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« Balance ton porc » utilisé pour « noyer le poisson de l’islam » : Alain Finkielkraut et le déni de réalité

Dans un entretien au « Figaro Vox », l’essayiste multiplie les critiques envers le mouvement de dénonciation des violences sexuelles.

Par  et

Publié le 21 novembre 2017 à 18h44, modifié le 23 novembre 2017 à 13h57

Temps de Lecture 6 min.

A le lire, les milliers de témoignages générés par le mouvement « Balance ton porc » ne seraient qu’un habile mélange de délation et d’arguments fallacieux pour écarter les questions liées à l’islam ; la « disparition de l’homme [deviendrait] un droit de la femme » ; la GPA serait « monnaie courante » : dans un entretien accordé au « Figaro Vox », la plate-forme de débats du Figaro, le 20 novembre, l’écrivain et philosophe Alain Finkielkraut mêle contre-vérités et fausses informations grossières.

  • Le harcèlement au travail suffisamment pris en compte ?

Ce qu’il a dit :

« Le harcèlement au travail est civilement et pénalement sanctionné. Sept cent cinquante délégués travaillent auprès du défenseur des droits pour enquêter sur les faits qui leur sont rapportés. Cela ne suffit pas, semble-t-il. »

Pourquoi c’est plus compliqué

Près de 450 délégués et 250 collaborateurs traitent l’ensemble des dossiers reçus par le défenseur des droits, et pas uniquement ceux concernant le harcèlement. Selon une enquête réalisée par l’IFOP pour le compte du défenseur des droits et parue en mars 2014, une femme sur cinq est confrontée à une situation de harcèlement sexuel au cours de sa vie professionnelle.

Certes, l’article L. 2253-1 du code du travail précise « qu’aucun salarié ne doit subir des faits de harcèlement sexuel ». Mais les recours devant la justice ou auprès de l’employeur demeurent très peu fréquents : près de 30 % des victimes de harcèlement n’en parlent à personne, moins d’un quart en font part à la direction ou à l’employeur, et seuls 5 % des cas sont portés devant la justice.

La peur du licenciement et le fait que 30 % des victimes soient en situation de précarité sont autant de freins à une sanction effective de la majorité des cas de harcèlement au travail.

  • La GPA « monnaie courante » ?

Ce qu’il a dit :

« Avec la gestation pour autrui, la location des ventres devient monnaie courante. »

Pourquoi c’est faux

La gestation pour autrui (GPA) n’est pas légale en France, où elle est punie de peines pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. Emmanuel Macron s’est opposé à cette pratique à maintes reprises, avant ou après son élection : il n’est donc pas question qu’elle soit légalisée dans les mois ou les années à venir

Certains couples français ont recours à la GPA dans des pays où cette pratique est légale. La Cour de cassation a jugé, le 5 juillet, qu’un enfant né d’une mère porteuse à l’étranger pouvait être adopté par le mari de son père biologique. Cependant, il ne s’agissait que d’une adoption « simple », avec laquelle l’adopté conserve tous ses liens avec sa famille d’origine – à la différence de l’adoption plénière.

S’il n’existe pas de chiffres officiels documentant le nombre de naissances par GPA, un rapport sénatorial avance une moyenne de 100 naissances par an. Comparée aux 785 000 bébés nés en France, la GPA représenterait donc 0,01273 % des naissances. Avancer qu’elle devient « monnaie courante » relève donc du sophisme.

  • Un tiers des détenus pour crimes et délits sexuels ?

Ce qu’il a dit :

« Quand un tiers des détenus dans les prisons françaises le sont pour des crimes et des délits sexuels, il est absurde de dire que la justice reste passive et d’en appeler solennellement au président de la République pour que celui-ci comble les lacunes du droit comme l’ont fait, en toute méconnaissance de cause, des pétitionnaires indignées dans “Le Journal du dimanche”. »

Pourquoi c’est faux

Selon le rapport 2016 de l’Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale, 12 % des condamnés écroués au 1er janvier 2015 le sont pour viol ou agression sexuelle.

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En outre, on peut rappeler que la justice n’est sans doute pas « passive » mais que l’immense majorité des cas de viols ou d’agression sexuelle ne sont pas punis : seule une femme sur dix porterait plainte et seuls 3 % des viols aboutirait à un jugement en cour d’assises. Finalement, environ un viol sur majeure sur cinquante aboutit à une condamnation. On est donc bien loin d’une sanction systématique des violences sexuelles.

  • #BalanceTonPorc, une « campagne » pour « noyer le poisson de l’islam » ?

Ce qu’il a dit :

« L’un des objectifs de la campagne #balancetonporc était de noyer le poisson de l’islam : oubliée Cologne, oubliée la Chapelle-Pajol, oubliés les cafés interdits aux femmes à Sevran ou Rillieux-la-Pape, on traquait le sexisme là où il était une survivance honnie et l’on couvrait du voile pudique de la lutte contre les discriminations les lieux où il façonnait encore les mœurs. »

Pourquoi c’est faux

Cette phrase a fait beaucoup réagir, et pour cause : le philosophe y opère une déformation assez flagrante des faits. Rappelons leur chronologie : le 5 octobre, le New York Times publie une enquête dévastatrice sur le célèbre producteur Harvey Weinstein, accusé de multiples cas de harcèlement, d’agressions et de viols. A la suite de cette enquête, des femmes américaines lancent un mot-clé, #MyHarveyWeinstein, pour évoquer d’autres harceleurs ou raconter leurs témoignages de harcèlement.

Quelques jours plus tard, le 13 octobre, une journaliste française, Sandra Muller, propose aux femmes de témoigner elles aussi, en utilisant le mot-dièse « Balance ton porc ». Point donc de « campagne » orchestrée par des militantes, mais bien un mouvement relativement spontané, né à la suite d’un scandale outre-Atlantique. En quoi le fait que des femmes témoignent d’expériences de harcèlement ferait « oublier » d’autres cas et notamment ceux que liste M. Finkielkraut ? Mystère.

Quant à ces derniers, ils ne traitent que du phénomène – réel – du harcèlement de rue, qui était aussi évoqué parmi les très nombreux témoignages qu’on a pu lire sur #balancetonporc. Ici, Alain Finkielkraut prend cependant soin de citer uniquement des cas impliquant des populations immigrées (réfugiés à Cologne, migrants à la Chapelle-Pajol, bars de quartier populaire - et ce alors que le cas de Sevran, qu’il cite, a été remis en question par plusieurs enquêtes).

Or, les statistiques montrent bien que, si le harcèlement est un fléau, il est faux d’envisager qu’il soit limité à certains quartiers ou populations. Selon une enquête de 2015 menée par le défenseur des droits, 20 % des femmes disent avoir eu affaire à du harcèlement au travail. De même, les cas de harcèlement se produisent pour moitié dans le cadre privé. Concernant les viols, il faut rappeler que plus des trois quarts sont le fait de l’entourage de la victime (conjoint, proches ou famille).

  • L’écriture inclusive, péril mortel (et féministe) ?

Ce qu’il a dit :

« L’écriture inclusive prétend remonter aux origines du mal. Le pouvoir des hommes commence dans les mots, affirment ses partisans. Alors, pour extirper les racines du viol, ils disent mécaniquement “celles et ceux”, “chacune et chacun”, “toutes et tous”, ils écrivent besogneusement “Les Marseillais·e·s ont déferlé” ou “vos député·e·s En marche !” et ils abîment un peu plus, par ce bégaiement ridicule, une langue qui n’avait vraiment pas besoin de ça. L’écriture inclusive est l’inepte caricature du féminisme originel. »

Pourquoi c’est faux

La langue de Ronsard et de Corneille fait la part belle à l’accord de proximité – mis à l’honneur par l’écriture inclusive. Cette dernière – loin de n’être que le résultat de « l’inepte caricature du féminisme originel » – est fort répandue dès le Moyen Age. L’on doit à Jean Racine ces fameux vers d’Athalie : « Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières/Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières », en 1691. Il est pourtant difficile de qualifier le dramaturge et poète de « néo-féministe » hystérique.

En outre, « celles et ceux » tout comme « Françaises, Français » sont utilisés dans le vocabulaire courant depuis des décennies, notamment par l’immense majorité des responsables politiques, loin d’être une « inepte caricature du féminisme originel ». Et l’écriture inclusive n’a pas attendu Twitter ni encore moins le mot-dièse « Balance ton porc » pour être un thème de réflexion.

Mise à jour le 23 novembre à 14 heures : correction d’une erreur sur le pourcentage estimé de naissances via GPA en France.

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