La troupe de théâtre parisienne « Les Insurgés » met en scène la pièce Martyr, de Marius Von Mayenburg. Au cœur de l’histoire, un jeune homme fasciné par la Bible se retrouve en lutte perpétuelle avec le monde qui l’entoure. Cette pièce, créée en 2012, trouve évidemment un écho tout particulier, cinq ans plus tard dans la capitale française. Nous avons assisté à une représentation. Édito.

Les acteurs sont déjà positionnés sur la scène lorsque le public pénètre dans la salle de spectacle en tâtonnant dans l’obscurité pour dégoter un siège. Un décor scinde la scène en deux lieux distincts mais non nettement séparés. L’ensemble inspire, bien à propos, une certaine idée de désordre et de confusion. Quoi de plus normal, puisque la pièce est un vaste chaos mentale que chaque protagoniste tente, en vain, de ranger selon sa propre notion de l’ordre.

L’histoire est celle de Benjamin, un jeune adolescent moyen se prenant d’une passion dévorante pour la Bible et imposant, dès lors, la vérité de ces lectures aux différentes strates de son entourage sociale. Portée par un casting convaincant, la pièce est rythmée par des lectures de versets et des interrogations sur la radicalisation de Benjamin. Faut-il l’accepter ou faut-il le détourner de cette vision extrême de l’existence ? Tantôt l’on s’interroge sur le rapport qu’entretient le héros avec le monde, tantôt c’est le rapport que le monde entretient avec l’adolescent qui est mis en exergue, repoussant ainsi les frontières de la folie à l’ensemble de cette mini-société. Une question agite le spectateur tout au long de la pièce : où se situe la norme ?

Avec Martyr, le metteur en scène Thibaut Besnard ne tombe pas dans les filets de la pièce à charge contre l’extrémisme religieux. Il n’est, ici, pas question d’assister à une pâle dénonciation victimaire, mais à une véritable réflexion sur le sens de la vérité et de la droiture morale où l’humour trouve parfaitement sa place. Benjamin, loin d’être l’incarnation d’un Salah Abdelslam, nous rappelle davantage un Don Quichotte, personnage perdu dans un monde, en dessous de ses attentes, qu’il sublime à sa mode en apposant un filtre religieux sur ce monde réel qu’il tente de fuir. Si le héros de Martyr est fou, n’est-ce pas également la faute à ce monde qui déraille ?

À travers cette pièce, Les Insurgés, se réapproprient le drame des récents attentats tout en dépassant l’affect du sujet pour prendre un recul nécessaire à la réflexion. À la sortie d’une représentation, nous avons interpelé Thibaut Besnard…

Thibaut Besnard, qu’est ce qui vous a motivé à mettre en scène cette pièce précisément ? Est-ce une question purement  »artistique » ou alors la montée des extrémismes vous a définitivement décidé ?

Thibaut Besnard : Pour moi le propos « artistique » d’un metteur en scène est une expression de ses obsessions, il n’a aucune alternative mais ressent l’obligation de s’exprimer, d’échanger sur celles-ci. Du moins, je me définis artistiquement comme cela : je suis, en quelque sorte, hanté par des sujets ou des actualités auxquelles je ne suis pas forcement réceptif de prime abord, et le plus souvent j’y oppose un questionnement en deçà de la morale ou du bon sens. C’est le questionnement qui m’intéresse, et ce fut le cas pour Martyr. Le 15 septembre 1989 est le jour de naissance de Salah Abdeslam, seul terroriste survivant du 13 novembre 2015, soit deux semaines après moi, voilà l’élément déclencheur.

C’est lorsque j’ai découvert sa date de naissance qu’il est devenu mon obsession. Impossible dès lors d’occulter les questions récurrentes: pourquoi lui et pas moi ? Comment se fait-il qu’un individu né deux semaines après moi puisse commettre des choses pareilles ? Notre éducation ? Notre milieu social ? Notre religion ? Après de nombreuses recherches et interrogations sur la radicalisation, j’ai remarqué que ces raisons revenaient de manière systématique. On me parlait principalement religions ou conditions sociales. En creusant un peu, je suis arrivé à une conclusion différente : Le manque de buts et de repères. Voilà une explication qui fit immédiatement écho en moi. Elle répondait à quelque chose que je concevais aisément et dont j’avais moi-même fait l’expérience. J’ai donc choisi de partir de ce point de vue, ce possible point commun entre Salah Abdeslam et moi. Que me serait-il arrivé, si, au moment où j’étais le plus fragile, le plus atteint par ces manques, on m’avait donné un but, un repère, tendu un « livre-saint » ?

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On comprend votre volonté d’explorer les causes de l’extrémisme dans toutes leurs nuances. Selon vous, qu’avez-vous apporté à la pièce par rapport à sa version originale ?

J’ai eu l’autorisation des éditions de l’Arche pour changer l’ordre des « tableaux » de la pièce en plus des coupes. Mon objectif était de rendre l’évolution de Benjamin presque imperceptible. Dans la pièce originale, il se radicalise rapidement et impose cette radicalisation à son entourage. J’ai souhaité prendre une direction différente, celle d’un Benjamin essayant de se faire entendre, de participer à la construction de son monde, luttant contre ses travers et sa timidité de jeune homme, mais s’égarant, au final, dans son interprétation de la religion. J’ai aussi choisi de gommer certains aspects des protagonistes qui pouvaient sembler caricaturaux. J’ai gardé des personnages colorés mais véritables, proches de personnes que nous pourrions tous connaître. J’ai aussi décidé de décaler l’humour sur le sens des répliques plus que sur les situations pour arriver à un « rire jaune », mon préféré au Théâtre.

Les situations dramatiques dans la vie peuvent être, pour moi, de bons moments de décompressions au théâtre. Ainsi, par exemple, le personnage d’Erika Roth subit un harcèlement de la part de son directeur. J’ai été surpris d’avoir autant de retour de femmes après la pièce concernant la façon dont j’avais choisi de traiter cela… Pendant la pièce, elles se sont surprises à en rire.

Quel regard portes-tu, en tant que metteur en scène, mais également en tant qu’acteur, sur le personnage principal ? Que penses-tu de cette étrange relation et réaction que chacun adopte vis-à-vis de lui ?

Benjamin est un personnage ordinaire qui aspire à une vie qui sort du commun. À l’heure des téléréalités, des télé-crochets et d’une génération où chacun rêve d’être exceptionnel, c’est surement le personnage de la pièce auquel chacun peut s’identifier ou identifier un proche. En tant que metteur en scène, j’ai une affection paternaliste pour lui, je comprends son cheminement, ses doutes, et ses raisonnements. Mais en tant que comédien ou même spectateur des répétitions, c’est différent : Benjamin me renvoie une image très proche de moi-même.

Je suis agréablement surpris par la réaction du public face à Benjamin, il ne renvoie pas une image détestable ou caricaturale de la personne « radicalisé », ce dont j’avais peur. J’ai essayé de travailler avec Louis (l’acteur qui l’interprète) pour obtenir ce résultat.

Quel est votre sentiment suite à vos premières représentations ? Et que voudriez-vous dire aux lecteurs de Mr Mondialisation pour leur donner envie de voir la pièce ?

Je suis extrêmement fier du rendu des représentations, de mes partenaires de jeu, qui ont su capter l’essence des personnages en seulement trois semaines. Je suis également très reconnaissant à Gilles ROBERT (à la création lumière) et Lilou Magali ROBERT (Chorégraphe) qui nous ont apportés leurs techniques ainsi que leurs expériences dans cette aventure. Un spectacle n’étant jamais complètement abouti, nous reprendrons bientôt le travail autour de Martyr, afin d’affiner et de préciser l’âme des personnages.

Je ne sais pas ce que je pourrais dire aux lecteurs pour donner envie de voir la pièce, mais je peux détailler nos motivations quand nous nous sommes investis dans Martyr : essayer de rassembler, et créer au-delà de la distraction d’une pièce de théâtre, une réflexion. Vous ne vous rappellerez peut être pas de ce spectacle plus longtemps qu’un autre, mais la volonté des Insurgés est que nous puissions créer, avec vous, une interrogation, l’envie de débattre avec nous comme avec les autres spectateurs. Pour cela, il nous tarde de vous rencontrer.

– T.B.

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