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"Paradise Papers" : pourquoi nos dirigeants restent impuissants face à l'évasion fiscale
Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron ont tous affiché leur volontarisme pour lutter contre l'évasion fiscale.
YOAN VALAT / POOL / AFP

"Paradise Papers" : pourquoi nos dirigeants restent impuissants face à l'évasion fiscale

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L'évasion et l'optimisation fiscales endommagent gravement les finances publiques et pèsent sur l'intérêt général. Pourtant, les mesures nécessaires à la lutte contre ce fléau n'ont jamais été prises. Décryptage de dix années d'obstacles et de renoncements.

"L'évasion fiscale me révolte". Mine grave, ton solennel, Bruno Le Maire vitupère ce lundi 6 novembre à la tribune de l'Assemblée nationale contre la gigantesque entreprise d'évitement de l'impôt mise en place par les multinationales et les plus grandes fortunes, une nouvelle fois mise en lumière par les révélations des "Paradise Papers".

Le discours du ministre de l'Économie est-il sincère ou relève-t-il de la pantomime ? On peut se poser la question. En 2010, Nicolas Sarkozy - dont BLM était déjà ministre, de l'Agriculture - avait triomphalement annoncé la "fin du scandale des paradis fiscaux". Son successeur, François Hollande, avait inscrit dans son programme l'interdiction pour les banques d'exercer dans ces paradis fiscaux - qui existaient donc encore. Et le ministre Bruno Le Maire a promis cette semaine qu'Emmanuel Macron" poursuivrait le combat contre l'évasion fiscale", dont la France aurait "toujours été à la pointe". Beaucoup d'autosatisfaction, en somme, qui paraît déconnectée au vu de cet âpre constat : en 2017, la France perdrait toujours entre 50 et 80 milliards d'euros par an à cause de l'évasion fiscale. Finalement, la litanie des scandales fiscaux (UBS, Offshore Leaks, Lux Leaks, Swiss Leaks, Panama Papers) qui scande l'actualité depuis dix ans révèle donc une chose : soit la France a perdu le combat, soit elle ne le mène pas à fond.

La nature des dernières révélations, les "Paradise Papers", amène plutôt à considérer la deuxième option. En effet, les scandales précédents traitaient plutôt de fraude, un comportement contre lequel on peut lutter mais qui est quasiment inévitable - une loi est par nature transgressée. "Ce qui est très intéressant avec les Paradise Papers, c'est qu'ils révèlent des faits légaux, souligne pour Marianne Éric Alt, vice-président de l'association Anticor. On s'aperçoit que l'évasion fiscale interroge la qualité de la règle de droit, et les intérêts derrière sa fixation". Si les plus fortunés et les multinationales continuent d'"optimiser", c'est donc bien aussi parce que l'Etat le leur permet, soit en fermant les yeux, soit en échouant à produire des lois efficaces.

Le verrou de Bercy, archaïsme français

L'exemple le plus symptomatique est peut-être le "verrou de Bercy", exception française unique au monde : dans le droit pénal de notre pays, c'est au ministre de l'Économie et à son administration - et non pas à la justice - de décider d'engager des poursuites contre les fraudeurs fiscaux. De quoi ouvrir la porte à des arrangements totalement opaques et à des conflits d'intérêts. "Tant qu'il n'y a pas de transparence sur le sujet, il y a le soupçon que des décisions soient déterminées pour des raisons de complaisance", regrette Éric Alt. La majorité parlementaire LREM a eu cet été l'opportunité de supprimer cet archaïsme français : il n'en a rien été. Au contraire, le gouvernement a sagement veillé à faire annuler par les députés un amendement qui mettait fin au "verrou de Bercy", pourtant adopté par le Sénat.

Argument utilisé pour justifier ce mécanisme : l'administration serait plus efficace que la justice pour faire payer des amendes. Mais les chiffres prouvent exactement le contraire. Dans un article du Monde diplomatique, la magistrate Eva Joly révèle que sur "50.000 contrôles approfondis réalisés chaque année par les enquêteurs fiscaux, près de 16.000 donnent lieu à des sanctions pécuniaires pour cause de fraude intentionnelle". Sur ces 16.000 dossiers, seuls 4.000 sont transmis à l'échelon départemental, 1.000 arrivent à l'administration centrale, qui fait passer une liste réduite à la commission des infractions fiscales... laquelle, à nouveau, "invalide près d'un dossier sur dix". Au total, regrette Manon Aubry, responsable de plaidoyer justice fiscale et inégalités à l'association Oxfam, "les trois quarts des 1.000 poursuites judiciaires contre les fraudeurs fiscaux se soldent par des peines de sursis, et à peine 150 par de la prison ferme".

Difficile de dissuader les fraudeurs si les sanctions encourues ne sont pas à la hauteur. D'autant que les moyens donnés à la justice pour investiguer se réduisent chaque année. Eva Joly fait le compte : "Vingt-sept juges d'instruction au pôle financier de Paris en 2001, treize en 2007, huit en 2012"... Côté administration, la direction générale des Finances publiques, qui compte en son sein les enquêteurs fiscaux, a perdu plus de 11.000 agents entre 2008 et 2012. Eva Joly voit "dans cette justice de classe une victoire culturelle des possédants". "En alimentant les discours anti-impôts et en dénonçant une pression fiscale présentée comme insoutenable, ils ont tenté de légitimer la fraude", s'exaspère encore la candidate écologiste à la présidentielle de 2012.

Le Conseil constitutionnel, allié objectif de l'évasion fiscale

Et quand le gouvernement ne renonce pas à combattre l'évasion fiscale, une autre institution l'en empêche : le très encombrant Conseil constitutionnel, qui a presque systématiquement censuré depuis des années toute avancée sur le sujet : obligations de transparence des intermédiaires financiers, hausses des taux d'imposition pour les contribuables ayant des activités dans les paradis fiscaux, publication de registres publics des sociétés et trusts, "taxe Google" sur les activités des grands groupes en France... Toutes ces dispositions, les "Sages" de la rue Montpensier les ont cassées, au motif qu'elles contrevenaient à la loi fondamentale de la République. "Le Conseil fait une interprétation de la Constitution qui cache des considérations politiques analyse Éric Alt, d'Anticor. S'agissant de la matière fiscale, le Conseil constitutionnel a une conception extensive des droits individuels, qu'il privilégie à l'intérêt général".

Manon Aubry souligne aussi les "décisions politiques prises en toute opacité" par le Conseil constitutionnel et insiste également sur leurs failles juridiques : ses membres invoquent systématiquement la "liberté d'entreprendre" au motif que celle-ci figure au 3e article de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Mais aux titres 13 et 14 de ce texte fondateur, on trouve aussi la nécessité du consentement à l'impôt et l'égalité de tous devant l'impôt... D'ailleurs, la jurisprudence du Conseil constitutionnel précise bien que la liberté d'entreprendre n'est "ni générale ni absolue". Comment expliquer alors ses décisions préjudiciables à la lutte contre l'évasion fiscale ? Les représentants d'Oxfam et d'Anticor contactés pour cet article nous ont confié ne "jamais avoir été entendus" par le Conseil constitutionnel avant les décisions importantes, au contraire de lobbyistes de multinationales ou de représentants du Medef...

L'Europe en guerre civile fiscale

Mais la lutte contre les fraudeurs fiscaux n'est pas circonscrite à Paris. Si la tâche est si difficile, c'est parce qu'elle est nécessairement européenne, voire mondiale. De ce point de vue, la France s'est lié les mains dès le départ en ratifiant le traité de Lisbonne : pour tous les sujets liés à la fiscalité, les textes de l'Union européenne (UE) prévoient que les décisions doivent être prises à l'unanimité, et non à la majorité qualifiée comme dans d'autres domaines. "Si on avait fixé dans les objectifs de l'UE une coopération en matière fiscale, on serait arrivé à lutter contre la fraude fiscale, regrette Éric Alt. Mais la réforme des traités de Lisbonne ne prévoit pas d'intergouvernementalité, il n'y a aucun plan B". Seule possibilité pour avancer : déroger aux traités... Car la Constitution de cette UE libérale est très favorable aux multinationales et aux grandes fortunes. "Le texte est toujours le produit de rapports de force, des groupes d'intérêt y trouvent une traduction politique", glisse Éric Halt, qui appelle à "remettre en question la légitimité" des règles de droit au niveau européen.

Résultat, l'UE est déchirée par ce que Manon Aubry appelle "la guerre fiscale du 21e siècle" : une course effrénée entre Etats membres pour attirer le maximum de capitaux grâce à une fiscalité plus favorable que celle du voisin. L'économiste Gabriel Zucman parle au Monde d'une "optimisation agressive au cœur même de l'Europe", des pays "attirant des grandes entreprises et des riches particuliers avec des taux d'imposition très faibles, qui ne seraient pas venus se domicilier fiscalement chez eux sinon". En dix ans, les bénéfices des entreprises ont augmenté de 10%, d'après Manon Aubry, quand les recettes de l'impôt sur les sociétés ont en revanche baissé de 40%. Un cercle vicieux sans issue pour les Etats. "Si le petit jeu consiste à baisser le taux d'imposition fiscale, on va vers une course à l'abîme. Il y aura toujours un Etat avec une fiscalité plus réduite !", s'alarme Eric Alt, qui plaide pour un accord international relevant le taux et surtout l'assiette de l'impôt sur les sociétés.

Les difficultés de l'Europe à lutter contre l'évasion fiscale se matérialisent par quelques "oublis" : la liste française des paradis fiscaux, par exemple, ne comprend que 7 pays, dont pas un seul n'est membre de l'UE... La tentative de liste dressée par l'OCDE, censée répondre à la crise de 2008, a abouti à une vaste plaisanterie : aujourd'hui, seule la Trinité-et-Tobago y figure ! Quant au projet de "liste noire" des paradis fiscaux que l'UE s'apprête à finaliser, la Commission de Bruxelles a déjà averti : aucun pays européen n'y figurera. Une précaution qui laisse songeur, quand on pense aux subterfuges utilisés par l'Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas pour attirer les capitaux.

Les fraudeurs fiscaux courent très vite. Les États viennent de se mettre à marcher doucement.
Manon Aubry

Reste une solution pour la France : jouer un rôle moteur au sein de l'UE pour pousser ses partenaires à prendre le chemin de la transparence et d'une lutte réelle contre l'évasion fiscale. "Tout n'est pas noir", concède Manon Aubry d'Oxfam, qui loue notamment la mobilisation des députés de la législature précédente dans ce combat. Mais "depuis l'élection d'Emmanuel Macron, la France est devenue très passive", regrette l'activiste, qui considère que "les choses pourraient très vite bouger" si la France se muait en chef de file. "Quand on observe les mesures adoptées par le nouveau gouvernement, on voit bien qu'il ne veut pas heurter la sensibilité des entreprises et qu'il défend la notion de compétitivité fiscale", peste Manon Aubry. Pour Éric Alt, "la France est plutôt dans les bons élèves sur le plan européen, mais défend-elle ses positions avec le rapport de force et l'énergie politique qui convient ?". D'après le magistrat, les grands Etats européens sont tout à fait à même de s'affranchir des traités et de faire avancer des dossiers en "faisant de l'intergouvernemental", c'est-à-dire en ignorant la règle de l'unanimité en matière fiscale. "Si la France, l'Allemagne, le Portugal et l'Espagne se mettent d'accord, on peut pousser le sujet de la fraude et avancer", insiste le vice-président d'Anticor. Seulement, cette "volonté politique d'engager un rapport de force" a semble-t-il manqué à nos dirigeants, ces dix dernières années...

Pour l'économiste Gabriel Zucman, "il y a un conservatisme intellectuel et fiscal très fort en France. La classe politique semble convaincue que la bonne façon de répondre aux problèmes d'optimisation fiscale, c'est de moins taxer les multinationales". Et ce proche de Thomas Piketty d'inviter la France à faire fi de ses voisins européens et à "faire cavalier seul" en réformant sa fiscalité pour imposer les grosses entreprises. "Ceux qui pratiquent l'évasion fiscale courent très vite, alors que les Etats viennent de se mettre à marcher doucement, sous la pression de l'opinion publique", résume Manon Aubry. Il serait temps d'accélérer le pas, histoire de ne pas perpétuer la vaine litanie des indignations devant les prochaines "Leaks" ou "Papers"...

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne