Michael Kölmeiher : Churchill et Chaplin, deux messieurs sur la plage

La plage n’est certainement pas le premier lieu auquel on associerait spontanément Churchill et Chaplin. C’est pourtant sur le sable que les deux hommes se plaisaient à cheminer côte à côte pour converser, comparer, échanger leurs impressions quant à leurs projets et leur mal-être. Plutôt leur mal-être et leurs projets… Que tout ceci soit ou non véridique importe peu. Maniant habilement les outils de la vraisemblance historique, documentaire et narrative, Michael Kölmeiher nous invite à suivre les vacillements et rebondissements de ces deux grands hommes. Que pouvaient avoir en commun Winston Churchill et Charlie Chaplin ?

D’un côté le militaire accompli et multi-ministre du Royaume-Uni. De l’autre, l’un des plus grands comédiens et réalisateurs du cinéma, d’abord muet puis parlant. Si la question se pose, c’est que les deux hommes se sont rencontrés à quelques reprises. La chose est avérée. Des photographies – entre autres – en attestent.

Ce qu’ils se disaient réellement au cours de leurs échanges demeure en revanche plutôt de l’ordre de la conjecture. Si l’on devine une admiration, une confiance réciproque les incitant à s’ouvrir à l’autre de leurs projets, de leur mal-être, la teneur des propos qu’ils pouvaient échanger demeure incertaine.
Et c’est à cet endroit que la littérature peut intervenir.
Ce que nous propose Michael Kölmeiher ne s’apparente en effet ni à une biographie conventionnelle ni à un manuel d’histoire ni même à un pur roman. C’est d’ailleurs sur cette ambiguïté qu’il joue tout du long, oscillant habilement entre le véridique et le vraisemblable.
Mais là n’est pas l’essentiel. Car si les doutes surgissent, nous incitant à vérifier les faits et les sources au fil des premières pages, l’on se laisse rapidement happer, avec délectation, par le destin chaotique de ces deux grands hommes.

Or, s’emparer de ces deux figures publiquement dotées de l’étoffe de héros pour en révéler une dimension plus humaine, moins infaillible, nécessite une certaine habileté. Pour ce faire, Michaël Köhlmeier fait intervenir un narrateur contemporain, fils d’un intellectuel esseulé qui s’est autrefois attelé au projet de rédaction d’une biographie de Churchill. Entreprise qui l’a d’ailleurs conduit à le croiser, de même que Charlie Chaplin. Rapportant les souvenirs et écrits de son père, le narrateur fait ainsi le récit que l’on pourrait qualifier « de l’ombre » de ces deux messieurs.

De l’ombre car l’on comprend vite que leur sens de l’humour légendaire masquait, ou du moins contrebalançait, une tendance partagée à la dépression, au « chien noir » tel que le scientifique Samuel Johnson avait qualifié ce « mélange d’impulsions erratiques et de chimie cérébrale défectueuse ». À cet égard, il n’est certainement pas anodin de remarquer que le chien, sous sa forme plus immédiatement canine, était déjà au cœur d’un précédent ouvrage de Köhlmeier : Idylle avec un chien qui se noie, dans lequel le motif de la dépression occupait une place centrale.

Avec ces deux grands hommes, il donne une visibilité plus publique à ce mal. Car cette forme de désespoir explique sans nul doute leur tempérament, mais aussi les stratégies d’évitement, de contournement, qu’ils ont respectivement mises en place pour fuir une certaine forme de réalité.

La stratégie du clown pour l’un : « La méthode du clown consiste à soigner la folie par la folie. Sois maladroit. Il veut dire par là, ne te laisse pas abattre : lorsque l’escalator monte et que tu l’as pris pour descendre, sois majestueux ! Lors que tu ne tiens pas ta canne dans la bonne main, sois sûr de toi ! ».

La rédaction de la biographie de son ancêtre, le duc de Malborough, pour Churchill. Dans les deux cas, il s’agit de vivre la vie d’un autre. Non pas de mentir ouvertement, mais passer pour, prétendre et s’accommoder du fait que cette méprise puisse être confondue pour le plus grand nombre avec la vérité de leur personnalité.

Rien n’est pourtant déprimant dans ce roman intelligent qui fourmille d’anecdotes décalées et réjouissantes. À commencer par les méthodes de suicide envisagées pour en finir, sujet principal des « talk-talk » des deux hommes lorsqu’ils se retrouvaient sur la plage. Dans le même registre de satisfaction de nos penchants voyeuristes, nous apprenons le soulagement partagé qu’ils trouvaient dans la consommation régulière d’héroïne, drogue alors particulièrement prisée par la jet-set d’Hollywood pour soigner ses accès de mélancolie.

Au passage, l’on découvre ainsi, non sans une certaine avidité, les coulisses les plus mondaines du Hollywood de l’entre deux-guerres, Charlie Chaplin ayant en effet pour voisins et amis proches le couple glamour Douglas Fairbanks et Mary Pickford. Dans un registre moins scintillant, il est notable que les deux messieurs aient failli croiser le chemin d’Hitler : Churchill manquant de le rencontrer lors d’un déjeuner, Chaplin subissant ses foudres après la projection du « Dictateur ». Tous deux le confrontant et lui échappant à leur manière.

Une fois encore, démêler le vrai du faux est un enjeu à proscrire à la lecture de ce livre. Il est au contraire recommandé de se laisser porter avant tout par ce savant récit qui révèle l’homme derrière la figure publique et déconstruit habilement le processus de construction des mythes, qu’ils soient historiques, politiques ou artistiques.

Michael Köhlmeier, Deux messieurs sur la plage, traduit de l’allemand par Stéphanie Lux, Actes Sud « Babel », novembre 2017, 336 p., 8 € 70 — Lire un extrait en pdf