Ce jeudi 16 novembre, Dean Issacharoff aurait dû être soulagé. Après six mois d’enquête, le bureau du procureur de l’Etat d’Israël venait de clore les poursuites visant ce lieutenant de réserve, accusé d’avoir tabassé un Palestinien trois ans plus tôt. Sauf que l’homme de 25 ans n’est pas un vétéran comme un autre. Il est le fils de l’ambassadeur d’Israël à Berlin. Il est surtout le porte-parole de l’ONG Breaking the Silence (BTS), dans le viseur du gouvernement Nétanyahou. Fondée en 2004 par des vétérans de l’armée opposés à l’occupation de la Cisjordanie, BTS publie des rapports sur les abus perpétrés par les forces de sécurité israéliennes à partir de témoignages - pour la plupart anonymes - de soldats. Les faits dont était accusé Issacharoff, officier dans la brigade Nahal entre 2011 et 2015, c’est lui-même qui les a portés à la connaissance du public, en mars. A visage découvert. Et c’est la raison qui le pousse aujourd’hui à se battre non pas pour son innocence, mais pour sa culpabilité, qu’il estime être celle du système tout entier.
Le cas Issacharoff est devenu le procès de BTS. De sa crédibilité, de sa moralité, de ses intentions. Aux yeux de la justice et de la majorité de la classe politique, si Issacharoff est blanchi, il est tout sauf innocent. Pire qu’un coupable, il est un menteur prêt à inventer des bavures pour salir l’institution la plus sacrée du pays. Le cas Issacharoff réunit tous les ingrédients pour une affaire d’Etat, dont les rebondissements font les gros titres depuis six mois.
Le QG de Breaking the Silence est situé dans un vétuste bâtiment de Tel-Aviv. Dans l'entrée, on croise un garde du corps aux yeux cernés. «Un extrémiste bien connu a tenté d'entrer dans le bureau il y a trois jours. On n'en fait pas une histoire, on est habitué. C'est ce qui arrive quand le Premier ministre vous désigne comme un traître», assure Yehuda Shaul, ex-officier et fondateur de BTS à la carrure massive et la barbe fournie. «Cette semaine, ici, c'était une vraie war room», remarque-t-il, en référence au déferlement médiatique qui a suivi le «classement» de l'affaire et la contre-attaque virulente de l'association. Sur les conseils de son avocate, le porte-parole Issacharoff est désormais muet. «Tout ce qu'il dit pourrait être interprété comme une volonté d'influer sur l'enquête, ce qui serait bien plus grave que ce qu'on lui reproche actuellement», justifie Shaul. Théoriquement, le dossier est clos, mais le parquet n'a pas exclu de le rouvrir en cas de nouveaux éléments.
Coups de genoux
Le 4 avril, à l'occasion d'un rally politique organisé par le parti d'extrême gauche Meretz, Issacharoff prend le micro. Filmé pour les réseaux sociaux, il raconte un vendredi comme un autre, trois ans plus tôt à Hébron, épicentre récurrent des tensions entre Palestiniens et colons. Sa patrouille reçoit des jets de pierre de manifestants. Les soldats arrêtent un homme, qui résiste passivement au passage de menottes. Issacharoff lui donne alors, selon ses dires, plusieurs coups de genoux au torse et au visage. «En tant que soldat, je n'ai jamais su gérer un homme qui résistait pacifiquement» , dit-il dans son discours. Etourdi, l'homme saigne quand le soldat finit par lier ses mains avec un serflex (menottes en plastique). «Franchement, ce genre de brutalité, c'est d'une banalité… commente Shaul. Moi, par comparaison, j'ai balancé des grenades dans des quartiers civils. Mais avec Dean, tout le monde a décidé d'en faire un foin pas possible.»
Tout le monde : soit d'abord le groupe «Reservists on Duty», sorte d'anti-BTS qui fédère depuis 2015 des vétérans opposés aux diverses ONG anti-occupation. Dans une vidéo diffusée par ces derniers, un ex-commandant d'Issacharoff ainsi que des membres de son unité assurent que le lanceur d'alerte affabule. Dans la foulée, le ministre de la Défense, Avigdor Lieberman, un ultraradical du gouvernement, exhorte la ministre de la Justice, Ayelet Shaked, à lancer des poursuites contre Issacharoff. Début juin, l'étoile montante du parti d'extrême droite le Foyer juif s'exécute et demande au procureur général d'enquêter sur «le comportement criminel» du porte-parole de BTS. La machine est lancée.
«Pour eux, c'était gagnant-gagnant, remarque Yehuda Shaul. Dean condamné, ça aurait pu faire peur aux soldats prêts à témoigner. Relaxé, ils pouvaient discréditer toute l'association.» Après cinq mois d'enquête, le parquet classe l'affaire, assurant avoir retrouvé la victime des coups d'Issacharoff, un certain Hassan Julani. Qui jure n'avoir jamais été maltraité. «Dans sa décision, le procureur explique que les événements n'ont pas eu lieu. Une drôle de manière de blanchir quelqu'un que de le calomnier sans lui donner la possibilité de se défendre à la barre !» s'indigne l'avocate de l'ex-militaire, Gaby Lasky. Sur Twitter, Nétanyahou exulte : «Breaking the Silence ment et diffame nos soldats. Aujourd'hui, nous en avons eu la preuve, si jamais quelqu'un en doutait.»
Quelques jours plus tard, nouveau rebondissement. L'ONG B'Tselem - au moins aussi détestée que BTS en Israël - a retrouvé une vidéo montrant les instants suivant le passage à tabac, filmés par un activiste palestinien. Selon BTS, c'est la preuve que Hassan Julani n'est pas «le bon Palestinien». L'ONG ajoute que les militaires ayant renié le témoignage d'Issacharoff faisaient partie de sa précédente unité, et non de celle concernée par les faits.
Propos raccord
Les images ne mettent pas Issacharoff en valeur. On le voit pousser du bras un homme au visage tuméfié. «Ces mains ont battu un Palestinien dans les Territoires. Je n'en suis pas fier mais je ne vous laisserai pas cacher la réalité, renchérit le porte-parole. Ce gouvernement de droite a peur de la vérité, et à raison. Si je prends mes responsabilités face à ma violence, ils devront prendre les leurs pour nous envoyer servir dans les Territoires.» Réponse du ministre de l'Education, Naftali Bennett, leader des ultranationalistes religieux du Foyer juif : «Si tu insistes, que tu as battu illégalement un Arabe, d'abord : honte à toi. Ensuite, plutôt que de t'enferrer dans tes mensonges, assigne-toi à résidence pour un an et épargne-nous ta présence répugnante.»
Le 21 novembre, les journalistes de la chaîne Hadashot retrouvent un autre habitant d'Hébron, Faisal el-Natche, qui assure avoir été frappé par une unité d'infanterie en 2014. Raccord avec les propos d'Issacharoff. Depuis, BTS a présenté le témoignage du radioman de l'officier de réserve soutenant cette version. Yehuda Shaul : «Cette enquête est une farce. Ils ont interrogé le mauvais Palestinien, n'ont pas questionné les témoins principaux. Ils ont vu trois types, et pas les bons !» Il ironise : «Soit ils ont été extrêmement négligents, soit politiquement orientés.» Le ministère de la Justice considère que l'archive vidéo concerne d'autres faits que ceux instruits et laisse entendre que le parquet pourrait ouvrir un nouveau dossier.
Dans le même temps, le quotidien gratuit Israël Hayom, aligné sur la politique de Nétanyahou, s'attaque à Issacharoff senior, l'ambassadeur d'Israël en Allemagne. Le journal s'interroge sur le rôle qu'a pu jouer celui-ci dans la rencontre du ministre des Affaires étrangères allemand, Sigmar Gabriel, en avril avec BTS et B'Tselem lors d'une visite en Israël. La rencontre avait alors tant ulcéré Nétanyahou qu'il en avait annulé son rendez-vous avec Sigmar Gabriel. Le ministère des Affaires étrangères israélien a, depuis, appelé à faire la distinction entre le père - «un homme de grande qualité et de valeur» - et le fils « qui travaille pour une organisation très problématique pour Israël à l'étranger».
Tabou pour l’opinion
Yehuda Shaul se souvient du temps où BTS était une association bienvenue à la Knesset.Tout a changé en 2009 avec le retour au pouvoir de Nétanyahou et le rapport de l'association sur l'opération Plomb durci à Gaza : «En un instant, on est devenu l'ennemi numéro 1.» Surtout, BTS a fait d'un débat national une cause internationale. Un tabou pour l'opinion israélienne : l'occupation est un linge sale à laver en famille. Pour Emmanuel Nahshon, le porte-parole de la diplomatie israélienne, c'est BTS qui a changé, pas Israël : «Nous remarquons que cette organisation s'adresse sur tout à un public étranger qui l'instrumentalise en propagande anti-israélienne. Dans les capitales occidentales, c'est devenu la mode de les soutenir sans questionner leurs méthodes opaques. Ils refusent de coopérer avec le procureur général, ne donnent pas leurs sources. Qu'ils travaillent avec nous, pas avec nos ennemis.» Argument réfuté par B'Tselem qui a décidé en 2016 de ne plus collaborer avec Tsahal, car seuls 3 % des abus portés à l'attention de l'armée faisait l'objet de charges.
«On veut un procès pour Dean, assure Yehuda Shaul. Un procès politique. On ramènera cent témoins qui diront qu'ils ont fait la même chose. Ce sera le procès de l'occupation». Les risques d'une condamnation pour Issacharoff ? «On s'en fiche, répond-il. Elor Azaria [un Franco-Israélien filmé en train d'achever à bout portant un assaillant palestinien blessé, à terre, ndlr] a pris combien ? 18 mois !» La semaine dernière, les mêmes ministres qualifiant Issacharoff de traître se battaient pour qu'Azaria soit gracié, ce que le président israélien, Reuven Rivlin, a refusé.
«On est les derniers à critiquer l'occupation,dit Shaul. Les nationalistes religieux ont mis la main sur toutes les institutions, sauf Tsahal. Restent deux groupes sur leur chemin : les ONG comme nous et les généraux "old school". Alors, il faut nous faire taire. Campagne de désinformation, agenda législatif, incitation à la haine, cyberattaques, taupes, ils ont tout tenté. Là, on arrive à un climax.» Il en a va ainsi de la réputation de l'ONG : pour sauver Breaking the Silence, il faut juger le soldat Issacharoff.