoi qu’il advienne, Amina J. Mohammed ne cache pas que « la déforestation liée au trafic du bois de rose a été l’un des sujets les plus importants » qu’elle ait eu à gérer à son poste de ministre de l’environnement.

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