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Travailler pour deux euros de l’heure : le SOS des kiosquiers

Travailler pour deux euros de l’heure : le SOS des kiosquiers

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Protestant contre leurs conditions de travail, les kiosquiers parisiens sont en grève depuis lundi et manifestent ce jeudi 9 novembre. Outre le déclin des ventes et la concurrence agressive des géants du numérique, ils dénoncent les promesses non tenues de la mairie ou encore les dysfonctionnements de la distribution de la presse. Reportage.

Il fait à peine huit degrés, ce mercredi sous le ciel gris de Paris, mais Leila* n’a pas allumé le chauffage. Pour faire des économies, dans le kiosque à journaux qu’elle tient depuis douze ans à proximité du boulevard Saint-Michel, en plein centre de la capitale à quelques mètres du Panthéon et de la Sorbonne, elle a préféré superposer les couches de pulls. La presse, ça fait longtemps que "ça ne marche pas". Ces dernières années cependant, la détérioration de ses conditions de travail s’est accélérée, au point que sans les subventions de la mairie, Leila, la cinquantaine, divorcée et sans enfants, ne parviendrait peut-être plus à payer le modeste loyer de son studio ni même à "casser la croûte".

Sur les étagères du kiosque, discrètement dissimulés derrière une bouteille d’eau, un pot de pesto entamé et un gobelet rempli de tomates cerises laissent deviner le quotidien rudimentaire de la kiosquière : des repas réchauffés au micro-onde, pris à la hâte, derrière un petit comptoir qui ne doit pas faire plus de trois ou quatre mètres carrés, sans eau courante ni toilettes. La promesse de nouveaux kiosques, plus confortables, bientôt installés à Paris, Leila n’y croit pas. "C’est seulement mieux pour l’apparence",regrette-t-elle. Pour autant, faute de moyens, elle n’a pas rejoint ses collègues grévistes.

Des nouveaux kiosques sans eau courante ni WC

Depuis lundi, sur les 350 kiosquiers parisiens, plusieurs dizaines ont arrêté le travail et manifestent ce jeudi 9 novembre à Paris pour dénoncer, entre autres, le nouveau kiosque "paradisiaque" conçu par une filiale de JC Decaux, Mediakiosk, qui "réduira" d’ici à 2019 encore plus leur "espace privé" et ne prévoit toujours pas l’installation de sanitaires. Inacceptable pour le Syndicat des kiosquiers qui, face à la précarisation du métier, lance désormais un SOS : "Vos kiosquiers meurent dans l’indifférence la plus totale". Une campagne d’affichage a été lancée et une pétition en ligne a d’ores et déjà été signée par 3.700 personnes.

Selon Leila, le syndicat ne semble toutefois "pas avoir assez de force" pour renverser le cours des négociations, bien que les kiosquiers aient tenté un coup mercredi en bloquant un important dépôt de presse à Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Plusieurs véhicules, censés livrer des titres déjà imprimés, ont ainsi été mis à l’arrêt, a regretté le distributeur Presstalis. "L’Officiel des Spectacles ? Non, on ne l’a pas reçu à cause de la grève", répète quant à elle Leila aux clients qui se succèdent dans ce quartier cossu de Paris. "Ils veulent sortir", sourit-elle avant d’égrener ses difficultés…

"Saint-Michel, c’est un quartier passage. Hormis Le Monde et un peu de télé rien ne se vend. Si, parfois quelques Monde Diplo, pour les étudiants, et l’Officiel des Spectacles le mercredi". Pour elle, le calcul est simple : "Regardez, ça fait trente minutes qu’on se parle. Qu’est-ce que j’ai vendu ? Deux ou trois numéros du Monde. Je touche 10% sur chaque exemplaire vendu, ça ne me fait même pas un euro de bénéfice. Imaginons que je fasse 200 euros de vente, je toucherai 20 euros. 20 euros divisés par 10 heures de travail, on arrive à travailler pour 2 euros de l’heure."

Une réalité loin de ce qu’avait imaginé Leila lorsqu’elle est arrivée en France, en 1989. Avant de fuir son pays en guerre, elle travaillait dans un laboratoire d’analyses médicales. Ses diplômes n’ayant pas été reconnus, elle a dû se reconvertir. Aujourd’hui, elle vit grâce au hors-presse, en vendant par exemple des souvenirs comme ces petites boules de neige Tour Eiffel : 8 euros la pièce. Mais la concurrence est rude car plusieurs kiosques se partagent le boulevard Saint-Michel.

La manne de l'affichage publicitaire

Cette concurrence, les kiosquiers installés non loin, sur les bords de Seine, la déplorent aussi. Parmi eux, quelques uns ont baissé le rideau ce mercredi en laissant pour seul message l’affiche communiquée par le syndicat : "Ras le bol (…) 10 millions d’euros de redevance annuelle perçue par la mairie sur l’affichage publicitaire. Et pour les kiosquesaucune retombée", y lit-on. L’affichage publicitaire, Leila en est également convaincue, c’est ce qui pousse Mediakiosk - qui gère le réseau pour la mairie de Paris - à ouvrir toujours plus de points de vente, toujours moins rentables.

Entre les deux rives de la Seine, la question de la concurrence est ironiquement posée par une publicité justement, qui recouvre l’intégralité de la façade du théâtre du Châtelet, en travaux. Bien visible, le nouvel iPhone d’Apple y côtoie le logo de l’opérateur SFR, un autre concurrent des kiosquiers. Depuis quelques mois, les géants de la téléphonie, SFR ou Bouygues, se sont en effet lancés dans une application - très lucrative - de consultation de journaux sur mobile. Avec à la clef, pour le client, des dizaines de titres de presse accessibles directement et à des prix imbattables.

Une mutation qui entraîne des premiers signes de casse. Plus au nord, dans le quartier de l’Opéra, un kiosquier a déjà mis la clef sous la porte. Un autre, l’un des plus anciens de la capitale, installé près du boulevard Haussmann et des grands magasins, a quant à lui investi quasi-exclusivement dans la vente de souvenirs. "La presse, chez nous, occupe la même surface que pour les autres kiosques mais elle ne représente plus que 10% de notre activité", explique le fils du patron, Alexandre, 23 ans. Il pourrait revenir sur la grande époque, lorsque son père fournissait des grandes entreprises, qu’il leur vendait tous les jours 300 exemplaires des Echos avant que toutes ne passent en mode "tablettes" mais le jeune homme préfère "vivre avec son temps".

Le business du tourisme

A cette nouvelle concurrence du numérique, le kiosquier répond : diversification de l’activité. Dans son kiosque, chauffé ce mercredi, les clients se bousculent. Des touristes asiatiques, pour la majorité, qui remplissent leurs petits paniers de souvenirs en tout genre : écharpes, sacs à main, porte-clefs, magnets pour le frigo, boules à neige… Des ventes qui s'élèvent parfois à plus de 500 euros. Avec eux, Alexandre est donc aux petits soins, parle plusieurs langues, anglais, espagnol mais aussi chinois, portugais ou russe. La presse ? Il en vend encore, quelques féminins. Mais pas de quoi faire vivre les quatre salariés du kiosque. L’arrivée des nouveaux modèles d’ici à 2019, qui réduisent "l'espace privé" et laissent plus de place à l’exposition des produits - aux souvenirs, notamment - réjouit par conséquent Alexandre. Les nouveaux kiosques sont "magnifiques", juge-t-il, "à condition bien sûr que la mairie nous laisse continuer à vendre nos souvenirs. On est des travailleurs indépendants".

Une réglementation municipale contestée

Problème : la réglementation municipale impose la vente d’au moins deux tiers de presse. Intenable, selon Alexandre, dans la situation actuelle. Outre le déclin des ventes, il pointe du doigt "les dysfonctionnements" du grand distributeur français de la presse, Presstalis. Sur son comptoir, il montre volontiers une pile de feuilles, des réclamations adressées par tas au distributeur depuis le mois d'août. "Presstalis, ils envoient ce qu’ils veulent, à qui ils veulent, dans les quantités qu’ils veulent, détaille Alexandre. Ensuite, en cas de réclamation, c’est la mission. Certains jours, ils envoient 15 Figaro mais en facturent 25, d’autres ils ne rappellent pas les invendus. Une fois, ils n’avaient pas rappelé le quotidien Les Echos. On m’a alors répondu que c’était normal, qu'ils le feraient la semaine suivante, dans la mesure où il s’agissait d’un… hebdomadaire ! (c'est un quotidien, ndlr)".

En tout, Alexandre attend des centaines d’euros de remboursement, un trou qui plombe les comptes du kiosque. "Tout ce qu’on demande, conclut-il, c’est le droit de pouvoir vendre ce qui nous fait vivre". Mais dans certains coins de Paris, des coins désertés par les touristes comme l’avenue de Saint-Ouen qui borde le périphérique, les souvenirs ne sont d’aucun secours. Dans le kiosque de Kamel*, au nord-ouest du XVIIIe arrondissement, l’un des plus pauvres de Paris, nulle trace de tours Eiffel ou d'autres macarons rose bonbon. Les chewing-gums et les sucreries, c’est lui qui finit "par les manger". Il est bientôt 19 heures ce mercredi, ses étagères sont presque vides, Kamel s'apprête à fermer. Il n'a pas le coeur à parler.

*Les prénoms ont été changés

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne