HARCELEMENT SEXUEL - "Elle est toujours aussi frigide votre collègue?" "Nooon, nous, pour lui dire bonjour, on lui met une main au cul, elle préfère ça."
La question vient du rédacteur en chef des sports auquel Hélène vient de tendre la main alors qu'il s'apprêtait à lui faire la bise. Elle a tendu la main parce que c'est ce qu'on lui avait appris quand elle était en études de commerce. Cette fameuse poignée de main qui ne doit être ni trop molle ni trop ferme. Maintenant, elle fait du journalisme, c'est son premier stage et elle croit que certains codes lui échappent.
La réponse, encore plus déplacée que la question, vient du journaliste qui travaille en face d'elle, avec lequel elle s'entend pourtant bien. Hélène est en colère. Elle contrôle, ironise et vanne du tac au tac son collègue. Ça y est, la rédaction s'excite: "Bah alors, elle a ses règles maintenant?!"
Retourner devant son ordinateur. Serrer les dents bien fort. Surtout ne pas tout exploser. Dans l'open space d'à côté, deux jours plus tôt, une de ses amies, Lucie, stagiaire elle aussi, lui a raconté une anecdote similaire. Ça commence comme ça. Une blague potache, de la lourdeur, du sexisme... Ou bien est-ce plus grave? Comment savoir?
Des années plus tard, après un appel à témoignages pour écrire cet article, Clotilde, Caroline, Sara, Maud, Marion, elles aussi, nous racontent être sorties de leur stage de presse quotidienne régionale avec des anecdotes similaires. Et certaines sont bien plus graves qu'une petite phrase.
Alors, la précarité du métier, les horaires à rallonge et la proximité entre confrères font-ils du journalisme un milieu particulièrement propice à ce genre de dérapage?
Non.
Marine, elle, a encore du mal à réaliser ce qu'il lui est arrivé, lorsqu'en stage chez un libraire, elle raconte ce moment où son patron, qui lui parlait volontiers de sa relation libre avec sa femme, lui a intimé de cirer les marches de la boutique devant des clients, alors qu'elle était en petite jupe.
Anaïs, aujourd'hui infirmière, raconte pire encore. "En stage, un interne qui avait jeté son dévolu sur moi me demandait systématiquement de faire des photocopies. C'était dans un cagibi, et à chaque fois, il fallait que j'y refuse ses avances. 'Je vais finir par te prendre ici sur la photocopieuse', me disait-il. Jusqu'au jour où il m'a attrapée par les cheveux et m'a embrassée dans le cou."
Louise était stagiaire-avocate, quand son supérieur l'a harcelée. Elle pensait que c'était un risque banal de son futur métier. "L'égo des avocats, qui empire avec l'âge, la séduction et la rhétorique sont des caractéristiques du métier. La frontière entre ces caractéristiques professionnelles et leurs agissements personnels est très floue. À l'époque, je pensais que c'était normal." Normal, alors pourquoi toujours si pesant?
De l'autre côté de la Manche, Laura avait 18 ans quand elle a connu le viol en même temps que La City de Londres. Elle était en stage de découverte dans un grand fond d'investissement, c'était son supérieur direct.
Le stagiaire-contrainte
Au moment où ça leur arrive, ces jeunes femmes-là ne savent pas comment réagir. Et par-dessus tout, elles sont stagiaires. Au bas de l'échelle, interchangeables, présentes pour une durée parfois extrêmement limitée, et dont l'avenir proche dépend essentiellement du bon vouloir de leur hiérarchie.
"La question du court terme est un levier de désintérêt et de sévérité de la part du supérieur", explique Ariane Calvo, psychologue spécialiste du souvenir traumatique et reconvertie après dix ans passés en ressources humaines. "Je l'ai constaté en RH. On ne voit les stagiaires qu'en terme de gestion logistique profondément ennuyeuse. Ça nous rajoute du temps de travail, on peut penser que c'est une perte de temps qui n'apporte rien."
Quid du maître de stage? "Il peut être tenté de voir ça comme de la formation qu'on dispense sans gagner d'argent dessus. Certains ont vraiment du mal à saisir le bénéfice des stagiaires."
Le stagiaire seul
"Quand un problème grave t'arrive, tu ne sais pas à qui parler, le risque c'est qu'ils ne te reprennent pas en contrat après. Là où j'étais par exemple, ils n'embauchent que rarement des gens qui ne sont pas déjà passés chez eux", raconte Manon, dont le maître de stage l'a très mal notée dans son rapport en lui disant d'un air narquois "Estime-toi heureuse, comme ça on ne dira pas que tu as couché avec moi". Tandis qu'un autre se plaisait à lui répéter: "Ma petite chérie, si c'est pas bien, je vais te donner des fessées". "J'ai rien dit. J'avais peur du blacklistage."
Si les stagiaires harcelés viennent voir les RH, "on va les renvoyer à leur école avec cette réflexion 'on est pas le bureau des pleurs ici'", relate la psychologue Ariane Calvo.
La position hiérarchique basse du stagiaire est par ailleurs schizophrénique: face à lui, "il a plusieurs référents: les collègues, le maître de stage, son directeur d'école, son prof, son responsable pédagogique...", énumère l'ancienne salariée en ressources humaines. "Et le stagiaire a parfois du mal à définir les rôles". Assez rapidement il se retrouve en réalité sans personne d'autorité à qui parler.
"On peut aussi reprocher au stagiaire de ne pas en avoir parlé avant. Cette remontrance va renforcer son sentiment de ne pas avoir été aussi débrouillard qu'on lui demandait. Et cette culpabilité en amont va contribuer à le pousser à ne rien dire du tout", termine Ariane Calvo.
Alice a le sentiment d'avoir eu plus de chance. Un photographe de son service de stage avec qui elle se retrouvait régulièrement seule en voiture, insistait pour faire avec elle des photos de nu. Elle a fini par en parler au directeur de sa rédaction avec qui elle s'entendait très bien. "Mais s'il n'y avait pas eu cette proximité avec ma hiérarchie, je ne l'aurais certainement pas évoqué. Ni à lui, ni à personne."
L'avenir en miroir
Louise, évoquée plus haut, a donc travaillé pour un cabinet d'avocats. Ici pas de ressources humaines, bien sûr. Mais un célèbre avocat, qui ne tarde pas à mettre sa confiance en elle et elle en lui. Quand, peu de temps après la fin de son stage, très pressant, il lui propose un verre, elle ne se méfie pas, il veut peut-être lui confier un dossier, qui sait?
Ce n'est que lorsqu'il a commencé à la caresser dans une chambre, dans laquelle elle avait refusé fermement d'entrer avant d'obtempérer face à l'autorité, que Louise prend conscience de ses intentions. Tout en réalisant que si elle refuse ses avances, il s'occupera de sa réputation.
Après le "non" définitif de Louise, il n'a pas tardé à mettre ses menaces à exécution en appelant différents cabinets pour ternir l'image de la future postulante. "Ce sont des hommes qui ont du pouvoir, qui ont de l'argent, qui se permettent tout et qui sont très vexés de se cogner à un refus", constate-elle. "Il y a le choc du harcèlement, où tu réalises que tu intéresses plus pour ton corps que pour tes compétences et où, de toute façon, tu ne peux rien dire car tu te ferais virer. Mais il y ensuite le choc professionnel: quand j'ai compris qu'il s'assurait de mon silence en me mettant des bâtons dans les roues pour la suite de ma carrière, j'ai trouvé ça profondément insupportable."
La toute-puissance issue du lien hiérarchique. "C'est cette autorité qui peut amener un chef à une prise de pouvoir perverse sur le stagiaire, qui conduit souvent au laisser-faire de la victime", explique la psychologue Ariane Calvo. Le sentiment de ne pas avoir le choix. Et surtout, "ce 'sentiment de valeur personnel bas', comme on dit en psychologie, de l'élève, toujours demandeur, qui va le pousser à chercher l'approbation de son supérieur pour exister". Avec l'avenir en ligne de mire qui empêche de dire non. Voilà les composantes de la mise en place du silence.
Parler malgré tout...mais à qui?
Pour briser l'omerta lors du stage, des cellules d'écoute psychologique au travail avec un numéro vert disponible 24h sur 24 existent sur internet. Mais la mieux référencée sur Google n'a pas de solution à nous apporter quand on la contacte. "Aucun stagiaire ne nous a jamais appelés", nous apprend notre interlocuteur. "Et si ça arrivait, on lui conseillerait éventuellement d'aller voir les représentants du personnel..." Sait-on seulement qui ils sont, lors d'un stage?
Cette cellule d'écoute semble soudain prendre conscience que les stagiaires n'ont quasiment aucun recours établi au sein de l'entreprise. "Même dans nos missions de sensibilisation chez le client, nous n'avons jamais pensé à les inclure dans nos de travaux de groupe", nous avoue-t-on.
Vers qui d'autre se tourner sans risque alors?
Ariane Calvo recommande l'école comme meilleur recours. "Ils peuvent prendre le stagiaire sous leur aile, lui retrouver un stage. C'est vraiment leur rôle plus que celui de l'entreprise elle-même. Parce qu'en payant l'école, l'élève est censé payer une forme de tutelle d'apprentissage."
"L'école? Quand j'ai évoqué le harcèlement sexuel à mon retour de stage, on m'a dit en rigolant 'Ah, ça c'est les risques du métier'", se rappelle alors Maud.
Aucun nom, même après une plainte pour viol
Face à la hiérarchie, une autre composante renforce la vulnérabilité du stagiaire victime de harcèlement sexuel: la crainte de nuire à sa propre carrière ou même de faire trop de vagues. À tous les niveaux. Surtout ne pas se faire la réputation de celui ou celle par qui le scandale arrive. Tout au long de cette enquête, pour chaque témoignage, les victimes nous on fait la même mise en garde: "Aucun nom, peu d'indices, s'il te plaît, c'est vraiment important pour moi". Important de ne prendre aucun risque, ni pour les victimes, ni pour les auteurs. On est loin de la "chasse à l'homme" dont certains ont accusé les #balancetonporc et autre #metoo.
C'est pourtant grâce à l'émergence de la parole permise par la triste affaire Weinstein que certaines anciennes stagiaires ont accepté de témoigner. C'est bien souvent en lisant des tweets ou en écoutant les médias qu'elles ont réalisé ce qu'elles avaient vécu. "Je pensais que c'était banal en tant que stagiaire, mais j'ai réalisé d'un coup que ça ne touchait pas que mon milieu professionnel", raconte Louise.
Laura aussi nous a dit "aujourd'hui je vais mieux, mais j'insiste, je veux que tu anonymises tout". Elle reconnaît cependant que "c'est important d'en parler, justement parce que notre vulnérabilité et notre quotidien nous obligent à ne jamais rien dire".
Et ce qu'elle a subi est particulièrement grave. Quand elle raconte son viol, ses mots sont clairs et précis, sa pensée structurée. Si un an plus tôt, Laura a porté plainte, ce n'était pas pour la reconnaissance, ni la justice, et encore moins pour l'argent, comme on a pu lui dire. C'était surtout pour que l'entourage de cet homme -son supérieur hiérarchique direct lors d'un stage découverte du monde de la finance- ne se fourvoie pas. "Je me suis mise à la place de sa fiancée, je me suis dit que c'était trop horrible d'épouser un violeur sans le savoir".
Laura a tout de suite su qu'elle venait d'être violée. "Mon 'non' avait été très clair et ma surprise aussi. Quand bien même je n'aurais rien dit, mon corps inerte et crispé suffisait à lui faire comprendre que je ne voulais pas". Le lendemain, elle retourne au travail pour assumer son dernier jour de stage. "J'étais au fond du trou mais je ne voulais surtout pas être la stagiaire qui avait peur, c'était exactement ce que mon agresseur aurait voulu."
La police londonienne a fini par classer sa plainte sans suite par manque de preuve. Au dernier étage de l'immeuble où les faits se sont déroulés, il n'y avait pas de caméra de vidéosurveillance. Les blessures sur son corps n'étaient pas suffisantes. "Et un rapport sexuel peut laisser des traces, ça ne veut pas forcément dire qu'il y a viol", lui a-t-on expliqué.
On le voit, il faut beaucoup de détermination et de confiance en soi pour porter plainte, avec le risque d'un "parole contre parole" harassant et souvent vain.
D'où l'importance pour les victimes de parler. "Je n'étais pas la seule, il en harcelait d'autres avant moi", murmure Louise. Autant de témoignages potentiels capables d'abolir l'impunité, même du plus intouchable des supérieurs. Car c'est bien l'union qui pourrait faire tomber ce règne du silence.
- Aucun stagiaire ne peut être sanctionné ou discriminé pour avoir subi ou refusé de subir des agissements de harcèlement sexuel. Aucun stagiaire ne peut-être sanctionné ou discriminé pour témoigner des agissements de harcèlement sexuel ou pour les avoir racontés. Tout salarié ayant procédé à des agissements de harcèlement sexuel est passible d'une sanction disciplinaire. Et enfin, tout employeur doit prendre toutes les dispositions nécessaires en vue de prévenir ces agissements.
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