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ReportageMonde

Un an après Calais, la France traite toujours plus mal les migrants

Le règlement européen dit « de Dublin » impose aux exilés de faire leur demande d’asile dans le pays par lequel ils sont entrés Europe. Les personnes qui ont quitté la « jungle » de Calais il y a un an ont reçu la garantie d’y être soustrait. Les autres migrants risquent l’expulsion, pratiquée de plus en plus souvent dans l’illégalité.

  • De Vitrolles à Marseille (Bouches-du-Rhône), reportage

« Soyez courageux, n’abandonnez jamais ! » exhorte Bafodé [*] à ses compagnons de marche et de galère. Le jeune homme, originaire de Guinée-Conakry, a mis l’ambiance à la sono lors de la marche « Stop Dublin, stop expulsions », entre Vitrolles et la préfecture de Marseille (27 km), dimanche 29 octobre. Une centaine de personnes ont participé à la marche et jusqu’à 300 manifestants se sont fait entendre dans les rues de Marseille pour revendiquer l’accès au droit d’asile en France. La manifestation était organisée par des sans-papiers résidant en Prahda (programme d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile) à Vitrolles et Gémenos et par le collectif de soutien, El Manba/Migrants 13.

Depuis le démantèlement de la jungle de Calais, il y a un peu plus d’un an, et le changement de gouvernement, le droit d’asile se restreint toujours davantage. La logique de « mise à l’abri », qui a permis la protection par l’État de la moitié des 7.400 personnes sorties de la jungle de Calais, est devenue « renforcement du contrôle et de l’éloignement », analyse Jean-Claude Mas, secrétaire général de la Cimade, joint par téléphone. Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur, avait fait la promesse que le règlement Dublin ne serait pas appliqué aux migrants de Calais.

Au départ de la marche « Stop Dublin, stop expulsions ».

Ce règlement européen stipule qu’un migrant doit déposer ses empreintes digitales dans le pays par lequel il est entré dans l’Union européenne. Par la suite, il doit faire sa demande d’asile dans ce premier pays. Un autre pays européen dans lequel il se serait ensuite rendu est en droit de l’expulser vers le pays d’entrée. La plupart du temps, il s’agit de l’Italie ou de la Grèce, des pays dépassés par le flux migratoire. Celles et ceux qui, à Calais, ont fait le choix de monter dans des bus pour rejoindre les CAO (centres d’accueil et d’orientation), n’ont pas eu cette inquiétude. Mais ceux qui n’ont pas répondu à l’appel du bus ou qui sont passés par d’autres campements, le règlement Dublin s’applique. Ce dispositif empêche beaucoup de migrants de s’installer durablement dans un pays européen et d’y avoir accès à leurs droits.

« La France est normalement un pays de droit, où il y a l’égalité et la fraternité » 

Passé par le Prahda de Gémenos, Ismaël [*] est parti du Soudan en 2007 pour arriver en France début 2016. « En Italie, on m’a pris mes empreintes par la force », dit-il. Après 18 jours en CRA (centre de rétention administrative), il a été placé dans un avion pour Venise le 4 octobre dernier. Il est parvenu à revenir en France deux jours plus tard. « Je veux rester à Marseille. J’ai des amis, j’ai rencontré des gens qui m’aident », plaide le jeune homme.

Zacharia, actuellement à Gémenos, est un autre Soudanais passé par l’Italie et la porte de la Chapelle, à Paris, avant d’être envoyé en CAO à Saint-Jérôme, dans le 13e arrondissement de Marseille. « La France, c’était mon objectif au départ de chez moi, parce qu’il y a la liberté, la fraternité », argumente ce licencié de droit dans un français parfait. Il aimerait poursuivre ses études ici.

  • Écouter le témoignage de Zacharia :
Le témoignage de Zacharia.

Présente à la marche, Annie fait partie d’un collectif qui soutient les personnes du CAO du Vigan (Gard) et du Prahda de Villeneuve-lès-Maguelone (Hérault), à côté de Montpellier. Au début de l’été, alors que des personnes du CAO étaient expulsées en Italie, avec d’autres militants des Cévennes, elle a participé à une enquête à Turin, Milan et Rome, afin de rendre compte des conditions d’existence des exilés. « En Italie, il n’y a pas assez d’hébergements ; donc, que les personnes soient ou non en demande d’asile, elles finissent bien souvent à la rue. À Milan, on a vu 200 personnes qui dormaient dehors à côté de la gare. À côté de celle de Termini, à Rome, des gens sont là depuis plus de 4 ans », dit-elle.

Bafodé, exilé de Guinée-Conakry, résidant du Prahda de Vitrolles.

Bafodé a vécu dans un camp en Sicile, « dans des conditions pénibles ». Son parcours l’a mené jusqu’à la porte de la Chapelle. De là, il a été orienté vers le CAO de la Treille, dans le 11e arrondissement de Marseille, où il a passé 3 mois. Depuis un mois, il est au Prahda de Vitrolles. « On est de 50 à 60. Tous les jours, ils nous amènent de nouvelles têtes, dit-il. Je ne comprends pas moi-même ma situation. La France est normalement un pays de droit, où il y a l’égalité et la fraternité. On veut que les gens nous le prouvent maintenant », s’exclame-t-il. Il rêve d’être animateur socioculturel.

  • Écoutez le témoignage de Bafodé :
Le témoignage de Bafodé.

C’est au Prahda de Vitrolles qu’a débuté la marche. Mohamed, qui vient du Soudan, nous a fait visiter le lieu. Le Prahda est dans un ancien hôtel Formule 1 coincé entre l’aéroport, le chemin de fer et l’autoroute. Selon la Cimade, il pourrait accueillir jusqu’à 100 personnes, tout comme son homologue de la zone industrielle de Gémenos. Adoma, qui a remporté l’appel d’offres du Prahda fin septembre 2016, a racheté une soixantaine de ces anciens hôtels bas de gamme Formule 1 partout en France.



Les couloirs de celui de Vitrolles sont poussiéreux et pleins de papiers. Le coin cuisine ne présente que deux tables et un micro-ondes. Les migrants témoignent être livrés à eux-mêmes la nuit et le week-end, en l’absence de personnel. « Une fois, il y avait une personne malade. Je ne parle pas bien français. Je n’ai pas pu appeler l’ambulance », confie Mohamed.

La « cuisine » du Prahda de Vitrolles.

Le dispositif des CAO a été pensé dès l’automne 2015 pour vider les « jungles » du nord de la France. Peu à peu, ils disparaissent au profit des Prahda, « où la logique de mise à l’abri devient conditionnée au contrôle administratif des situations », dit Jean-Claude Mas. Le contrat qui lie l’Etat à Adoma prévoit des assignations à résidences pour les personnes « dublinées » dans l’attente de leur expulsion. En outre, le prestataire se doit de communiquer « au préfet l’identité des personnes hébergées définitivement déboutées de leur demande d’asile en vue d’organiser leur retour », de prévenir de « toute fuite du demandeur sous procédure Dublin ». Le secrétaire général de la Cimade dénonce une « logique dans laquelle le Prahda est un centre de tri et de contrôle. D’un côté “les bons” rejoignent la demande d’asile et un Cada [Centre d’accueil pour demandeur d’asile], de l’autre “les mauvais” sont enfermés en CRA [Centre de rétention administrative] puis expulsés », détaille-t-il.

« Une erreur absolue » 

Le 24 octobre, Jacques Toubon, le défenseur des droits s’est montré « particulièrement préoccupé » par le Prahda. « La volonté des pouvoirs publics actuels de considérer qu’il existe des bons et des mauvais migrants, des migrants accueillables et d’autres rejetables par une sorte de tri » est « une erreur absolue », a-t-il déclaré lors d’un colloque organisé par le Samu social au Musée national de l’histoire de l’immigration, à Paris. Une autre disposition du Prahda porte atteinte directement à la liberté d’informer, puisque Adoma doit aviser « le ministère de l’Intérieur en cas de sollicitation de la part des médias, et s’engage à faire respecter ces obligations à l’ensemble de son personnel et, le cas échéant, à ses sous-traitants et fournisseurs ».

Le cadre légal ne prévoit pas que les « dublinés » puissent être maintenus en rétention. Pourtant, la mesure est fréquente, comme s’en est rendu compte Ismaël, qui a passé plusieurs jours en CRA. Un arrêt de la Cour de justice de l’UE, daté du 15 mars dernier, précise « que celles et ceux qui doivent être transféré-e-s dans ce premier pays d’accueil ne peuvent être préalablement placé-e-s en centre de rétention que si la loi nationale a déterminé les critères objectifs permettant de craindre qu’ils-elles prennent la fuite », observent 17 associations, dont la Cimade, dans un communiqué. La Cour de cassation, en date du 27 septembre, a confirmé l’illégalité de la rétention pour les « dublinés ». Pourtant, de nombreuses préfectures continuent d’agir dans l’illégalité, comme celle des Bouches-du-Rhône.

Mardi 24 octobre, Sekou, Adama et Ali, trois exilés du Prahda de Vitrolles, ont ainsi été arrêtés devant le commissariat alors qu’ils s’y rendaient pour pointer, comme y sont contraintes les personnes assignées à résidence. « Il n’avait aucune notification pour une expulsion dans le cadre du règlement Dublin, donc aucune raison de s’inquiéter », raconte Céline, du collectif El Manba. Le lendemain, ils ont été expulsés à Venise. « Il ne sont pas passés devant un juge des libertés, ce qui est aussi contraire au droit », ajoute Céline.

La marche « Stop Dublin, stop expulsions » dans les rues de Marseille.

Les retours illégaux en Italie et autres manquements aux droits sont légion, comme l’a constaté le 16 octobre la sénatrice (EELV) de Paris Esther Benbassa, en visite parlementaire à la frontière, et comme cela se pratique dans les Hautes-Alpes, où des agents de la police aux frontières (PAF) imposent aux chauffeurs de bus transfrontaliers de conduire des migrants.

« Le renforcement de la chaîne de contrôle et d’éloignement »

Le gouvernement se prépare à être encore plus dur vis-à-vis des personnes en situation irrégulière. Gérard Collomb, le ministre de l’Intérieur prépare sa loi sur l’immigration. « Le projet de loi ouvre la possibilité d’enfermer les personnes “dublinées” », indique Jean-Claude Mas. Le militant de la Cimade concède « une mesure intéressante. La protection subsidiaire [pour une personne qui n’obtient pas l’asile et dont l’État considère tout de même qu’elle fait face temporairement à un grand danger] sera prolongée de 1 an à 4 ans. » Mais « le reste du texte est inquiétant. Il consacre le renforcement de la chaîne de contrôle et d’éloignement et la logique de recours juridique sera réduite ». La durée maximale de rétention, actuellement de 45 jours, pourrait doubler. Le projet de loi prévoit également l’irrecevabilité d’un dossier de demande d’asile si la personne concernée est réadmissible dans un « pays tiers sûr ».

En clair, certains pays extérieurs à l’UE, par lesquels transitent les exilés, seront considérés comme « sûrs ». C’est le cas par exemple du Maroc, de la Tunisie ou encore de la Turquie. La notion de « pays tiers sûr » permettrait d’étendre le renvoi des « dublinés » aux frontières extérieures de l’Europe, sans aucune garantie de l’accès au droit d’asile. Il n’est d’ailleurs même pas garanti au sein de l’UE. Par exemple, en ce moment, « un certain nombre de pays comme l’Allemagne ou la France expulsent dans leur pays d’origine des Afghans sous procédure Dublin », dit Jean-Claude Mas. Pour lui, l’ensemble des mesures annoncées constitue un rabotage drastique du droit d’asile. La Cimade, explique-t-il, défend « le remplacement de Dublin par un système européen capable de proposer des conditions respectant les droits et le choix du pays pour l’asile, moyennant la possibilité d’une solidarité financière si un pays d’accueil est plus demandé qu’un autre. Ce respect partagé serait conforme à la Convention de Genève relative au statut des réfugiés ». « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays », dit son article 14.

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