Le permafrost

l’autre menace climatique

Par Simon Roger

Photos Paolo Verzone, Agence VU pour Le Monde

Samoïlov, 72° 22’ de latitude nord, 126° 29’ de longitude est. Ce bout de terre de 5 kilomètres carrés est l’un des 1 500 îlots disséminés dans l’embouchure du fleuve Léna. Une île isolée à plus de 4 000 kilomètres de Moscou, accessible après plusieurs heures de bateau depuis Tiksi, la ville portuaire du nord de la Sibérie, et pourtant très surveillée. Samoïlov est située dans la zone militaire spéciale recouvrant la frontière septentrionale de la Russie. Elle est aussi une fenêtre ouverte sur la réserve naturelle qui s’étend entre l’embouchure du fleuve et les contreforts des monts Karaoulakh.

D’une étendue de 14 300 kilomètres carrés, la réserve a été établie en 1985 pour préserver ce territoire de toundra, riche en ressources minières, de toute exploitation. Car le delta de la Léna possède une biodiversité remarquable. Dans les bras tentaculaires du fleuve qui se jette en mer de Laptev frayent de nombreux poissons : esturgeons, saumons, omouls… Près des lacs et des tourbières viennent nicher les oiseaux migrateurs. La toundra, figée par le froid l’hiver, se pare chaque été d’une flore foisonnante.

Le delta est aussi le refuge des rennes, des bœufs musqués, des renards polaires, des lemmings, des hermines, d’oiseaux marins et de rapaces. Un sanctuaire que les gardes de la réserve défendent notamment en luttant contre le braconnage et en faisant respecter des quotas de pêche. Mais le réchauffement climatique, deux fois plus élevé aux latitudes polaires que dans les régions tempérées, transforme cette biosphère unique. Des ours bruns ont par exemple élu domicile dans ces hautes latitudes, jusqu’ici territoire naturel des ours polaires.

Arrivée de nuit sur l'île de Samoïlov. Pour rejoindre le rivage, les scientifiques de l'Institut Alfred Wegener pour la recherche polaire et marine (AWI), embarqués sur le bateau des phares et balises qui patrouille dans le delta, doivent réquisitionnent le canot à moteur de l'équipe russe stationnée sur l'île.

Devant la cabane en bois où cohabitent des chercheurs en mission sur Samoïlov et les gardes de la réserve naturelle, une petite table a été installée pour vider le poisson pêché dans la Léna. "Sever" ("Nord" en russe), l'un des deux chiens malamoutes de l'île, n'est jamais très loin.

Depuis le centre du petit îlot de 5 kilomètres carré, la nouvelle station de recherche de Samoïlov est reconnaissable à ses bâtiments peints aux couleurs du drapeau russe.

Les conduites d'acheminement de l'eau pompée dans la retenue sont protégées du froid. Les températures à ces hautes latitudes sibériennes peuvent atteindre les -30°, voire -40°C, au plus fort de l'hiver arctique.

La lente et irréversible érosion qui grignote Samoïlov menace de livrer aux flots de la Léna la cabane en bois construite près du rivage. A terme, c’est l’île elle-même qui pourrait disparaître. Les fortes crues qui suivent la fonte des glaces, au printemps, fragilisent les côtes de Samoïlov. Mais l’îlot pâtit surtout de la dégradation du permafrost sous l’effet du réchauffement climatique. Appelés aussi pergélisol, ces sols dont la couche supérieure dégèle en saison chaude conservent en profondeur une température en dessous de zéro degré pendant au moins deux ans consécutifs.

« L’écosystème de Samoïlov fait face à une potentielle extinction », conclut prudemment un article de la revue Biogeosciences consacré à l’étude du site. Pour l’Allemande Julia Boike, qui a coordonné l’étude, et ses collègues de l’Institut Alfred Wegener pour la recherche polaire et marine (AWI), pas question de se résoudre à cette perspective.

Chaque année, d’avril à septembre, les chercheurs de l’AWI et leurs partenaires russes de l’Institut de recherche sur l’Arctique et l’Antarctique de Saint-Pétersbourg et de l’Institut Melnikov du permafrost de Iakoutsk se relaient sur Samoïlov afin d’y étudier l’altération des sols sédimentaires, les transformations du paysage et les interactions entre réchauffement du climat et dégel du permafrost.

Un petit groupe de chercheurs allemands de l'AWI débarquent sur Kouroungnakh, une autre île de l'embouchure du fleuve. De nombreux amas de bois encombrent la plage, souvenirs des fortes crues du fleuve.

Cette île voisine de Samoïlov intéresse les scientifiques en raison notamment de son permafrost très riche en glace.

L'une des vallées encaissées de Kouroungnakh. L'île de Samoïlov, en revanche, se résume en un plateau de faible altitude délimité par des plages sablonneuses.

Anne Morgenstern, géomorphologue de formation, sur l'île de Kouroungnakh. La canne qu'elle semble tenir est une tige métallique, graduée, qui permet de mesurer la profondeur de sol dégelé ou "zone active" selon le vocable des chercheurs.

Deux tiers de la superficie russe

L’île, équipée d’une station de recherche moderne financée par l’Institut Trofimouk du pétrole, de géologie et de géophysique de Novossibirsk, est un poste d’observation privilégié : le pergélisol occupe 95 % du territoire sibérien et les deux tiers de la superficie russe. A plus large échelle, les sols gelés couvrent le quart de l’hémisphère Nord, principalement en Alaska, au Canada, au Groenland, en Russie et en Chine.

L’Europe occidentale se distingue par un permafrost de type alpin, présent dans plusieurs massifs montagneux. D’une composition et d’une géodynamique différentes de celles de son cousin des hautes latitudes, il est sensible, comme lui, aux variations climatiques. Le 23 août, un glissement de terrain provoqué par le dégel du pergélisol a emporté huit randonneurs près du village suisse de Bondo.

« Le permafrost sibérien est à certains endroits très ancien, pouvant remonter au pléistocène [– 2,6 millions d’années à – 11 000 ans], avance Julia Boike. Il est très froid, à une température de – 9 °C environ, et il est très profond. On en a trouvé à près de 1 500 mètres de profondeur dans le nord de la Iakoutie. »

« A Samoïlov, il a pour autre caractéristique d’être relativement stable et très riche en matières organiques avec la présence de tourbières », ajoute l’enseignante-chercheuse avant d’enfiler d’épaisses bottes en plastique, indispensables pour progresser dans la toundra spongieuse qui domine à la surface de Samoïlov. Les jeunes doctorants qui l’accompagnent, ce matin de septembre, embarquent avec elle pour Kouroungnakh. L’île voisine présente d’imposants complexes de glace et un relief modelé par les thermokarsts, ces affaissements de terrains anciennement gelés.

Les vallées arpentées six heures durant par les chercheurs de l’AWI ruissellent d’eau. « Nous voulons comprendre si l’eau qui irrigue le terrain provient des précipitations saisonnières ou si elle résulte des blocs de glace qui fondent avec la dégradation des sols », explique la géomorphologue Anne Morgenstern, sac à dos rempli d’échantillons d’eau prélevés tout au long du trajet et carnet de notes à portée de main.


Chaque année, Nico Bornemann, ingénieur de l'AWI, fait le déplacement jusqu'à Sardakh, une autre île du delta de la Léna, où a été foré un puits de 100m de profondeur dans le permafrost. Il n'a pas d'autre choix que de venir sur place pour recueillir les données de température transmises par les capteurs tapissant le puits .

Dans la toundra humide et tourbeuse de Sardakh, un étudiant de l'institut allemand pour la recherche polaire et marine plante la tige graduée afin d'évaluer l'épaisseur de sol dégelé. Les chercheurs découpent aussi des échantillons de sol pour en examiner leur composition et leur température.

Première mission dans le delta de la Léna pour Katharina Anders. Cette étudiante en géoinformatique arctique, ici sur la plage de Sardakh, s'arrête devant une falaise éboulée sous l'effet combiné du dégel du permafrost et de l'érosion côtière.

Une sorte d’immense congélateur

Le réchauffement du permafrost, en Sibérie comme dans les autres régions où les scientifiques ont déployé leurs instruments de mesures, est avéré. Grâce aux capteurs disposés dans plusieurs puits, forés parfois jusqu’à 100 mètres de profondeur, l’équipe germano-russe de l’expédition Léna a enregistré une augmentation de température de 1,5 à 2 °C depuis 2006.

Julia Boike, spécialiste du permafrost à l’Institut Alfred Wegener pour la recherche polaire et marine (AWI)

« On assiste à une réelle tendance au réchauffement dans le sol et à une hausse des températures atmosphériques hivernales, confirme Julia Boike. Si le gradient thermique change, c’est toute la balance des flux d’énergie, d’eau, de gaz à effet de serre qui s’en trouve modifiée. » Un constat préoccupant alors que l’Arctique contribue à la régulation de toute la machine climatique terrestre.

« Le permafrost est un immense congélateur, schématise Torsten Sachs, du Centre de recherche allemand pour les géosciences (GFZ), qui entame sa huitième mission sur l’île. Si vous laissez la porte du congélateur ouverte, votre pizza dégèle, votre crème glacée fond et les microbes se nourrissent de ces éléments organiques ! » A défaut de denrées consommables, le pergélisol libère des matières organiques qui, soumises à l’activité microbienne, produisent du CO2 en présence d’oxygène ou du méthane en milieu anaérobie, à l’instar des tourbières de Samoïlov.

Ces deux gaz à effet de serre (GES) participent à l’élévation de la température qui entretient la destruction du permafrost et le largage de GES. La communauté de la recherche périglaciaire, qui nomme le phénomène « rétroaction liée au carbone du pergélisol », estime que les sols gelés stockeraient 1 500 gigatonnes de carbone, le double de la quantité de carbone dans l’atmosphère.

Réchauffement supplémentaire

Dans quelle proportion de dioxyde de carbone et de méthane le carbone relâché par les sols en dégel se fait-il ? Sachant que le méthane crée 25 fois plus d’effet de serre sur un siècle que le CO2. « C’est l’un des grands débats à venir », confesse Gerhard Krinner, chercheur CNRS à l’Institut des géosciences de l’environnement de Grenoble.

L’inquiétude est d’autant plus forte que les modèles pris en compte dans les scénarios de réchauffement du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) n’intégraient pas, jusqu’à présent, ce mécanisme de rétroaction du pergélisol. « Le réchauffement supplémentaire attribuable au dégel du permafrost est de l’ordre de 10 % », avance Gerhard Krinner. Les émissions du permafrost pourraient ainsi faire grimper le thermomètre de 0,3 °C d’ici 2100.

Dans le laboratoire de la station de recherche, maintenue à une température constante grâce à la centrale thermique alimentée par trois gros générateurs au bruit assourdissant, les chercheurs scrutent les courbes de ces gaz à effet de serre rejetés dans l’atmosphère. Les pics de méthane se répètent en été, mais l’analyse des données reste un exercice délicat dans ces hautes latitudes. La première période de mesure (2002-2012) s’est faite sans les équipements automatisés dont dispose la base moderne, opérationnelle depuis 2013.

Trois ans plus tôt, lors d’une visite à Samoïlov, le président russe Vladimir Poutine avait estimé que la coopération germano-russe sur le permafrost méritait des infrastructures plus performantes. Jusque-là, les chercheurs de l’AWI – dont la première mission sur l’île remonte à 1998 – devaient se contenter du strict minimum et se trouvaient contraints de dormir sous des tentes de toile, de se chauffer à partir du bois flotté charrié par la Léna et d’utiliser la cabane des gardes de la réserve comme quartier général.

La nuit est tombée sur Samoïlov et pourtant, la station de recherche reste éclairée par de gros projecteurs. L'énorme générateur de la station produit plus d'électricité que ce qui est nécessaire. Résultat : l'équipe qui administre la plate-forme n'attache peu d'importance au gaspillage énergétique.

A quel rythme ?

L’hivernage était alors inenvisageable. « On ne pouvait tout simplement pas enregistrer de données en hiver, témoigne Torsten Sachs. Il aurait fallu alimenter le générateur extérieur de l’époque tous les trois jours, parfois par – 40 °C, en pleine nuit polaire. » Les autres limites à l’interprétation des données collectées sont plus classiques. Dix ans constitue une période d’étude trop courte pour dégager une tendance de l’évolution des flux gazeux sur le long terme. Il faudrait aussi multiplier les points d’observation, une gageure en Sibérie, dont la superficie équivaut à plus de vingt fois la France.

A bonne distance de la nouvelle station, peinte aux couleurs du drapeau russe, l’équipe de l’AWI achève l’installation d’un « igloo » qui accueillera en 2018 le matériel informatique et électrique de la nouvelle tour météorologique. Le cocon de fibre de verre devrait offrir des conditions d’enregistrement stables, à l’abri des rafales du vent ou des tempêtes de neige qui sévissent pendant l’hiver sibérien. Comme les autres édifices bâtis sur l’île, l’igloo a un socle sur pilotis afin d’absorber les mouvements du terrain. En un an seulement, le terrain s’est affaissé de 10 cm autour des piliers de la première tour météo.

Installation d’un « igloo » près de la tour météo de l'île de Samoïlov. Le cocon de fibre de verre devrait offrir des conditions d’enregistrement stables, à l’abri des rafales du vent ou des tempêtes de neige qui sévissent pendant l’hiver sibérien.

Pendant le long hiver sibérien, neigeux et glacial, seul ce tank muni de chenilles permet au personnel russe de la base stationnant sur se déplacer sur l'île

« Qu’il existe une interaction entre réchauffement du climat et dégel du permafrost, cela ne fait plus aucun doute », affirme Peter Schreiber entre deux séances d’assemblage des panneaux de l’igloo. « La question, désormais, est d’évaluer à quel rythme le permafrost va continuer de se désagréger et comment la nature va réagir à ce processus », considère l’ingénieur chargé de la station météo.

La nature reste la grande ordonnatrice face aux bouleversements que subit la Sibérie arctique, estime Fédor Selvakhov. Le chef de la station de recherche veut bien admettre certains changements dans l’environnement qui l’entoure : « Il y a vingt ans, par exemple, il n’y avait pas un seul arbre dans la région, juste la végétation rase de la toundra. En me déplaçant dans le delta l’année dernière, j’ai vu des arbres de 2 mètres de haut. »

Mais ce Iakoute né au bord de la Viliouï, un affluent de la Léna, ne croit pas aux causes anthropiques du changement climatique. « C’est le cycle de la nature. Il faisait chaud ici il y a deux cents ans, puis il a fait plus froid, et on assiste aujourd’hui à une nouvelle période chaude », soutient-il, à son bureau décoré de fossiles découverts dans les environs.

Günter Stoof, alias « Molo », est le technicien de l’AWI qui a séjourné le plus de temps sur Samoïlov. A 65 ans, il jure que cette saison sera la dernière de sa carrière. Molo a fait le compte : il a participé à 48 expéditions en Arctique et en Antarctique.

Défenses de mammouth

Quant au pergélisol, « il se réchauffe peut-être, mais pas vite ». « Lorsque l’on extrait du sol une défense de mammouth, on se rend compte que l’autre extrémité, celle encore prise dans la terre, est toujours gelée. C’est bien le signe que le permafrost demeure très froid », argumente le responsable. Conséquence inattendue du dégel des sols du Grand Nord, la chasse aux ossements fossilisés prospère en Sibérie. De nombreux ossements affleurent désormais sur les terrains dégradés des îles qui couvrent le delta.

Plus de trois millions de mammouths laineux auraient parcouru la steppe sibérienne avant l’extinction de l’espèce, à la fin de l’ère glaciaire. Contrairement au commerce d’ivoire d’éléphant, prohibé, le commerce d’ivoire de mammouth n’est pas illégal. Près de 60 tonnes seraient déterrées chaque année pour alimenter notamment le marché chinois. L’île Wrangel, dans l’archipel de la Nouvelle-Sibérie, a abrité une forte colonie, dont attestent les milliers d’os extraits sur place par des « chasseurs de mammouths » peu scrupuleux.

Le nord de la Iakoutie (République de Sakha) et le delta de la Léna ne sont pas épargnés. « Le prix d’un kilo d’ivoire de première qualité atteint 900 dollars. Il suffit de trouver une ou deux défenses pour avoir de quoi vivre pendant une année. Fini la pêche ou la chasse au renne sauvage », se désole Alexandre Goukov, qui a dirigé la réserve naturelle entre 2002 et 2014 et entretient aujourd’hui, à Tiksi, son propre musée d’histoire naturelle.

Alexandre Goukov, directeur du musée d’histoire naturelle de Tiksi et ancien responsable de la réserve naturelle du delta de la Léna

L’attention portée au permafrost sibérien amène aussi de bonnes surprises. Lors d’une mission en avril sur Samoïlov, la biologiste Katia Abramova a fait une découverte surprenante sur le phénomène de diapause, ou vie ralentie. Identifiant des copépodes (une espèce de crustacés planctoniques) sur des carottes de glace prélevées dans un réservoir naturel d’eau, elle est parvenue à réactiver les organismes. Réveillées, les femelles copépodes ont entamé leur cycle de reproduction et ont pondu des œufs qui se sont ensuite développés. « Pendant des millions d’années, les espèces se sont adaptées au réchauffement et au refroidissement », conclut la chercheuse russe, qui interprète cette découverte comme un exemple de l’étonnante faculté d’évolution des espèces, quitte à minorer les effets délétères du changement climatique sur la biodiversité mondiale.

Günter Stoof, alias « Molo », comprend la mentalité de ses amis russes. « C’est la nature qui décide, pas l’homme », soutient le technicien de l’AWI qui a séjourné le plus de temps sur Samoïlov. A 65 ans, il jure que cette saison sera la dernière d’une carrière riche de 48 expéditions en Arctique et en Antarctique. Originaire d’Allemagne de l’Est, il a été le plus jeune membre de l’expédition soviétique de près de deux ans (1975-1977) chargée de construire une base en Antarctique. Il a ensuite multiplié les séjours, seul ou en équipe, dans les régions polaires.

Au gré du parcours de Molo, une autre histoire s’esquisse, celle de la coopération entre la RDA et l’URSS pendant la guerre froide. Après la chute du mur de Berlin, un comité scientifique avait été chargé de réfléchir au fonctionnement de la recherche de l’Allemagne réunifiée.Il avait recommandé de maintenir cette expertise polaire et de la structurer autour de l’unité de recherche de l’AWI basée à Postdam. « On y a retrouvé des spécialistes comme Molo ou Christine Siegert, qui avaient vingt ans d’expérience sur le permafrost par leur travail en commun avec les Russes », retrace Anne Morgenstern.

Ville portuaire et ville de garnison longtemps active, la petite cité du nord de la Russie est désormais à l'abandon. Une grande partie de ses habitants ont été chercher du travail ailleurs, ses logements se fissurent sous l'effet des températures extrêmes de l'hiver arctique et des tassements du sol liés au dégel du permafrost.

C'est dans un vaste appartement du centre e Tiksi qu'Alexander Gukov, ancien responsable de la réserve du delta de la Léna, a installé son musée de l'histoire naturelle sibérienne. Cet étonnant capharnaüm permet d'admirer notamment un squelette presque complet de mammouth

L’étude des sols gelés s’est propagée en Russie dès le début du XXe siècle, accompagnant les choix stratégiques de Moscou. La politique d’extension vers les territoires de l’Est et du Nord, riches en hydrocarbures et en ressources minières, ne pouvait se faire sans la construction du Transsibérien. Mais pour mener à bien ce projet titanesque, il fallait d’abord développer une science de l’ingénierie sur le permafrost, omniprésent dans ces régions.

Un Institut du permafrost est créé à Moscou à la fin des années 1930, il est déplacé à Iakoutsk en 1960. La grande ville de l’Est sibérien repose intégralement sur des sols gelés. Deux galeries souterraines (à 4 et 12 m de profondeur), creusées sous les fondations de l’institut, offrent un accès « direct » au pergélisol. Les strates sableuses des parois témoignent de l’histoire géologique de la ville, construite sur une terrasse alluviale de la Léna.

Anthrax et vastes cratères

De lourdes portes maintiennent la température des galeries sous zéro degré. « Le dégel du permafrost constitue un danger pour la planète, mais à l’échelle de la Iakoutie, pour le moment, il reste assez stable », relativise Mikhaïl Grigoriev, l’un des deux vice-présidents de l’institut, avant d’ajouter : « Dans d’autres régions, en revanche, les effets du dégel sont plus visibles, notamment à Iamal. »

Après un été 2016 anormalement chaud, la péninsule de l’ouest de la Sibérie a subi une épidémie d’anthrax – pour la première fois en Russie depuis 1941, selon l’Institut d’épidémiologie de Moscou – provoquée par le dégel du permafrost dans lequel la bactérie était conservée. Le territoire de la Iamalo-Nénétsie a fait également la « une » des médias russes après la découverte de vastes cratères. Ils résulteraient là encore du réchauffement du permafrost. « La région est riche en gaz. En dégelant, les sols libèrent des bulles gazeuses qui expliquent ces explosions », analyse M. Grigoriev.

Iakoutsk possède depuis les années 1960 un institut du permafrost, l'institut Melnikov. La grande ville de l’Est sibérien repose intégralement sur des sols gelés. Deux galeries souterraines (à 4 et 12 m de profondeur), on été creusées dans le permafrost. Elles servent aujourd'hui d'entrepôts mais aussi de lieux pédagogiques pour expliquer les caractéristiques et les enjeux ce ces sols gelés qui couvrent le quart de l'hémisphère Nord.

Aucun phénomène de ce type n’a été, pour l’instant, observé à Samoïlov, ni même en Alaska ou dans le Nord canadien. Un réseau mondial, le Global Terrestrial Network for Permafrost (GTN-P), agrège aujourd’hui les informations de plus de 250 sites. Il a pour double objectif de « mutualiser les connaissances mais aussi valider les nouveaux modèles climatiques », résume Hugues Lantuit, chercheur à l’AWI, l’institution référente du réseau.

Un nouveau pan de recherche se développe par ailleurs sur le permafrost alpin. La prochaine Conférence européenne du permafrost, en juin 2018, à Chamonix, devrait permettre un état des lieux de ces travaux, bien avancés en Suisse mais encore embryonnaires en France.

L’érosion côtière et ses impacts économico-sociaux devient un autre sujet de préoccupation, le tiers des côtes du monde entier étant situé dans des zones de pergélisol. En mer de Laptev ou en mer de Beaufort (en Amérique du Nord), l’érosion du littoral atteint à certains endroits plus de huit mètres par an et conduit des communautés villageoises à planifier leur relocalisation. A Samoïlov, la cabane en bois construite près du rivage tient toujours debout. Mais pour combien de temps ?

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