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« L’esclavage n’a jamais cessé d’exister, même dans les pays les plus modernes du monde arabe »

Pour la journaliste tunisienne Inès Oueslati, les législations peinent à s’imposer face à des mentalités rétrogrades profondément ancrées.

Publié le 24 novembre 2017 à 13h47, modifié le 11 janvier 2018 à 12h09 Temps de Lecture 4 min.

Des travailleurs et travailleuses domestiques de nationalité étrangère manifestent à Beyrouth, au Liban, pour faire valoir leurs droits, le 1er mai 2016.

L’affaire défraye la chronique depuis plusieurs jours : des candidats à la migration clandestine vendus comme une vulgaire marchandise en Libye. Oui, en 2017, pour quelques centaines de dollars, il est possible de vendre une vie humaine, tarifée selon la puissance physique du concerné. On vend un passé, un avenir, on vend au plus offrant la part d’humanité que l’on croyait évidemment ancrée en chacun de nous.

Des citoyens issus de nations qu’unissent des traités et des protocoles criminalisant la traite des humains sont les nouveaux esclaves. Et face aux tares historiques, aux écarts culturels, aux pratiques plus ou moins tolérées selon l’emplacement géographique, nous cessons de faire unité. Le « nous » se disloque face à la misère humaine, l’empathie face à l’autre et à sa détresse cède la place au profit, au cynisme, à l’animal.

Otages d’un système archaïque

Ils sont nombreux à être encore traités comme des sous-hommes et des sous-femmes dans des sociétés considérées, de loin, comme modernes. Mais vu de près, les pratiques les plus abjectes continuent d’exister. Ainsi, en Tunisie, malgré une loi contre la traite des hommes adoptée en 2016, dans le pays profond, de nouveaux rentiers continuent de sévir.

En Tunisie, premier pays arabe à avoir aboli l’esclavage il y a de cela plus de 170 ans, le commerce des aides ménagères n’a jamais cessé d’exister. Des fillettes continuent d’être « vendues » via des intermédiaires par des parents peu scrupuleux que seul intéresse la rente mensuelle tirée de pareilles transactions. La pauvreté est-elle une raison pour laisser partir son enfant vers l’inconnu ? Malheureusement, pour beaucoup, la réponse est oui.

Cela se fait au vu et au su de tous. Le dimanche, à quelques centaines de kilomètres de Tunis, des familles partent à la recherche de misérables fées des logis. Le plus souvent, les jeunes filles sont livrées par des intermédiaires contre leur gré, moyennant une commission et un salaire de misère qu’elles ne perçoivent même pas, car expédié directement au père de famille.

Dans d’autres cas, celles-ci sont heureuses de quitter leur misère matérielle, ignorant la misère morale qui les attend. Dans ce monde loin du monde, pour beaucoup, il ne s’agit pas de choix mais de fatalité. Des femmes libres à l’échelle nationale et d’un point de vue législatif se retrouvent otages d’un système social aussi archaïque qu’anachronique, dans lequel elles sont instrumentalisées par des époux véreux les faisant travailler pendant qu’eux jouissent du statut de chômeurs assistés. N’est-ce pas là l’un des visages de l’esclavagisme ?

Frissons de circonstance

Et ce n’est pas mieux ailleurs. En Mauritanie, une codification sociale essentiellement raciale sert de prétexte à l’esclavage. L’indignation très épisodique de la communauté internationale n’a pas aidé à mettre fin au fléau. Peut-être a-t-on besoin d’une vidéo qui buzze pour en finir avec pareils crimes contre l’humanité ?

Des vidéos chocs, ce n’est pas ce qui a manqué au Liban, où la maltraitance des personnels de maison de nationalité étrangère sévit et fait des victimes. De nombreuses dénonciations y avaient ainsi fait écho au suicide d’une aide ménagère éthiopienne après de nombreuses agressions infligées par son employeur. C’est aussi dans ce pays, l’un des plus modernes du monde arabe, qu’une autre forme d’esclavage a été publiquement dénoncée après le démantèlement d’un réseau de trafics d’êtres humains ayant fait de nombreuses réfugiées syriennes des esclaves sexuelles.

En réalité, l’esclavage n’a jamais cessé d’exister. Ce sont juste les manières de le pratiquer qui ont muté, et cela n’est pas le propre des sociétés matériellement fragiles. La preuve dans les riches pays du Golfe. Des travailleurs étrangers y sont traités comme des sous-hommes. Leurs passeports confisqués, ils sont la proie de familles sans scrupule qui les exploitent sans le moindre respect de la dignité humaine.

Cela fait l’objet de tollés à la suite de quelques reportages dénonciateurs ou après de tragiques faits divers. L’un des plus récents a eu lieu il y a quelques mois, lorsqu’une vidéo d’une travailleuse éthiopienne chutant d’un bâtiment a été diffusée sur la Toile. La scène, filmée par l’employeuse, fait froid dans le dos. Des frissons de circonstance ne débouchant sur aucun changement pour des milliers d’étrangers partis chercher du travail au pays de l’or noir et n’ayant trouvé qu’une misère humaine aliénante.

Une misère instrumentalisée

Dans nos sociétés arabes modernes, plusieurs décennies après l’abolition de l’esclavage, la servilité se poursuit, faisant abstraction des lois internationales et d’éthique censées être universelles. Le nouvel esclavage est ce moyen banalisé qu’ont trouvé les plus nantis pour instrumentaliser la misère des plus faibles.

La scène filmée par CNN en Libye a certes choqué. Le monde a découvert, effaré, que quelque part sur terre, l’esclavage existe encore, au vu et au su de la foule complaisante. Mais alors que la communauté internationale est désormais informée, cela sera-t-il amené à changer ? Pas tant que des sociétés entières s’écarteront des normes sociales et éthiques internationalement reconnues. Pas tant que les mentalités rétrogrades et les mauvaises pratiques à l’ancrage social profond l’emporteront sur les législations. Les sociétés développées sont celles dont les mœurs ne sont pas en guerre avec les lois.

Inès Oueslati est une journaliste tunisienne.

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