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« Madagascar est le seul pays qui s’appauvrit depuis soixante ans sans avoir connu la guerre »

Des chercheurs de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) mettent en avant le rôle prédateur des élites, la faiblesse de la société civile et le tabou de la violence pour expliquer la trajectoire singulière de la grande île de l’océan Indien.

Propos recueillis par Laurence Caramel

Publié le 17 novembre 2017 à 12h18, modifié le 07 mai 2018 à 13h39

Temps de Lecture 7 min.

Un homme sort d’une mine illégale de saphirs située dans les environs de Sakaraha (Madagascar).

Mireille Razafindrakoto et François Roubaud et Jean-Michel Wachsberger, tous trois rattachés au centre de recherche Développement, institutions et mondialisation (DIAL) ont tenté de comprendre l’« énigme » malgache. Madagascar est en effet le pays n’ayant subi aucun conflit majeur à s’être appauvri depuis son indépendance, en 1960. Dans leur ouvrage L’Enigme et le paradoxe. Economie politique de Madagascar (IRD Editions, 280 p., 32 euros), les trois chercheurs livrent quelques pistes de compréhension. Une certitude ressort : les élections de 2013, qui ont porté Hery Rajaonarimampianina au pouvoir, n’ont rien changé à « la donne structurelle de l’équation malgache. Le déclenchement d’une nouvelle crise peut intervenir à tout moment ».

En quoi consiste l’« énigme » malgache que vous avez identifiée ?

François Roubaud Parmi les pays en voie de développement, Madagascar a suivi une trajectoire singulière. Depuis près de soixan­te ans, l’île n’a cessé de s’appauvrir, et rien ne semble pouvoir inverser cette tendance. Le revenu par habitant est inférieur d’un tiers à ce qu’il était au moment de l’indépendance alors que, dans le même temps, il a été multiplié par trois dans les pays d’Afrique sub­saharienne, dont les performances sont pourtant loin d’être mirobolantes.

Si l’on compare la situation avec celle de pays tels que la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le ­Bénin ou le Burkina Faso, on constate que Madagascar s’est fait distancer économiquement, y compris par ceux qui sont moins riches en ressources naturelles. Cette récession n’est pas continue sur la période ; à de nombreuses reprises, une ébauche de décollage a semblé possible, mais à chaque fois elle s’est soldée par une crise majeure.

Comment expliquer ce phénomène ?

F. R. C’est là que le mystère malgache s’épaissit : aucun des facteurs qui expliquent habituellement l’échec d’un pays ne transparaît. Madagascar a exploré la plupart des politiques économiques – du « socialisme à la malgache », dans les années 1970, aux politiques d’ajustement structurel dans les années 1990, en passant par la lutte contre la pauvreté sous l’impulsion des bailleurs internationaux. L’île n’est pas dépourvue de ressources naturelles ; elle n’est pas plus exposée que ses voisins aux aléas climatiques ; et sa courbe démographique est similaire à celles des pays de la région.

Son système éducatif est plutôt meilleur. Elle n’a pas connu de conflit majeur, et les oppositions ethniques qui, ailleurs, peuvent alimenter les crises, ne sont pas marquées. Dans aucun autre pays africain, hormis la Tanzanie, le sentiment d’identité nationale ne l’emporte autant sur l’identité ethnique. En outre, les indicateurs de gouvernance sont comparables à ceux du reste du continent africain.

Les élites locales concourent-elles à cette exception malgache ?

F. R. A Madagascar règne une économie de rapine, avec des rentes faciles à prélever sur les ressources naturelles, l’aide extérieure, l’Etat… Au sommet, il y a le président de la République [Hery Rajaonarimampianina, 59 ans, en fonction depuis 2014] et son clan, ceux que nous appelons les « hyper-élites », soit environ 10 000 personnes sur une population de 25 millions d’habitants. Ces « gagnants » prennent tout.

D’autres pays africains fonctionnent de cette manière, mais, à Madagascar, ces élites peu organisées, attachées à un ordre établi qui les maintient au sommet, ne veulent pas voir grossir le gâteau qu’elles se partagent. Cela engendre un Etat qui ne s’étoffe pas, qui ne cherche pas à prélever plus de richesses pour dépenser plus, ainsi qu’une forme de refus de l’aide internationale…

Dans ce monde de l’entre-soi, où chacun cumule des positions de pouvoir économique, politique, voire religieux, faire grossir le gâteau comporte le risque de voir de nouvelles personnes entrer dans ce microcosme et, au final, d’avoir peut-être plus à perdre qu’à gagner. En cela, l’attitude des élites est l’un des éléments du blocage malgache.

La faible capacité de mobilisation sociale apparaît comme une autre particularité.

Mireille Razafindrakoto La structure sociale à Madagascar et l’atrophie des corps intermédiaires – partis politiques, syndicats, ONG – expliquent la faiblesse des forces poussant au changement. Les classes moyennes ont été laminées par des récessions répétées et la diminution du nombre de fonctionnaires. Les travailleurs du secteur informel sont marginalisés, et les paysans, dispersés sur tout le territoire, vivent à l’écart des espaces urbains. Les inégalités de statut héritées des royaumes en place avant la colonisation demeurent, même si elles ont officiellement été abolies au XIXe siècle.

Cette différenciation entre les individus – selon que leur famille appartient à la « caste » des anciens esclaves, des roturiers ou des nobles – entretient le fatalisme, d’autant plus que perdure un rapport quasi filial à l’Etat. Les Malgaches, comme l’ont montré plusieurs enquêtes, sont l’un des peuples les moins enclins à demander des comptes à leurs gouvernants, car l’Etat est auréolé d’un caractère sacré. L’autorité et le prestige dont ce dernier jouit, quoi qu’il fasse, justifient cette forme d’acceptation.

Comment expliquer que le peuple ­malgache se résigne à endurer son sort ?

Jean-Michel Wachsberger Il est intéressant d’observer que Madagascar est à la fois un pays où la violence est faible – si on le compare à d’autres pays africains – et celui où la peur de la violence est maximale. La condamnation de toute violence physique, et donc le « tabou de la violence », sont fortement ancrés dans la société. Ce tabou participe de cette acceptation du peuple malgache à encaisser les dérives de ceux qui détiennent les pouvoirs politique et économique.

Néanmoins, des crises éclatent ­sporadiquement pour tenter ­­­­­­­­­­­­de­­ ­­balayer le pouvoir en place.

J.-M. W. Les phases de croissance font naître des aspirations dans la population, qui réclame alors davantage de redistribution. Mais, comme il n’existe pas de corps intermédiaires capables de porter ces revendications, le mécontentement est capté et instrumentalisé par une faction de l’élite qui n’occupe pas le pouvoir. La déstabilisation du pouvoir en place est d’autant plus facile qu’aucun clan ne peut se prévaloir d’un soutien de l’armée ou ne possède de milices. Il peut donc suffire de mettre dans la rue quelques hommes armés ou d’obtenir le soutien d’une petite partie des forces militaires pour chasser un président et le remplacer par un autre qui perpétuera le système.

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C’est exactement ce qui s’est produit au moment du départ de Marc Ravalomanana en 2009. La ­conjugaison du « tabou de la violence », de l’atomisation de la société et du respect de l’autorité fait qu’une crise socio-politique peut être facilement déclenchée et conduire à un renversement du pouvoir avec des moyens dérisoires.

Vous attribuez une part de la responsa­bilité de l’échec malgache aux bailleurs internationaux. Pourquoi ?

F. R. La période des plans d’ajustement structurel, qui a duré près de deux décennies dans les années 1980-1990, a abouti à une entreprise systématique de destruction de l’Etat et de décrédibilisation des fonctionnaires. L’administration malgache est l’une des plus petites du monde, et le taux d’administration, c’est-à-dire le nombre d’agents de l’Etat par rapport à la population totale, est le seul en Afrique qui continue à régresser. Les bailleurs ont par ailleurs eu tendance à se montrer complaisants avec les gouvernements dès lors que le pays affichait un peu de croissance. Le second mandat (2006-2009) de Marc Ravalomanana est en cela emblématique : la croissance a justifié de fermer les yeux sur la prise de contrôle par le clan Ravalomanana de pans entiers de l’économie.

La situation actuelle n’est pas très différente. Le rapport économique du Fonds monétaire international (FMI) [publié en septembre] ne se soucie pas de savoir à qui profite cette croissance. Or les attentes de la population sont toujours là, la crise de gouvernance, l’appétit des factions qui ne sont pas au pouvoir aussi. Nous sommes à un an des prochaines élections [prévues à l’été 2018] sans que ces questions aient été résolues.

Vous dites que l’arrêt de l’aide inter­nationale en 2009 pour sanctionner la prise ­­­de pouvoir par Andry Rajoelina a précipité le basculement de l’économie vers des ­réseaux souterrains.

F. R. Les trafics en tout genre (bois précieux, saphirs…) ont explosé. Et cela a suivi la suspension de l’aide internationale. La population malgache dont on sait la pauvreté a donc subi une double peine : supporter un gouvernement qu’elle n’avait pas choisi et être privée de soutien extérieur pour ses besoins les plus élémentaires. Aujourd’hui, les trafics sont installés et constituent un nouveau fléau du drame malgache.

Ne voyez-vous aucun signe d’espoir dans l’émergence de mouvements de la société civile comme Wake Up ou la mobilisation des magistrats pour exiger le respect ­de l’indépendance de la justice ?

M. R. Des ferments de mobilisation existent mais ils sont toujours issus des élites malgaches et ne parviennent pas à s’élargir au reste de la société. La population est écrasée par des conditions de vie d’une dureté qui laisse peu de place pour penser à autre chose qu’à sa survie quotidienne. Il est même extraordinaire que, dans ce contexte, il existe encore des velléités citoyennes.

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