Demorand-Cohen, duel de coqs au petit matin

France inter fait « ouf », Europe1 grince des dents : le transfert tonitruant de Patrick Cohen et d’une partie de l’état major de la radio publique vers la privée n’a pour l’instant pas renversé les tendances, d’après les résultats d’audience Médiamétrie publiés ce jeudi 16 novembre. Au-delà des chiffres et de la guerre des prime-time, le monde médiatique a les yeux braqués sur les deux matinaliers vedettes, Nicolas Demorand et Patrick Cohen. Un duel sans précédent entre deux bêtes de micro qui incarnent aussi deux conceptions du journalisme de radio : le maniaque de l’actu et l’intello conceptuel. Portraits croisés. Par Marion Van Renterghem.
Audiences radio  DemorandCohen duel de coqs à la matinale

Nicolas avait trouvé ça drôle et Patrick n’a pas ri du tout. Il est un peu plus de 4 heures, ce vendredi 30 juin 2017. Au 5e étage de la maison de la radio, c’est l’heure de la « conf », quand les valeureux soutiers du décalage horaire décident autour de la table le contenu des journaux du « 7/9 ». Là, le moment est spécial : Patrick Cohen prépare sa dernière matinale à France Inter, celle qu’il anime depuis sept ans. Il part chez l’ennemi, à Europe 1, pour y présenter la même tranche horaire, en concurrence directe avec son ancienne maison. L’ambiance est plus crispée que d’habitude. À la fin de l’émission, l’anchorman vedette du service public racheté comme un joueur de foot par le privé distribuera ses remerciements et dira au-revoir à l’antenne, la gorge serrée. Quelques minutes plus tard, dans les coulisses, il éclatera en sanglots.

Derrière les fenêtres, en cette fin de nuit d’été, l’aube éclaire peu à peu la silhouette de Paris. La maison de la radio ne dort jamais et à 4 heures, les visages cernés se concentrent sur les dépêches, de rares pas s’étouffent sur la moquette, on n’entend que les vrombissements répétés de la machine à café et les phrases qui s’échangent à la réunion en un minimum de mots. Soudain ce jour-là, une bande d’escogriffes éméchés débarque sans prévenir : Nicolas Demorand et son équipe du 18/20. Ils ont fait la java toute la nuit à l’étage au-dessus pour fêter leur dernière à eux : Nicolas passe la main pour « Un jour dans le monde » et « Le téléphone sonne » et remplacera Patrick à la matinale d’Inter dès la fin du mois d’août. Avant de rentrer dormir, une idée lumineuse a jailli : « On descend faire des bisous à Patrick pour sa dernière ! » La voix bien chauffée et l’haleine chargée, ils surgissent en pleine conf. « Salut tout le monde ! » Ils font le tour de la table, embrassent chacune et chacun. Patrick, dans son bureau, lève à peine les yeux de son ordinateur, ostensiblement agacé. La légèreté n’est pas le trait le plus frappant de sa personnalité. Et puis à cette heure-là, les minutes valent de l’or. Nicolas est censé le savoir, lui qui l’a précédé à ce poste et qui s’apprête à prendre sa suite au même micro. La plaisanterie est à côté de la plaque. Les joyeux bisous font un flop. C’est la dernière fois que ces deux-là se sont croisés. Ils ne se sont même pas téléphoné pour le passage de témoin. « Ce n’était pas la peine, je connaissais le job », tente de minimiser Demorand, avant d’admettre : « C’est vrai qu’on n’est pas potes. »

Le carré et le rond
Patrick Cohen et Nicolas Demorand. « Patco » et « Nico ». 55 et 46 ans. À eux deux, ils ont fait de France inter la matinale la plus écoutée du pays. Deux bêtes de micro et de travail, deux fonctionnements journalistiques, deux systèmes de valeurs aussi. Le journaliste et l’intello. Le moine-soldat de l’actu et le penseur des grandes questions. Le maniaque du détail et le puissant conceptuel. Deux voix incisives et reconnaissables, avec lesquelles quelque 4 millions d’auditeurs de la station du service public ont pris leur douche et réglé leurs petites habitudes, tous les matins entre 7 et 9. Deux personnalités à l’inverse de leurs intonations : Patrick est aussi sévère et cassant que sa voix est grave et chaude ; Nicolas est aussi convivial et bon vivant que la sienne est tranchante, rapide et vaguement nasillarde. « Le carré et le rond », les surnomme le chroniqueur Thomas Legrand. Deux destins entremêlés à France inter et Europe 1 : chacun a fait son aller-retour de la radio publique à la privée. Demorand a quitté la matinale d’Inter en 2010 pour rejoindre Europe, et Cohen lui a succédé. Cohen a quitté la matinale d’Inter en 2017 pour animer celle d’Europe, et Demorand lui succède. Deux génies de la radio qui n’ont pas résisté ici ou là aux sirènes plus clinquantes de la télévision, avec moins de succès. Ils ont même été pendant une année sur la même longueur d’ondes, si l’on peut dire, alors que Cohen présentait le journal de 8 heures dans la matinale d’Inter animée par Demorand. Ils s’aimaient bien, le temps de cette saison 2007-2008. « Sa relation et son aisance avec les intellectuels m’impressionnait », dit Patrick. « Le 8 heures de Patrick, c’était Star Wars! dit Nicolas. C’est le plus grand présentateur de canard de sa génération. Je le lançais et c’était parti pour la perfection, sa maîtrise de tous les outils de la radio. » Quel émouvant échange d’amabilités ! Ils ont aussi envisagé de quitter ensemble France Inter pour Europe1. Finalement Cohen y va seul, en 2008, et Demorand attend 2010 pour sauter le pas à son tour, rejoignant Europe qu’il abandonne au bout de quelques mois pour diriger Libération. Dans leur chassé-croisé infernal, Patco reprend alors les rênes de la matinale d’Inter, appelé par le directeur d’alors, Philippe Val. Nicolas Demorand en a fait la deuxième matinale de France derrière RTL (et non la première, comme écrit précédemment). Patrick Cohen, lui, la hisse à la première place et bat des records d’audience inégalés. Tous les journaux sérieux rendent compte de l’exploit… sauf un : le Libération de Demorand ! « Pas un seul papier dans Libé ! C’en était presque comique », s’exclame Cohen, pas prêt d’oublier. La hache de guerre est déterrée. Les voilà maintenant face à face de 7 à 9, à comparer leur voix et leur plumage. Chacun sur son perchoir, avenue du Président Kennedy et rue François Ier, ils réveillent la France ensemble, se surveillent et se combattent, rivaux d’orgueil, d’égos et d’audimat. L’un et l’autre jouent gros. Pour Demorand, une baisse d’audience de la matinale d’inter, arrivée aux sommets, serait un camouflet. Pour Cohen, ne pas rebooster celle d’Europe serait une défaite personnelle. « Ça me titillerait un peu », corrige-t-il, magnanime. Les premiers résultats Médiamétrie qui viennent de tomber ce jeudi 16 novembre sont de nature à faire gonfler le torse de la radio publique : le départ de Patrick Cohen n’a rien changé, l’antenne est plus forte que l’animateur, France Inter demeure la deuxième radio de France, derrière RTL, avec 11,1 points d’audience cumulée. A 7,2, Europe1 n’enraye pas son déclin et l’aggrave même de quelques dizièmes (-0,9 par rapport à novembre 2016). Mais la nouvelle grille d’Europe et l’affrontement des matinaliers vedettes n’existe que depuis deux mois et demi. C’est court. On n’en aura le cœur net qu’au bout d’un an. Côté Europe1, les nouveaux dirigeants minimisent et font comme s’ils n’avaient pas entendu l’oukase de leur patron Arnaud Lagardère propriétaire et président d’Europe1, qui avait mis la barre très haut : « Europe1 doit redevenir la première radio de France dès la rentrée 2017 », avait-il décrété devant le comité d’entreprise du groupe en octobre 2016. Frédéric Schlesinger, le vice-PDG, a sagement revu les ambitions à la baisse. « Notre objectif n’est pas d’égaler RTL ou Inter mais, en trois ans, de revenir à notre étiage historique d’environ 9 points d’audience cumulée, soit plus de 4,5 millions d’auditeurs quotidiens », dit-il. Patrick Cohen préfère aussi rester modeste : « Quand vous quittez une radio à 11,5 pour aller sur une radio à 7, l’objectif est de remonter. C’est le challenge, l’aventure, le risque de remettre son titre en jeu. »Le match des « prime time » est une vieille rengaine de la radio. Les matinales sont le nerf de la guerre – et des recettes, dans les radios privées où les pubs y représentent 30 à 40% du chiffre d’affaires. Yves Calvi sur RTL, Jean-Jacques Bourdin sur RMC ou Bruce Toussaint sur France info sont dans la course en tête, mais le duel Cohen-Demorand est sans précédent. Le premier a été débauché par Arnaud Lagardère, qui a déployé l’artillerie lourde pour remonter cette chaîne au passé glorieux et en pleine dégringolade. Le second a été appelé comme un général quatre étoiles par Laurence Bloch, directrice de France inter, pour répliquer à l’armée ennemie. Les radios et leurs voix étant des affaires très affectives, ce qui pourrait n’être qu’une banale bataille commerciale entre deux stations prend des airs de tragédie shakespearienne où glissent dans les couloirs les mots « blessure », « ennemis » ou « trahison ».
« Ça m’a laminée »
Laurence Bloch en a pleuré, du départ de Patrick. Elle n’avait pas cru sérieuse cette « proposition », dont il lui avait parlé de manière évasive au cours d’un déjeuner fin mars 2017. Le 20 avril, elle s’était teint les cheveux en rouge pour fêter les résultats historiques qui faisaient de France inter la deuxième radio de France, derrière RTL. Même Mathieu Gallet, le président de Radio France, avait mis une perruque à boucles bleues. Emportée par l’élan, Laurence est allée acheter des bombonnes rouges pour asperger les cheveux de tout le monde mais elle n’a pas réussi à trouver Patrick, lui dont la tranche du 7/9 confirmait encore sa position de leader sur la tranche des matinales. Tout baignait dans le bonheur et puis, patatras. Le 24 avril, à peine quatre jours après, le site PureMédias annonçait le départ possible pour Europe1 de trois cadres de France inter : Le directeur des antennes de Radio France Frédéric Schlesinger, le directeur des programmes Emmanuel Perreau, et Patrick Cohen. Autrement dit, l’état-major au complet. Laurence appelle Patrick : « C’est quoi ce truc ? » Patrick élague, il n’a pas pris sa décision. Ils conviennent de laisser passer le deuxième tour de l’élection présidentielle. « Le 8 mai, raconte-t-elle aujourd’hui, il m’annonce : "Ma tête est déjà là-bas." Je pleure. Il est mal. Je pense : "Comment je vais reconstruire tout ça ?" C’est l’effet commando qui était dur. On n’a jamais vu un anchorman partir avec le directeur des programmes ! Mes deux plus fidèles alliés dans la construction du projet de France inter, c’était Cohen et Perreau. » Elle n’est pas au bout de ses surprises. Sa seule vengeance est de le prendre de vitesse. Elle propose aussitôt la matinale à Léa Salamé qui refuse pour s’occuper de son bébé, se rabat sur un duo Demorand/Salamé et l’annonce à l’antenne dans la foulée. Patrick s’agace en silence de cette précipitation qu’il appelle « créer de la confusion ». L’ordre règne à nouveau sur France inter mais Laurence Bloch, intarissable sur « l’extraordinaire journaliste » qu’est Patrick Cohen, n’a pas avalé ce qu’elle ressent comme un coup bas. « Je comprends l’envie de se colleter à un nouveau défi, confie-t-elle. Il aurait pris la direction d’Europe, je me serais inclinée. Ce qui n’est pas pardonnable, c’est de s’installer dans un 7/9 frontalement contre les gens avec qui vous avez construit une matinale pendant sept ans. Comment remonter Europe sinon en tirant sur Inter ? À partir de quand ont-ils travaillé avec moi en pensant à ce qu’ils utiliseraient ailleurs ? Ça m’a laminée. » Frédéric Schlesinger jure que ce ne sont pas les auditeurs d’Inter qu’ils visent. Il a pourtant encore ajouté une cartouche à son revolver : Hélène Jouan, autre pilier de France inter, est recrutée à la matinale d’Europe comme éditorialiste politique. Nicolas Demorand aurait pu faire partie des prises de guerre. Le premier que Schlesinger a sollicité pour animer la nouvelle matinale d’Europe, c’est lui. Il l’avait déjà fait venir de France culture à France inter en 2006. Ils dînent ensemble entre l’hiver et le printemps 2017, à un moment dont ni l’un ni l’autre ne veulent se souvenir. « Schles’ m’a dit qu’il partait d’Inter, raconte Demorand. Il me tâtait pour la matinale. Je lui ai demandé s’il étofferait la rédaction, comment il gèrerait le management compliqué. La pub sur Europe et la puissance objective de la rédaction d’Inter me retenaient. » À son entourage, il confie alors qu’il est tenté par l’aventure. « Partir dans une radio qui va très mal et où tu penses être la personne capable de la redresser, c’est un challenge comme il t’en arrive une fois dans ta vie », disait-il. Schlesinger fanfaronne : « Nicolas était partant pour nous rejoindre, mais vous savez, de nombreuses personnalités d’Inter étaient partantes aussi ! » Nicolas, à qui je demande s’il a en effet été vexé, éclate de rire, interloqué. « Ah Schles’… ! » Peu importe : la proposition que lui avait faite ledit Schles’ s’est arrêtée là. Sans que personne ne le sache, Arnaud Lagardère et son bras droit Ramzi Khiroun négociaient personnellement depuis février au siège du groupe, rue de Presbourg, avec Patrick Cohen. Patco obtient plus que la matinale. Lui qui grognait de ne même pas avoir le titre de rédacteur en chef à Inter fait maintenant partie de l’équipe dirigeante avec Schlesinger et sa garde rapprochée aux titres à rallonge, Emmanuel Perreau, directeur des programmes et de l’antenne, Jean Beghin, directeur adjoint du pôle radio, Donat Vidal Revel, directeur délégué à l’information. C’est ce qui le décide, dit-il : « À 55 ans, j’arrive à un âge où tu te demandes comment terminer ta vie de salarié. S’impliquer dans le management, c’était évidemment le train à prendre. » Que les salaires soient aisément multipliés par trois de France inter à Europe1 n’était pas non plus dissuasif. Le sien à France inter atteignait, de son propre aveu, environ 10 000 euros net, comprenant « 5000 euros plus une prime de matinalier ». D’après Le Canard enchaîné, son prédécesseur à Europe1, Thomas Sotto, émargeait en 2016 à 455.265, soit un salaire de 37.938 euros net par mois. Cohen lève un sourcil. « Je ne suis pas du tout à ce niveau là, affirme-t-il. Mais je préfère ne pas savoir, ça pourrait m’énerver… » Un chiffre pourtant « pas anormal », me confie un expert du secteur : « La fourchette salariale d’un matinalier sur une radio privée va de 400.000 à 700.000 euros brut, avec une variable sur l’audience d’environ 30%. » Cohen me précisera ensuite que son salaire « n'a pas été multiplié par 3 d'Inter à Europe mais par 1,5 ». Trop tard, les humoristes d'InterCharline Vanhoenacker et Alex Vizorek ont déjà chambré leur copain « Patou » sur le sujet au moment de l’annonce de son départ, avec une chanson triste confectionnée sur l’air de « Là-bas » de Jean-Jacques Goldman : « Ici regarde mon salaire / Et l’on n’y peut rien changer / Là-bas j’appelle Lagardère / Et y fait fumer son chéquier / (…) J’me sens neuf et j’me sens sauvage / Là-bas je serai le roi / Ici mon bureau est étroit / C’est pour ça que j’irai là-bas. »

Le 3 novembre, au lendemain de la condamnation d’Abdelkader Merah pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle », Patrick Cohen était en vacances et il s’est fait mal : il a écouté son concurrent sur la matinale de France inter. Pour l’interview de 8h20, Demorand avait « eu » l’avocat du condamné, Eric Dupont-Moretti. « C’était un beau coup. J’étais embêté et un peu jaloux, j’avoue », dit Patrick. Ce grand moment de radio qui a enflammé les réseaux sociaux en disait long, en creux, sur la personnalité des interviewers. Provocateur, agressif, Nicolas s’est posé en accusateur de son invité. Que l’avocat ait pu dépeindre la mère des frères Merah en « mater dolorosa » était « obscène », a lancé le journaliste. « Je pense sincèrement que c’est obscène », a-t-il répété, endossant la vox populi. Pas le genre Patco, plus enclin à coincer l’interlocuteur par les faits que par sa propre opinion – c’est lui qui avait rendu fou Jean-Luc Mélenchon en dénichant dans le programme de la France insoumise une bombe polémique, ce projet d’adhérer à « l’alliance bolivarienne » que personne n’avait remarqué. « Je ne n’aurais pas repris ce mot "obscène" à mon compte », admet Cohen. « J’aurais accompagné l’explication de l’avocat. On a un rôle de pédagogie à jouer sur le respect de la procédure judiciaire. » Il se reprend, prudent : « Mais peut-être Demorand a-t-il eu raison : on est aussi là pour créer des moments de tension et ça a été le cas. Chacun son style… »
Une relation différente à la politique
Deux styles de journalisme. Deux manières d’interviewer, deux visions du monde, deux rapports à la politique, deux destins. Nicolas est élevé par une famille de tchatcheurs, joyeux mélange d’une mère juive d’Algérie, secrétaire, et d’un père catholique breton-normand devenu diplomate, lui-même fils d’un épicier de Bourg-la-Reine. Les tablées sont foutraques et pleines de cousins où l’on parle fort, français, espagnol, arabe ou anglais. La famille Demorand vit aux quatre coins du monde au gré des postes du père, de Vancouver à Boston, de Tokyo à Rabat en passant par Bruxelles et Paris. Nicolas parle l’anglais avant le français. Patrick grandit à Montreuil, rêvera d’Afrique en lisant dans Le Monde, fasciné, les articles introduits par la phrase « De notre correspondant à Dakar », commencera le journalisme en Guyane pour RFO et RFI. Une mère catholique sicilienne au foyer, un père d'origine juive marocaine travaillant dans l’ingénierie, un frère, mais pas de grand désordre méridional ni d’ambiance intello et une conscience laïque naturelle, par indifférence à leurs origines. Le père de Nicolas lit la Bible, Télérama, la revue Esprit, une ambiance « catholique de gauche laïque ». Dans sa famille, laïque aussi, « pas bavarde et plutôt de droite », Patrick nourrit une passion méthodique pour les sons, les magnétophones, les disques qu’il achète compulsivement. Avec son premier minicassette, il enregistre pendant des heures son grand père maternel (le Sicilien), fait des montages avec des disques et archive tout, des bandes aux vieux appareils et micros vintage. Il écoute en boucle Carlos, Sacha Distel, Pierre Perret et les premiers Gainsbourg, quand Nicolas, un chouïa plus branché, s’éclate avec Elvis et les Beatles. Dès Normale Sup, Nicolas est un modèle de l’excellence à la « cool », aussi fêtard et bon copain qu’il impressionne par sa culture et son aisance intellectuelle hors normes. Il peut traîner avec ses potes à boire des bières. Patrick est un solitaire. Il a son bac à 16 ans, un premier enfant à 28. Les chansons et l’actualité occupent sa curiosité omnivore et vorace, plus que la camaraderie. Aujourd’hui, la plupart de ses collègues affirment n'avoir jamais pris un café avec lui en dehors des trois minutes à la machine du couloir, au point de me poser à moi cette question étrange : « Alors il est sympa, Patrick, en vrai ? »Les neuf ans qui les séparent façonnent une relation différente à la politique. Nicolas a vingt ans en 1991, khâgneux et étranger à tout militantisme. Patrick a vingt ans en 1982, vit en électeur l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand après avoir observé les années Giscard. Lycéen, il préférait « les titrailles impertinentes du Quotidien de Paris » à Libération, qu’il trouvait « trop gauchiste ». Arrivé sur les pavés ronds de la fac de droit à Tolbiac, il milite à la branche communiste du syndicat UNEF, contre les socialistes et trotskystes de la branche adverse – dont quelques ténors devenus célèbres comme Manuel Valls, Alain Bauer ou Jean-Christophe Cambadélis -, à qui il devait répondre de leurs sarcasmes sur le coup d’État de Jaruzelski en Pologne soutenu par le PC. En intégrant l’école de journalisme de Lille, il laisse tomber la politique mais garde l’art de la confrontation verbale. Nicolas, à l’inverse, goûte sur le tard au journalisme engagé, le temps de son passage à Libé. Il se retrouve à sa tête par défaut, après avoir décliné la proposition des trois actionnaires du Monde (Pierre Bergé, Matthieu Pigasse et Xavier Niel), sur une idée d’un membre du conseil d’administration, Bernard-Henri Lévy, de présenter sa candidature pour diriger le quotidien du soir. Une catastrophe. À Libé, qu’il dirige en tandem avec Sylvain Bourmeau, les journalistes le prennent en grippe. Demorand est un homme à petites équipes et n’a pas la culture politique des AG et de l’agitprop. Après trois motions de défiance de la rédaction, il démissionne en février 2014 et revient chez lui, à France inter, où avec son grand copain Mickaël Thébault il fait un tabac de 18 à 20 heures. Quand il entame sa longue carrière à RTL, en 1994, Cohen s’initie à la politique en chroniquant un parti qui alors ne dépasse pas les 10% et n’intéresse pas grand monde : le Front national. Ses confrères qui le suivent pour divers médias forment avec lui une petite bande restée soudée, dont Renaud Dély (aujourd’hui directeur de Marianne) et Thomas Legrand (chroniqueur politique à France inter). « Être chargé du FN constituait une initiation très particulière à la politique, explique Legrand. Ce parti sulfureux et en grande partie secret nous formait à la distance et à la prudence. » Le moins politique des deux, Demorand, est paradoxalement le plus engagé dans ses interviews, comme il l’a montré face à Dupont-Moretti. « Je n’ai jamais milité dans quoi que ce soit et plus ça va, plus je suis indécis, dit-il, mais je n’hésite pas à affirmer des valeurs cardinales -l’égalité homme-femme, la non-discrimination, une certaine idée de la cohésion d’un pays…»**« Ma ligne, c’est un pluralisme intérieur et une grande part de doute », dit Cohen, sans pour autant toujours tenir l’impartialité politique qu’il revendique. Il a récemment reproché à son collègue Frédéric Taddéï d’inviter des « cerveaux malades », citant Tariq Ramadan, Alain Soral et d’autres. La directrice du magazine Causeur, Elisabeth Lévy, l’a accusé avec France inter de véhiculer l’idéologie d’un « monde enchanté » où les gentils de gauche refuseraient d’écouter les méchants de droite. Elle-même, pourtant, fait cet aveu dans son éditorial : « J’ignore quel bulletin Patrick Cohen glisse dans l’urne. » Cette phrase, l’intéressé l’a relue plusieurs fois. « C’est con, mais elle m’a fait vachement plaisir ! » avoue-t-il.
Le control freak et le feignasson
Cohen est un obsédé des faits. Il méprise la moindre inexactitude autant que ceux qui la profèrent et ne fait jamais cadeau d’un compliment, contrairement à Nicolas qui, à la méridonale, en surjoue facilement. « Ma philosophie de la matinale, c’est que les journaux restent la matière la plus importante, la première motivation de l’auditeur, ma première motivation de journaliste. Je ne conçois pas de ne pas participer aux confs de 4 heures », indique Patrick, ajoutant : « Je ne comprends pas les journalistes qui ne se frottent pas au reportage… Je ne serais pas ce que je suis si je n’avais pas couvert les conflits sociaux, les procès, les accidents de voiture, les congrès politiques, les sommets internationaux… » Voilà une bonne petite pique lancée en passant à son concurrent Demorand, lui l’intello surdiplômé, champion du concours général de français, normalien, agrégé de lettres, qui enseignait la culture générale en préparation à Sciences po (que Patrick a raté), se spécialisait sur les écrits journalistiques de Zola, se destinait à l’université, préfère les philosophes et les artistes aux politiques et n’a jamais été reporter. « Je suis entré dans ce métier de manière oblique et en amateur, reconnaît Nicolas. Je ne maîtrisais pas les outils. Au début, je regardais le rouge s’allumer au micro et je restais sans parler. Le gars que j’interviewais me disait un truc, je répondais "d’accord" et je posais une autre question. Si j’invitais un écrivain que j’avais étudié en khâgne, la conversation partait dans les tours, je voulais montrer que j’étais intelligent au lieu de me mettre au service de l’auditeur. J’étais un sous-universitaire dévoyé dans le monde de la radio. J’ai appris sur le tas. »On en est là. Chacun sa matinale dans ces deux radios aux styles divergents, plus intello pour France inter, plus populaire pour Europe1. Cohen et Demorand ne partagent rien. Le rythme, déjà. Le besoin de sommeil, « cette grande injustice entre les êtres », se plaint Nicolas qui se couche à 21 heures quand Patrick potasse un rapport de la cour des comptes ou envoie des SMS jusqu’à 23 heures ou minuit. L’un et l’autre sont pères de deux jeunes enfants. Nicolas se lève à 3h45, Patrick à 3h. Nicolas a son taxi à 4h, Patrick à 3h20. À Europe comme à Inter, Patrick arrive à son bureau à 3h45 avec son cartable en cuir noir, vêtu de son inamovible blue jean / chemise, sans cravate. À France inter, on se souvient encore de son essai de folie vestimentaire qui ne dura qu’un temps : un chèche couleur prune autour du cou. À 3h46, il compulse les dépêches en vitesse et s’assoit à la table avec le rédacteur en chef de la matinale et les présentateurs des journaux, pour la conférence de 4 heures. La même conf de 4h à Inter, Nicolas n’y est jamais. Il fait confiance aux présentateurs des journaux et à l’incollable rédacteur en chef, Philippe Lefébure. « Nicolas est un feignasson », rigole un de ses camarades du matin, présent avant lui, les yeux cernés. À 4h20, le voilà qui pousse les portes d’un pas pressé avec son sac à dos, ses baskets, son survet à capuche sur un teeshirt. Il s’installe direct à son bureau, se fait un café, allume une cigarette, écume la presse, s’interdit de grignoter. « Ne pas manger à ces heures-là est une guerre permanente », soupire-t-il. Il commence à écrire son billet de 7h43, l’ânonne à voix haute. À 4h20, Patrick Cohen est encore assis à la conf. Il fumait aussi, il a arrêté. Il surveille tout, écoute les « bobinos » (les papiers pré-enregistrés), participe à leur répartition dans les différents journaux, va vérifier si Marion Lagardère n’a rien raté pour la revue de presse, se mêle de l’auto-promo, déniche dans sa mémoire et dans sa discothèque des chansons oubliées pour illustrer son billet d’humeur. Un control freak. Il préfère ses propres questions à celles des auditeurs (qu’il n’a plus sur Europe1), quand Nicolas Demorand les adore pour lâcher ses impros. Plus que Patrick, il aime être surpris. L’après-midi, il lit un livre et fait la sieste. Patrick, lui, a comme il dit « le sommeil assez souple » pour se passer de dormir. Il part à la chasse aux infos sur son iPad.
« Wow, la transgression ! »
À Europe, c’était mal parti. La direction de Radio France a pris un malin plaisir à exiger les préavis du « commando » partant afin de le retenir le plus longtemps possible. Ils n’ont été libérés que début juillet. « Il faut au moins six mois pour installer une nouvelle grille, explique Schlesinger, d’autant que nous n’avons eu qu’un mois pour la définir. » Les premières semaines de septembre ont frôlé la catastrophe. France inter avait particulièrement soigné sa programmation. À Europe1, on n’était pas prêt. « Le 21 août, rien n’était en place pour la rentrée, raconte Patrick Cohen. On n’avait pas de conducteur sur la partie culturelle, pas de programmateur pour caler les invités, et pas d’invités… » Le contexte est d’autant plus rude que Macron ayant renouvelé le personnel politique, les radios et les télés bataillent dur pour s’arracher les rares ministres un peu stars. Patrick Cohen est d’une humeur exécrable et tout le monde se tient à carreaux : du temps de sa jeunesse à RTL, il avait traversé une cloison en shootant dedans de rage. « Il a fallu changer la cloison » précise un ancien collègue, mais l'intéressé conteste l'incident. « Bon, on a eu Edouard Philippe bien avant eux, se console Cohen. Mais ils ont fait une rentrée magnifique. J’aurais aimé recevoir Leila Slimani (Prix Goncourt 2016), ou Anne Bert (Auteur du "Tout dernier été") pour la rentrée. » En face, on se réjouit cyniquement qu’ « ils » n’aient eu « que des seconds couteaux », « jusqu’à aller chercher Renaud Muselier » (président de la région Paca). Il fallait attaquer. Europe1 ouvre le feu avec une campagne de promotion, début octobre. Des encarts publicitaires dans les journaux puis sur les abribus montrent, entre autres, un Patrick Cohen en gros plan, souriant, se retournant d’un air aguicheur avec comme légende : « Suivez-moi sur Europe 1 ». Le message est clair : ses fidèles auditeurs de France inter sont les premiers visés par son coup d’œil. Plusieurs journalistes maison le confessent : « Cette pub, ça nous a rendus dingues ». Des petits malins l’ont même détournée en placardant dans les couloirs du 6e étage de la maison de la radio une affiche de la pub avec le présentateur, prolongée en dessous par une photo de jambes en bas résille. À la place de la légende originale : « Pour 2000 balles j’te fais une pige. »

Deuxième plan d’attaque : les pubs passées pendant la matinale. Frédéric Schlesinger avait obtenu une réduction de leur volume les premières semaines, pour attirer les auditeurs : au lieu des 7 minutes 30 de réclames par demi-heure, il a imposé que l'on s'aligne sur le plafonnement de France inter, soit environ 8 minutes pour l’ensemble du 7/9. Mais les pubs de la matinale d’Europe représentant au moins 30 et 40% du chiffre d’affaires de la station, l’opération était destinée à ne pas durer. Étrangement, Patrick supporte la chose. « À inter, une pub supplémentaire rendait Patrick dingue, témoigne Hélène Jouan. Ça lui enlevait du temps d’antenne. Maintenant il les accepte sans aucune émotion particulière. » Il sait manier l’ambiance d’une radio privée où la publicité est le modèle économique, lui qui a fait ses armes de journalistes pendant des années à RTL. Nicolas Demorand, lui, n’était pas fait pour ça. Son bref passage à Europe1 l’en avait convaincu. « Environ 4 minutes de publicité tous les quarts d’heure, ça te laisse 11 minutes de temps utile », note-t-il. « Tu passes ton temps à dire "On se retrouve après la pub", et après la pub tu dois récapituler ce qu’on disait avant la pub… C’est une mécanique super compliquée. J’ai pas su faire. »Au micro d’Europe1, Patrick Cohen n’est plus tout à fait le même. L’homme qui ne riait pas s’amuse tout le temps. Celui qui restait silencieux pendant le passage des pubs ou des « bobinos » (reportages), concentré sur ses feuilles, plaisante parfois dans le studio avec les chroniqueurs, les présentateurs des journaux et la fameuse Julie qui a traversé l’Histoire d’Europe1 et ponctue la matinale de sa voix joyeuse. Celui que Charline Vanhoenacker s’acharnait à « décoincer », comme elle dit, se tord littéralement de rire aux imitations de Nicolas Canteloup. Il a même fait de gros efforts d’amabilité avec ses collègues, lui qui s’est vu reprocher d’en avoir fait pleurer plus d’un et de tacler avec arrogance ceux qu’il prend en défaut. Ses anciens camarades de France inter ont du mal à le croire. « J’en déduis que son rire fait partie du cahier des charges », estime l’un. « On sent qu’il regrette son choix », veut croire l’autre. « La première fois que je me suis retrouvée dans la matinale avec Patrick et Julie à côté, je me suis dit ’’Wow, la transgression !’’ », raconte Hélène Jouan. Et puis, rien. Patrick Cohen a l’air heureux. Comme libéré du poids institutionnel d’Inter. Comme s’il retrouvait ses années de formation à RTL et le rythme de sa jeunesse, celui de la radio commerciale, l’information densifiée par des formats plus contraints, dans un temps morcelé par les pubs. La matinale de France inter garde son avantage : une machine incroyablement huilée avec son prestige et ses chroniqueurs vedettes (Guetta, Legrand, Seux, Vanhoenacker, Askolovitch ou Marc Fauvelle, le présentateur du 8 heures et « l’homme de radio le plus écouté de France » - 2,2 millions d’auditeurs. Les uns et les autres ne peuvent s’empêcher de passer en revue ce que « Schles’ et Cohen » ont « piqué » et repris dans la nouvelle matinale d’Europe et au-delà : « La pastille d’humour de Mathieu Noël pile en face de celle de Charline Vanhoenacker, les chroniques, la partie culturelle à 9 heures au moment pile où commence celle d’Inter avec Augustin Trapenard, l’émission sur les médias de Philippe Vandel à 9h30 au moment de celle de Sonia Devillers… »**« La direction qui part avec nos secrets de fonctionnement, on l’a tous un peu là, note Charline en s’agrippant la gorge. Tu crées des trucs ici avec eux, tu les retrouves là-bas pour piquer notre audience alors que c’était fait pour niquer les autres, c’est pas très classe. Non ? C’est parce que je suis belge que je trouve ça bizarre ? » Au cours d’un entretien à TéléObs, Nicolas Demorand indique perfidement avoir remarqué dans la matinale d’Europe « des formes d’hommage – ou de parasitage »- à France inter, notant que « des recettes qui ont été appliquées avec succès à France inter ont été transposées rue François Ier ». Patrick Cohen lui répond sur le plateau de Quotidien, l’émission télévisée de Yann Barthès, un peu énervé : « La matinale de France inter n’a pas changé d’une virgule et on vient me reprocher à moi d’avoir copié des recettes que j’ai installées. C’est quand même bizarre. »**« Ça devient absurde, renchérit un dirigeant d’Europe. À ce compte-là ils vont dire qu’on les copie parce qu’on annonce la météo ! »Autre chose les démange. C’est humain. Patrick Cohen a obtenu les galons hiérarchiques dont il rêvait dans l’équipe dirigeante d’Europe. Nicolas Demorand a essayé trois fois d’accéder au pouvoir avec un grand « P ». La direction du Monde, il a failli essayer mais n’a pas osé se confronter au vote risqué de la rédaction. Celle de Libération, il l’a vécue comme un cauchemar. Juste avant, en 2010, il avait échafaudé un plan pour prendre la tête de France Télévisions avec son compère Ali Baddou, à l’initiative de leur énergique ami commun, le producteur Matthieu Tarot. Tous les trois se sont même retrouvés à l’Élysée pour tenter de convaincre le Président de leur candidature. Nicolas Sarkozy les a écoutés, amusé, en soufflant au plafond la fumée de son cigare. Raté. Demorand n’est pas fait pour le pouvoir et le management. Ce qu’il aime, c’est le micro. Brusquer ses invités politiques, découvrir un dernier romancier américain à la hauteur d’Ellroy ou de Bret Easton Ellis, dont il est capable de réciter par cœur des passages entiers. Tout rentre dans l’ordre somme toute. Patco à Europe, Nico à Inter, c’est comme un retour à la case départ. À 7 heures pile, ils sont tous les deux au micro, insatiables, l’écouteur gauche sur l’oreille gauche pour la régie, le droit repoussé vers l’arrière pour les bruits du studio. Du même côté, bizarrement. Rectificatif :

À 5h08, vendredi 17 novembre, Patrick Cohen m'a adressé un SMS afin de « rectifier deux ou trois choses ». Certaines relèvent de sa perception, d'autres des faits. Dont acte.

  • Une confusion des dates m'a fait écrire à tort que Nicolas Demorand avait fait de la matinale de France Inter la première de France. Il l'avait hissée à la deuxième place et c'est en effet Patrick Cohen qui l'a propulsée à la première.

  • Le salaire de Patrick Cohen à Europe 1 a nourri les fantasmes quand celui de son prédécesseur Thomas Sotto a été estimé par Le Canard enchaîné à 37.938 euros nets par mois. « Je ne suis pas du tout à ce niveau-là » m'indiquait Cohen, qui selon lui percevait 10000 euros mensuels net à France Inter. Dans son SMS, il précise : « Mon salaire n’a pas été multiplié par 3 d’Inter à Europe mais par 1,5. »