Roland Vilella est un navigateur familier des eaux turquoises qui bordent les côtes de Madagascar. Depuis des années, ce qui  motive ce marin à hisser la grande voile pour glisser le long du vent, cette curiosité faussement mauvaise « d’aller voir ce qui se passe derrière chaque horizon ». Ce qu’il trouvera sur l’île de Nosy-Lava aurait de quoi retourner le cœur des plus courageux des marins.

Après Henri le cultivateur, publié en 2004, Roland Vilella, marin et écrivain, signe aujourd’hui La Sentinelle de fer, un livre percutant qui porte une mémoire, celle des bagnards oubliés de l’île de Nosy-Lava. Construit en 1911 par le gouvernement français au large de Madagascar, le bagne de Nosy-Lava tombe sous contrôle malgache après la décolonisation de 1960. Cette prison, les pieds dans le sable, juchée sur une île aux allures de carte postale, deviendra, dès lors, le théâtre de tortures quotidiennes et d’excès comme seul l’être humain sait en produire. Un lieu de non-droit où s’expriment les pires facettes de notre société : la violence et la soif de meurtre.

Le navigateur Roland Vilella débarque sur l’île en 2004, alors que celle-ci est en voie de fermeture. Il y rencontre les quelque soixante bagnards encore présents dans l’île,  attendant, en vain, le jour de leur libération. Par l’intermédiaire de l’un d’entre eux, Albert, prisonnier cultivé à la mémoire exceptionnelle, l’auteur va retracer tout au long du livre, l’histoire du bagne rythmée par la violence et les cris. Un récit-témoignage bouleversant qui sera l’occasion, au-delà du caractère historique, d’une réflexion philosophique sur l’homme, son rapport au bien, au mal et les conditions nécessaires à la naissance d’une amitié dans ce contexte où toute relation saine semble impossible. Une œuvre qui, soutenue par un style délicat et maitrisé, vous tient en haleine jusqu’à la dernière page.

Mr Mondialisation a rencontré l’auteur, à Bordeaux, lors de la remise du Prix du Réel. L’occasion pour nous d’en apprendre un peu plus sur cet écrivain pas comme les autres.

Le bagne vu du haut de l’île de Nosy Lava.

Parlez-nous un peu de vous Roland Vilella…

Je me définis comme un marin voyageur qui parcourt le monde depuis 25 ans, ce qui ressemble à du toujours ; avec une particularité néanmoins, c’est que je suis un voyageur engagé. Je préfère les Hommes aux paysages. C’est pourquoi je suis impliqué dans beaucoup d’affaires à Madagascar, des histoires dont je me suis mêlé et qui m’ont rapporté quelques problèmes et beaucoup d’ennemis, notamment au sein du gouvernement malgache.

« je suis plus occupé à vivre la vie qu’à la raconter »

Au milieu de cette vie de navigateur, quelle-est la place de la littérature ?

La Sentinelle de fer est le troisième livre que je commets. Cependant, je suis plus occupé à vivre la vie qu’à la raconter, c’est pourquoi la littérature vient un peu après tout le reste. Je ne suis jamais dans la fiction, il y a tellement de choses extraordinaires qui se passent autour de moi que je ne vois vraiment pas l’intérêt d’inventer. Elle aura beau faire, la fiction n’arrivera jamais à la hauteur de la réalité que j’observe. Cependant, je suis tout de même un très grand lecteur, j’aime les livres et ils m’accompagnent partout où je vais, chez moi comme sur mon bateau. L’envie d’écrire, elle, a toujours été plus ou moins là. Lors d’un voyage en mer rouge, on m’avait demandé de faire un compte rendu sur mon périple. Au fil du temps, le livre de bord s’est étoffé pour finalement devenir un livre tout court. J’écris assez facilement. Je ne souffre pas du syndrome de la page blanche car j’ai toujours tout sous les yeux. En revanche, ce dernier livre m’a beaucoup coûté tant au niveau du travail que de l’affectif. Après la mort d’Albert, l’un des bagnards que j’interroge et avec qui je m’étais lié d’amitié, j’ai abandonné le livre dans un coin et j’ai filé en Amérique du sud. Mais je ne pouvais pas laisser la parole de ces hommes tomber dans l’oubli, j’avais la sensation d’avoir une responsabilité et c’est la raison pour laquelle je me suis remis au travail pour écrire ce livre.

Roland Vilella à son bord

En France, entrer librement dans une prison comme vous l’avez fait, cela parait impensable. Comment avez-vous fait pour pénétrer Nosy-Lava ?

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J’arrive sur l’île de Nosy-lava, mû par la simple curiosité du voyageur. J’apprends par la suite que des prisonniers de l’insurrection de 1947 ont été enfermés au bagne dans le passé. Ce n’est que plus tard que mon intérêt se porte sur les prisonniers présents autour de moi. En France, pénétrer ainsi dans une prison, cela est impensable, mais là nous sommes en Afrique et l’opération demeure relativement plus simple. De plus, quand j’arrive à Nosy-Lava, nous sommes en 2004, c’est-à-dire que la période d’horreur du bagne est terminée. La prison est en voie de fermeture ; on passe de 600 prisonniers dans les grandes heures de l’île à 60 détenus lors de mon arrivée. Après, ne reste que les gardiens, mais j’ai l’habitude de me les mettre dans la poche. Dans le livre, je parle également d’une autre prison où je m’infiltre, celle d’Antananarivo. J’utilise alors une couverture, celle de l’universitaire spécialiste du milieu carcéral en recherche d’informations pour une étude. Ce statut d’universitaire conjugué à mon origine rendent les choses plus faciles. Les bagnes africains sont donc tout sauf inviolables pour qui sait s’y prendre.

Parlez-nous d’Albert, ce bagnard – et ami – présenté comme la mémoire de Nosy-lava. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je rencontre Albert lors de mon arrivée sur l’île. L’une des premières choses qu’il me demande est un exemplaire du journal le Monde. Un prisonnier cultivé avec un certain niveau d’étude et maniant parfaitement le français, cela a tout de suite piqué ma curiosité. C’était un homme condamné à perpétuité pour avoir commis huit meurtres dans des braquages. Pour un bagnard, devenir ami avec un Blanc était inimaginable et de mon côté, ce sentiment  a besoin de temps pour se construire. Sans compter ma méfiance à l’égard des prisonniers.  Mais ce qui a rendu possible cette amitié c’est le parcours  d’Albert,  un parcours qui va le conduire du crime à la repentance. Une repentance qui le poussera à revenir au bagne purger sa peine après s’être évadé en compagnie d’un autre détenu.  Un épisode étonnant que j’ai mis longtemps à croire véridique. Sans doute  l’image  des gardes tueurs qui renvoie Albert à ses propres crimes,  lui fera juger  insupportable  une telle parenté et  le conduira  à accepter sa condamnation. C’est ce qui faisait de lui un personnage inquiétant mais droit, un homme qui se souciait – désormais – des autres. Il était la personne par qui je passais pour communiquer avec les autres prisonniers et vice versa. Je voyais Albert comme un chef  des bagnards, ce qu’il était véritablement, mais un chef respecté par ses compagnons de misère.

Albert, bagnard de Nosy-lava.

Votre livre questionne également le regard que l’on porte sur l’Humain en général et sur les meurtriers en particulier. Vous nouez des liens avec des bagnards condamnés pour des assassinats, il y a de l’autre côté des surveillants pénitentiaires, représentant de l’État local, mais qui n’en sont pas moins friands de barbarie, ce sont les frontières entre le bien et le mal qui sont alors complètement bousculées ?

Il y a des sortes de règles morales qui ont cours dans le bagne. Tous les détenus ne s’y plient pas, naturellement, mais c’est assez curieux de voir que certains bagnards, qui ont eu des comportements aux antipodes de la moralité avant leur incarcération, la découvre une fois enfermés.Le livre que j’ai écrit est un livre difficile, très noir, mais le fait que dans un lieu où ne se côtoient que des meurtriers,  puissent exister des règles de  morale, prouve que l’espoir est toujours permis,  même dans les pires endroits comme celui-ci. Ensuite, la raison pour laquelle je deviens amis avec un assassin comme Albert et non avec un gardien comme Mouja (l’un des gardiens les plus violents de Nosy-lava), c’est, comme je l’ai dit avant, ce chemin qu’à fait le premier, du crime à la repentance. Je trouve ça normal que des meurtriers soient enfermés, et je le dit à Albert à un moment dans le livre, je lui dis : « tu l’as pas volé », ce à quoi il me répond : « après trente années, je crois avoir payé ». Je pense qu’il a raison, il faut toujours laisser une porte de sortie aux hommes, mais avant d’atteindre cette porte de sortie, il faut d’abord que les criminels soient punis, et surtout, qu’ils acceptent leur peine. C’est là, une grande différence entre les horreurs commis par les gardes en toute impunité et celle commis par les bagnards dont ils se repentent par le biais de leur condamnation. Jamais les prisonniers que j’ai rencontré n’ont remis en cause leur enfermement (sauf les innocents condamnés à tord) simplement la manière dont ils ont été enfermé, soumis à la torture et la mort en permanence. Selon moi, ce n’est pas comme ça qu’un Etat doit condamner ses citoyens. C’est aussi ça que j’essaye de dire à travers ce livre.

T.B.

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