L'invention du Livre de poche, entre démocratisation de la lecture et réactions épidermiques

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L'invention du Livre de poche, entre démocratisation de la lecture et réactions épidermiques

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Des livres de poche des éditions Hachette sont rangés, le 22 octobre 2002, sur l'étagère d'une librairie à Caen.
Des livres de poche des éditions Hachette sont rangés, le 22 octobre 2002, sur l'étagère d'une librairie à Caen.
© AFP - MYCHELE DANIAU

Un livre plus petit, moins cher, et donc plus accessible : c'est le pari qu'Henri Filipacchi fait en 1953 en lançant la collection du Livre de Poche. Ce format, si familier aujourd'hui, a pourtant suscité de vives réactions à l'époque. Exploration en archives.

Si le format du livre de poche est aujourd'hui l'un des plus vendus qu'il soit, son arrivée dans le paysage de l'édition en 1953 n'a pourtant pas été un long fleuve tranquille, suscitant un débat extrêmement vif sur la démocratisation culturelle et l'accès au livre. Exploration en archives de cette histoire d'un objet aujourd'hui bien familier du paysage culturel français.

"On ne peut pas vivre sans un livre dans sa poche"

En 1998, pour l'émission Lieux de mémoire, Jean-Marc Turine et Guy Peramaure consacraient un documentaire à la naissance de cette collection :

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Le Livre de Poche (Lieux de mémoire, 23.07.1998)

57 min

Durée : 57'33 • Archive INA - Radio France

Lorsqu'il lance la collection du Livre de Poche en 1953, Henri Filipacchi saisit une idée dans l'air du temps et qui a déjà fait son chemin à l'étranger, en Angleterre (avec la collection Penguin Books depuis 1935) et aux Etats-Unis notamment. Pour avoir travaillé sur de prestigieuses collections, telles que "La Pléiade", il a une grande connaissance du secteur de l'édition et de sa distribution. Il veut à présent impulser une nouvelle dynamique : rééditer dans un format plus petit et à moindre coût un classique pour le rendre plus accessible. Un idéal de démocratisation culturelle qu'il connaît bien, lui qui a sillonné les routes de France dans les années 1930 avec un "bibliobus", un bus transformé en bibliothèque.

Réduction des coûts de production et économies d'échelles sont à l'ordre du jour. Prix, format, papier, reliure : tout est renouvelé. Les premiers numéros paraissent, parmi lequels Koenigsmark (Pierre Benoit), Vol de Nuit (Saint-Exupéry), La Bête humaine (Zola) ou encore Les Mains sales (Sartre). Prenant exemple sur la distribution de la presse quotidienne, les tourniquets font leur apparition et les gens peuvent à présent se servir beaucoup plus facilement. Le rapport à l'objet livre change, comme le souligne le critique Yves Simon après avoir rappelé la légende qui entoure la naissance du Livre de Poche :

"Un livre avec lequel on vit" (Yves Simon)

1 min

Durée : 1'41 • Archive INA - Radio France

Le rapport au libraire change également, comme l'explique Henri Desmars, ancien libraire, qui se souvient au micro de Stéphane Bonnefoi : "Mettre le livre dans des tourniquets, c'était en contradiction totale avec les libraires de l'époque qui étaient habitués à servir le client. Mais il faut dire aussi que les clients avaient une attitude très différente vis-à-vis du libraire. C'est difficile à définir, c'est presque une certaine amitié qui se faisait : on avait son libraire, comme on avait son notaire à qui on confiait sa fortune et ses soucis. Ou son médecin. Mais en 1950, c'était ce qu'on appelle la clientèle bourgeoise."

Rapidement, les réactions se multiplient. Du côté des optimistes : Giono, Pagnol ou encore Prévert. "Le plus puissant instrument de culture de la civilisation moderne", selon Jean Giono. "Un moyen de culture presque aussi puissant que la radio ou la télévision" pour Marcel Pagnol. Jacques Prévert, quant à lui, file la métaphore : "Les gens disent toujours en parlant d’un film qui passe en exclusivité aux Champs-Elysées, j’attends qu’il passe dans mon quartier. Il ne passe jamais. Tandis que le Livre de Poche, lui, il passe dans leur quartier, ça c’est merveilleux."

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Danger pour le secteur du livre et de la librairie, dévalorisation voire avilissement de la culture, les réactions hostiles naissent. Certains écrivains, tels Henri Michaux et Julien Gracq, partisans d'une culture qui se mérite, refusèrent longtemps l'édition au format de poche. Dans l'opinion publique également, nombreux sont ceux qui redoutent une fin de "l'aristocratie des lecteurs", à l'instar de cet étudiant en 1964 qui déclarait : "Ça a fait lire un tas de gens qui n'avaient pas besoin de lire finalement, qui n'avaient jamais ressenti le besoin de lire. Avant ils lisaient Nous deux ou La Vie en fleurs. Et d'un seul coup, ils se sont retrouvés avec Sartre dans les mains."

Du Livre de Poche à l'édition en poche

L'initiative d'Henri Filipacchi a ouvert de nouvelles perspectives éditoriales et économiques. Très vite, le glissement sémantique s’opère et la marque “Livre de Poche” s’imprime comme un concept dans les esprits. Les concurrents se multiplient et nombreux sont les éditeurs qui lancent leur collection... de poche. En 1965, dans l'émission La Semaine littéraire, divers éditeurs présentent leur collection avant de laisser place aux critiques, professionnels et amateurs éclairés pour un vif débat sur le rôle du livre du poche.

Ce que je vois dans le Le Livre de poche, c’est la fortune d’un mot. (Georges Charbonnier)

Les Nuits de France Culture
59 min

A ceux qui s’insurgeaient contre le format de poche, redoutant la perte de la culture et le risque d'une trop grande banalisation du phénomène littéraire, comme un pied de nez, l'édition de poche s'est imposée dans la filière du livre, et représente en 2015 environ 14% des ventes de livres avec plus de 100 millions d'exemplaires vendus.

Le Livre de Poche, leader historique, continue aujourd'hui sa route dans le sillage de son père fondateur, remettant notamment au goût du jour des classiques. Audrey Petit, actuelle directrice littéraire de la fiction au Livre de Poche, insiste sur l'importance de ce travail du catalogue classique et de la littérature contemporaine. L'atour originel du Livre de Poche, son bas prix, pensé en corollaire d'un travail critique autour des œuvres, offre une liberté d'édition dont elle parle en ces termes : "ça nous permet presque de nous emparer de grandes figures de la littérature du XXe siècle, qui ne sont pas encore complètement identifiées comme classiques, et d'aider, modestement, à les faire devenir des classiques". A titre d'exemple, l'écrivaine hongroise Magda Szabó, prix Femina 2003, et rééditée au Livre de Poche à l'occasion du centenaire de son décès.

63 ans plus tard, à quoi ressemble le lectorat du Livre de Poche ? L'éditrice répond alors avec humour : "Le lecteur du Livre de Poche est celui que l'on voit dans le métro, et qui n'est jamais le même."

Le Cours de l'histoire
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