Accueil

Monde Proche Orient
Emprisonnés et violentés, les musiciens de Grup Yorum défient le pouvoir turc
Quelques membres non-emprisonnés de Grup Yorum ont donné un concert clandestin sur un toit en avril.
Groupe Facebook de Yorum.

Emprisonnés et violentés, les musiciens de Grup Yorum défient le pouvoir turc

Turquie

Par Julie Honoré , à Istanbul

Publié le

Tous leurs musiciens sont en prison. La moindre de leur apparition est généralement suivie de gaz lacrymogènes ou d’attaques en règle de la police. Mais, ultime pied de nez au pouvoir en place, les choristes et soutiens de Grup Yorum, l’un des groupes de musique les plus populaires du pays, organisent un concert ce 26 novembre au soir.

Les touches du piano sont complètement défoncées. Il manque des cordes au violon et les percussions sont éventrées. Mais ils arrivent quand même à jouer. Et surtout : ils se filment, affirmant : "Nous avons raison. Nous allons gagner" ("Haklıyız Kazanacağız"). Le clip, réalisé après une violente descente de police, n’est qu’une des énièmes provocations d’un groupe ultra-populaire de Turquie : Grup Yorum. Le "collectif" n’a pas l’apparence d'un groupe de rock rebelle : il s’agit plutôt de musiciens dans la trentaine, qui se produisent sur scène avec des chemises repassées.

Alors qu’ils étaient habitués à jouer dans des stades ou des salles bondées, depuis la tentative de coup d’Etat, il y a un an et demi, le moindre concert de Grup Yorum ("commentaire", en turc) est désormais interdit, ou solidement encadré par la police, pour décourager les spectateurs. Celle-ci fait d’ailleurs de nombreuses descentes dans leur "centre culturel" d’Istanbul, arrêtant ceux qui s’y trouvent, cassant les instruments ou interrompant les répétitions. Une membre a affirmé avoir été "scalpée" lors d’une arrestation, et surtout : tous les musiciens sont aujourd'hui derrière les barreaux, la dernière membre (18 ans), ayant été arrêtée il y a dix jours.

Après une descente de police, en mai dernier. Grup Yorum/Facebook

Concerts clandestins sur un toit ou dans une camionnette

Pas de quoi impressionner les membres du groupe et leurs soutiens, qui jouent au chat et à la souris avec les autorités. "On s’arrange pour faire entendre notre musique et notre voix quand même", rit une choriste, racontant la fois où, en avril dernier, les musiciens "non-emprisonnés", aidés de quelques soutiens, sont montés sur le toit d’un immeuble stambouliote, guitares et violons à la main, et où ils ont relié leurs amplis à des hauts-parleurs et diffusé leur musique.

Les Grup Yorum installent aussi leurs instruments à l’arrière des camionnettes et tournent dans les quartiers ou déplient d'immenses banderoles au sommet des collines turques. "Vous ne pouvez pas nous faire taire" ("Susturulamaz"), préviennent-ils. Leurs faits et gestes sont publiés sur leur page Facebook et aimés par des centaines de personnes. Leurs "fans" envoient aussi régulièrement des vidéos, dans lesquelles ils chantent des airs du groupe, appelant à leur libération.

Ultime provocation, la sortie, à la rentrée, d’un double-album, "Ille Kavga", ("combat nécessaire") alors même que la majorité des membres était derrière les barreaux. "Croyez-le ou non, nous aurions pu faire 3 CD si nous avions pu", annonçait le communiqué de presse qui accompagnait la sortie, indiquant le dédier aux "membres qui sont en prison". Sur la pochette, les photos des instruments détruits par les descentes de police et soigneusement gardés pour témoigner de la violence des agents.

Des "terroristes" pour le pouvoir

Des pirates, ces Grup Yorum. Rassemblés il y a plus de trente ans, très engagés à gauche de la gauche, ils chantent en turc, mais aussi en kurde, arabe ou circassien. A travers leur musique, ils contestent régulièrement les prises de position du gouvernement, mais pas que : la politique des Etats-Unis, la guerre en Syrie, tout y passe. Trop "révolutionnaires" pour le gouvernement actuel. Il les a désignés comme des proches du DHKP-G, un groupuscule classé comme terroriste en Turquie, aux Etats-Unis et dans l’Union Européenne (UE), et qui a revendiqué l'attaque de postes de police ou de l’ambassade américaine à Ankara.

Aujourd’hui, l’intégralité des membres du groupe est donc en prison. En plein état d’urgence, assister à leur concert peut même désormais se révéler être une preuve à charge dans les tribunaux : la semaine dernière, un témoin a indiqué avoir accompagné Nuriye Gülmen, en grève de la faim depuis le mois de mars, à une de leurs représentations. Comme une preuve incontestable que cette dernière fait partie d’une organisation terroriste.

Avec le concert de ce dimanche 26 novembre, donné par une quinzaine de choristes et de musiciens supporters, le groupe est conscient de provoquer à nouveau le gouvernement. "Nous attendons plus d’un millier de personnes", indique une choriste, qui, si elle doute de l’interdiction de l’évènement, n’exclut pas que la police vienne "intimider" les spectateurs, en se plaçant à l’entrée de la salle. "Le pouvoir interdit nos concerts, il nous arrête parce qu’il a peur", indique-t-elle.

Avant d’être arrêtée, Seher, la dernière membre du groupe encore en liberté, nous avait recommandé d’écouter la chanson "Sen varsin ya"", publiée dans le dernier album. Le sens ? ""Tout est possible parce que tu es là".

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne