Migrants dans les Hautes-Alpes : “Ne pas trouver des cadavres à la fonte des neiges...”

Depuis un an, bravant les forces de l’ordre, des habitants du Briançonnais se mobilisent pour apporter soutien et assistance aux centaines de migrants qui franchissent le col de l’Echelle. Entre révolte et découragement. En cette Journée internationale des migrants (18 décembre), reportage aux côtés de ces militants.

Par Texte : Juliette Bénabent. Photos : Stefano De Luigi pour Télérama.

Publié le 18 décembre 2017 à 12h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h37

Six heures, un matin de début décembre. Une voiture quitte le parking de la Police de l’air et des frontières (PAF) de Montgenèvre (Hautes-Alpes), descend la route sur quelques dizaines de mètres, s’arrête au rond-point à l’entrée de Claviere (Italie). Un jeune homme descend, hésitant. La voiture, un véhicule banalisé de la police, repart aussitôt en sens inverse. Il fait nuit noire, le thermomètre affiche -9 degrés, un vent glacial fait danser les décorations de Noël qui éclairent la rue déserte.

Seul au bord de la route, à quelques mètres des pistes que des skieurs descendront dans quelques heures, Aboubacar tient à la main le « refus d’entrée » que les policiers lui ont fait signer. Il est guinéen. D’après la date de naissance qu’il donne, il vient d’avoir 18 ans. Il a froid, il a faim. Surtout, il a soif. « J’ai demandé de l’eau aux policiers, mais ils ont refusé. Je leur ai dit que je voulais demander l’asile en France, ils ont dit que la France n’a pas besoin de gens comme moi », raconte-t-il en grelottant. Ses chaussures, de légères baskets blanches, sont trempées. Aboubacar raconte avoir été arrêté vers 2 heures du matin par des gendarmes, alors qu’il venait de franchir le col de l’Echelle avec quatre autres migrants. « On est partis de Bardonecchia [station de ski italienne de l’autre côté du col, ndlr] vers 22 heures. On a marché quatre heures dans la neige. En redescendant, une voiture est arrivée derrière moi, phares éteints. Les gendarmes m’ont attrapé, je suis tombé dans la neige, ils m’ont donné des coups de pied. Puis ils m’ont amené à la police de Montgenèvre », poursuit Aboubacar. Il a passé plusieurs heures dans les locaux de la PAF, avant d’être ainsi déposé en Italie.

Décembre 2017, le jeune Guinéen Aboubacar vient d’être déposé par la Police de l’air et des frontières de Montgenèvre, côté italien. 

Décembre 2017, le jeune Guinéen Aboubacar vient d’être déposé par la Police de l’air et des frontières de Montgenèvre, côté italien.  Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

  La route du col de l’Echelle, le chemin le plus emprunté par les migrants.

  La route du col de l’Echelle, le chemin le plus emprunté par les migrants. Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

Selon la préfecture de Gap, Aboubacar a été interpellé dans la « zone frontière », où les contrôles français sont rétablis depuis deux ans (pour la COP 21, puis renouvelés depuis les attentats), « il n’est donc pas réputé être entré en France » (1). L’entourage du préfet précise que, en cas de danger, les personnes sont secourues par les gendarmes de haute montagne et conduites à l’hôpital. Il ajoute que, depuis quelques semaines, au lieu de ramener en Italie les migrants interpellés en pleine nuit, les policiers leur proposent de les garder au chaud quelques heures, avant de les déposer côté italien aux premières heures de l’aube. A Claviere à 6 heures, le jour semble encore bien loin…

“J’ai eu tellement froid, tellement peur. Je voulais faire demi-tour, mais pas tout seul, et les autres m’ont dit d’avancer. Dieu nous a guidés jusqu’ici”,  Ibrahim, 16 ans, Guinéen

Les quatre compagnons de cordée d’Aboubacar, qui le précédaient d’une centaine de mètres, se sont cachés sur le bas-côté à l’arrivée des gendarmes. On les retrouve dans la matinée à Briançon, dans un local associatif ouvert depuis l’été dernier, ironiquement baptisé CRS (pour Collectif refuge solidarité). L’un dort profondément, mais Samaya, Ibrahim et Mohamed (qui déclarent 15, 16 et 20 ans), eux, n’ont pas encore pu fermer l’œil. « La fatigue est dans le corps, mais il y a trop de tension », explique Mohamed. Après l’arrestation d’Aboubacar, ils ont continué de marcher sur la route, jusqu’à l’entrée de Briançon, où une dame, au petit matin, les a conduits en voiture jusqu’au refuge. Ils y ont mangé, bu, ont ôté leurs chaussures mouillées, mis des vêtements chauds. Ibrahim, dont les 16 ans paraissent plausibles, regarde fixement ses pieds, qui gonflent en se réchauffant. Choqué, il a du mal à parler. « J’ai eu tellement froid, tellement peur. Je voulais faire demi-tour, mais pas tout seul, et les autres m’ont dit d’avancer. Dieu nous a guidés jusqu’ici. »

Mohamed, Ibrahim et Samaya reprennent des forces après la traversée du col de l’Echelle. Leur compagnon Aboubacar, lui, a été arrêté par les gendarmes.

Mohamed, Ibrahim et Samaya reprennent des forces après la traversée du col de l’Echelle. Leur compagnon Aboubacar, lui, a été arrêté par les gendarmes. Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

La nuit, la température du col de l'Echelle descend jusqu'à -15 degrés. 

La nuit, la température du col de l'Echelle descend jusqu'à -15 degrés.  Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

Depuis un an, et surtout depuis l’été, des centaines de migrants arrivent en France par ce col, le plus bas des Alpes – à 1 760 mètres d’altitude. « L’hiver dernier arrivaient des gens de diverses nationalités », observe Michel Rousseau, du collectif citoyen Tous migrants. Dont des femmes, des enfants – le plus jeune secouru dans la montagne avait 3 ans… Et quelques jours après ce reportage, un groupe comprenant une femme enceinte a été pris en charge par les secours italiens. « Mais désormais, poursuit Michel Rousseau, arrivent surtout des Africains de l’Ouest, francophones, essentiellement guinéens. Le bouche-à-oreille sur cette route circule en Italie, et ils se retrouvent pour partir en groupes depuis Bardonecchia. » 50 % d’entre eux environ se déclarent mineurs (2). Les tranquilles villages du Briançonnais vivent donc au rythme de ces arrivées. Environ mille neuf cents personnes sont entrées en un an, et jusqu’à cinquante en un seul jour, en octobre. Dans cette région frontalière, habituée aux passages – ce fut la porte d’entrée de nombreux Italiens, puis d’Européens de l’Est, en particulier Roumains –, la solidarité s’est rapidement organisée.

“On ne fait pas de politique, on porte seulement secours à des gens en danger”, Jean-Gabriel Ravary, 66 ans, guide de haute montagne

Dans sa petite cuisine de Névache, premier village sur lequel on tombe après avoir franchi le col de l’Echelle, Bernard Liger sert le café. « Quand l’équipe de dameurs a commencé à trouver des gens en mauvais état là-haut, les gens du village se sont réveillés », raconte cet ancien officier, âgé de 82 ans. « On est à 5 kilomètres de l’Italie à vol d’oiseau. Ici, ceux qui ne veulent pas aider ferment les yeux et, nous, on s’organise discrètement. On ne fait pas de politique, on porte seulement secours à des gens en danger. » Jean-Gabriel Ravary, 66 ans, guide de haute montagne, précise : « Ils seraient blancs, on ferait pareil. La nuit, en ce moment, ça chute à -15 degrés. La montagne est dangereuse, ça me fait mal au ventre de savoir là-haut des gens qui n’y connaissent rien. Je pense tout le temps aux Montagnards de la nuit, de Frison-Roche… »

Bernard Liger, 82 ans, milite pour l’assistance aux migrants à Névache, village situé juste en dessous du col de l’Echelle, à quelques kilomètres de la frontière italienne.

Bernard Liger, 82 ans, milite pour l’assistance aux migrants à Névache, village situé juste en dessous du col de l’Echelle, à quelques kilomètres de la frontière italienne. Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

Vue de Bardonecchia, point de départ italien des migrants qui traversent le col de l’Echelle.

Vue de Bardonecchia, point de départ italien des migrants qui traversent le col de l’Echelle.

Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

« Le froid était si vif que les hommes, pour se réchauffer, sautillaient, tournaient sur place comme des toupies […]. Il fallait tenir, veiller, épier la nuit d’où viendrait soit le salut, soit le danger. » Inconscients et pleins d’espoir, les jeunes migrants d’aujourd’hui s’attaquent à une route qu’ils ne connaissent pas, se perdent dans la neige, encourent mille dangers dont ils n’ont aucune idée. En anoraks légers et baskets, ils partent sans eau ni nourriture, mangent de la neige en espérant se réhydrater. Un jeune homme a dû être amputé des orteils après des gelures. En août, deux autres ont fait une chute de 40 mètres dans un ravin en essayant de fuir les gendarmes ; l’un est toujours hospitalisé à Grenoble. « Je ne vois pas comment on pourra éviter des morts », marmonne Bernard Liger. Sur la table en bois, Jean-Gabriel Ravary déploie la carte de la région. Tous deux désignent les cols : l’Echelle, mais aussi les Acles, les Rochilles, les Muandes… « Ils peuvent arriver de partout ! On répertorie les risques sur des affiches, qu’on diffusera à Bardonecchia, Turin, Milan, pour dissuader les gens de partir, explique Jean-Gabriel. Mais ils ont traversé le désert et la Méditerranée, notre petit paquet de neige ne les effraie pas… On nage en plein dilemme : on pourrait baliser le chemin pour qu’ils suivent la bonne route, et même, par endroits, installer des câbles pour les aider à progresser… Mais la police n’aurait plus qu’à se mettre au bout pour les cueillir. »

“Je ne comprends plus mon pays. Si je fais ce que me dictent ma conscience et mes principes, je suis hors la loi”, Sylvie, la quarantaine, bénévole

Là-haut, sans autre éclairage que la lune, sans autre indication que le chemin dicté par des « amis déjà passés », Aboubacar et ses compagnons, comme tant d’autres, ont marché quatre heures, la peur au ventre et le froid dans les os. Cette nuit, avant leur passage, deux jeunes Briançonnais avaient pourtant parcouru le chemin trois heures durant, en silence, jumelles collées au visage, thermos de thé et vêtements chauds dans les sacs à dos, pour porter secours à d’éventuels migrants perdus. Des maraudes s’organisent ainsi presque chaque nuit, controversées : « Ça risque d’inciter les gens à prendre des risques, en croyant qu’on viendra de toute façon les chercher », redoute Jean-Gabriel. Des dizaines de citoyens prennent leur tour régulièrement, pragmatiques : « Ils partent, qu’on soit là ou non, dit Sylvie*, la quarantaine, accompagnatrice en montagne. La première fois que j’y suis allée, on a trouvé cinq personnes, dont deux vraiment en sale état... Ensuite, j’ai passé vingt-quatre heures en état de choc. Comment, à 20 kilomètres de chez moi, dans ma montagne, des gens peuvent-ils frôler la mort en venant chercher refuge ? » Sylvie se sent comme les pêcheurs siciliens qui ont porté secours aux bateaux de migrants en détresse, faisant fi des lois des hommes pour appliquer celles de la mer. « Je ne comprends plus mon pays, poursuit-elle. Si je fais ce que me dictent ma conscience et mes principes, je suis hors la loi. » Un patron de gîte, Frédéric*, confirme : « J’ai trois enfants, je leur enseigne des valeurs de solidarité, mais je ne veux pas qu’ils viennent me porter des oranges en prison ! »

« Aucune montagne n’est assez haute… », tag inscrit sur un mur de Briançon près du refuge.

« Aucune montagne n’est assez haute… », tag inscrit sur un mur de Briançon près du refuge.

Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

Léa et Pauline, bénévoles au refuge de Briançon.

Léa et Pauline, bénévoles au refuge de Briançon. Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

Car les forces de l’ordre aussi sillonnent les routes et le col de l’Echelle. Plusieurs maraudeurs ont été interpellés avec des migrants dans leurs voitures, certains interrogés. « Nous, les gens de la vallée, on vit maintenant dans l’angoisse des gendarmes, qui sont pourtant censés nous protéger », affirme Jeanne*, bénévole au refuge, en enfermant des couvertures dans de grands sacs pour « tuer la gale ». « Un jour, ils m’ont arrêtée avec trois personnes dans ma voiture, ils nous ont fait patienter deux heures sur la route. Ils ont tous mis des masques en apprenant qu’un des migrants avait la tuberculose. Je ne veux enfreindre aucune loi, mais je ne peux pas regarder passer des gens gelés et affamés devant ma fenêtre sans rien faire ! On a tous peur, ma voisine de 90 ans m’a donné des habits pour le refuge, en me demandant de ne surtout pas le dire aux gendarmes. »

“Si on n’aide pas, on est coupable de non-assistance à personne en danger. Si on aide, de délit de solidarité. Moi, j’ai choisi mon délit !”, Léna, 18 ans, en service civique

Au refuge de Briançon, qui dispose de seize places mais abrite en ce moment près de quarante personnes (et jusqu’à cent trente l’été dernier), les migrants peuvent voir un médecin (l’hôpital de Briançon est très mobilisé), manger, dormir, obtenir des informations juridiques. Léna, Toulousaine de 18 ans, est revenue dans sa ville natale pour faire son service civique à la MapeMonde (Mission d’accueil des personnes étrangères, association locale très impliquée dans l’animation du refuge). « Si on n’aide pas, on est coupable de non-assistance à personne en danger. Si on aide, de délit de solidarité. Moi, j’ai choisi mon délit ! » dit cette jeune femme qui raconte les coups de téléphone reçus à toute heure par des bénévoles – dont les numéros s’échangent parmi les migrants. « Parfois, on n’entend que leurs dents qui claquent. » Au refuge, chaque jour, quatre-vingts repas sont servis, préparés sur place ou apportés par des gens qui cuisinent chez eux. Cent kilos de linge font la navette entre le local et les lave-linge des habitants. Près de cent trente familles de la région offrent un lit, pour quelques nuits ou plusieurs mois, sans oublier Marcel sans frontières, un collectif de jeunes militants qui squatte une maison abandonnée sur les hauteurs de la ville et y héberge des étrangers. Toute cette solidarité fait la fierté du maire, Gérard Fromm (PS) : « Nous avons toujours été une région de passage et d’échange. Tous les maires de la communauté de communes ont donné leur accord pour financer le local du refuge, et en un an, il n’y a pas eu un seul incident. L’élan de solidarité du Briançonnais fait chaud au cœur. »

Boubacar et Abdulaye, 16 ans tous les deux, sont arrivés la veille, après « avoir cru mourir là-haut ».

Boubacar et Abdulaye, 16 ans tous les deux, sont arrivés la veille, après « avoir cru mourir là-haut ».

Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

 

Deux bénévoles maraudent de nuit au col de l’Echelle, cherchant d’éventuelles personnes égarées dans la montagne.

Deux bénévoles maraudent de nuit au col de l’Echelle, cherchant d’éventuelles personnes égarées dans la montagne.

Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

Quelqu’un a branché une enceinte, la musique s’élève : Ouvrez les frontières, de Tiken Jah Fakoly. Ensemble, bénévoles et exilés se mettent à danser au milieu des portants d’anoraks, des tas de couvertures, des paires de chaussures. « Ouvrez les frontières, ouvrez les frontières / Nous aussi on veut connaître la chance d’étudier / La chance de voir nos rêves se réaliser / Avoir un beau métier, pouvoir voyager / Connaître ce que vous appelez liberté… » Une ambiance joyeuse qui masque mal l’angoisse ; car une fois passée la frayeur de la montagne, rien n’est acquis. Boubacar et Abdulaye, 16 ans tous les deux (ils ne paraissent pas plus), sont arrivés la veille, après « avoir cru mourir là-haut ». Ramenés en Italie une première fois, ils sont repartis très vite à l’assaut du col. « J’avais essayé de passer à Nice, mais la police m’a renvoyé trois fois à Vintimille », affirme Boubacar, qui vérifie que l’on écrit correctement son prénom. Il ne veut pas raconter son histoire – « je me sens trop mal si j’en parle » –, dit seulement qu’il a quitté la Guinée parce qu’il n’avait plus ses parents et « besoin de protection ». Ils savent qu’ils ne sont pas au bout de leurs peines, et disent gravement que si c’était à refaire, jamais ils n’entreprendraient ce voyage qui a duré un an pour l’un, quatorze mois pour l’autre, à travers l’Afrique, la Libye, la Méditerranée.

“J’étais désespéré quand je suis arrivé. Les gens qui m’ont aidé m’ont redonné l’espoir et à mon tour j’essaie d’aider ceux qui arrivent”, Badra, 26 ans, Ivoirien

Si la plupart des jeunes hommes qui passent ici repartent rapidement – vers Lyon, Grenoble ou Paris, ou vers Gap pour ceux qui se déclarent mineurs et dont l’âge doit être évalué –, certains restent plus longtemps. Ainsi Badra*, Ivoirien de 26 ans, arrivé en juin, a déposé une demande d’asile en France. Son récit, comme ceux des autres, est invérifiable. Il dit être orphelin, avoir quitté Abidjan en 2011, passé trois ans en Libye – en prison –, puis être monté sur un bateau pneumatique avec cent cinquante-cinq autres personnes, avoir été secouru par un navire de commerce et conduit à Brindisi, dans les Pouilles, avant de traverser toute l’Italie pour gagner la France, dont il parle la langue. « J’étais désespéré quand je suis arrivé, j’avais tout perdu. Les gens qui m’ont aidé m’ont redonné le sourire et l’espoir, et à mon tour j’essaie d’aider ceux qui arrivent. » Badra participe au fonctionnement du refuge, où il fait figure d’ancien pour les nouveaux arrivants. Comme Ibrahim, qui sert parfois d’interprète, car il parle français et peul. Guinéen, âgé de 19 ans, lui aussi est passé par la Libye. « Là-bas, j’ai été l’esclave d’un Arabe pendant quatre mois. Puis quand il n’a plus voulu de moi, il m’a mis dans un bateau pour l’Europe, affirme Ibrahim. Je ne sais pas qui a payé. Nous étions cent dix-huit à bord. Je ne voulais pas monter, j’avais peur. » Débarqué en Sicile, il a suivi le même chemin que Badra et tant d’autres avant de déposer, lui aussi, une demande d’asile, en espérant ne pas être renvoyé en Italie où, comme la plupart, il a laissé ses empreintes (en vertu des accords de Dublin, les migrants doivent demander l’asile dans le premier pays de l’Union où ils ont été enregistrés).

Ibrahim, 19 ans, habite depuis février dernier chez Yves et Fanfan, des bénévoles installés dans le village du Casset. 

Ibrahim, 19 ans, habite depuis février dernier chez Yves et Fanfan, des bénévoles installés dans le village du Casset. 

Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

Les ongles de pied d’Ibrahim ont gelé pendant sa traversée dans la neige. Il vient d’être opéré à l’hôpital de Briançon.

Les ongles de pied d’Ibrahim ont gelé pendant sa traversée dans la neige. Il vient d’être opéré à l’hôpital de Briançon. Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

Depuis dix mois, Ibrahim vit au bord du parc national des Ecrins, hébergé par un couple au hameau du Casset. « On se plonge dans les questions juridiques, on cherche à comprendre », explique Yves, ébéniste. Sa femme, Fanfan, regarde Ibrahim avec tendresse, mais elle se dit « très pessimiste, car on sait bien que ces jeunes ont très peu de chance d’obtenir l’asile en France. Alors, que faire » ? Quelques jours après avoir entendu le président Macron dénoncer des « crimes contre l’humanité » en Libye et prôner des « évacuations d’urgence », beaucoup sont révoltés de voir les forces de l’ordre françaises reconduire des jeunes transis de froid, affamés et perdus, au bord d’une route en pleine nuit. « Ici, c’est chez nous, c’est notre responsabilité, ce sont nos gendarmes et nos préfets qui militarisent la frontière, comment justifier cela ? » s’étrangle Michel Rousseau, du collectif Tous migrants.

“On mobilise des forces coûteuses pour faire le taxi entre le col et la police, pour un jeu absurde du chat et de la souris. Tout cela n’a aucun sens et épuise tout le monde”, Georges, gendarme réserviste

Guidés par la révolte et leurs valeurs, ces citoyens engagés sont pourtant guettés par le découragement. Assaillis parfois par le sentiment de participer à un vaste jeu de dupes. Les forces de l’ordre arrêtent des gens qui retentent le passage à peine relâchés. Certains ont été interpellés sept fois avant de parvenir à Briançon… Chaque fois, les risques sont plus grands. Et quand les migrants réussissent, leur chance d’obtenir l’asile est très mince – et la plupart ne le savent pas. Pour les forces de l’ordre, aussi, ce cirque est parfois épuisant. Les policiers de Montgenèvre nous ont claqué la porte au nez, mais Georges*, gendarme réserviste, confie – en réclamant l’anonymat : « On n’est pas des bêtes, on a une éthique et une dignité. En pleine nuit et en hiver, on sauve parfois la vie de ceux qu’on arrête en montagne. Mais ces interventions sont très difficiles à vivre, on se sent instrumentalisés : on interpelle, on conduit à la PAF, qui ramène en Italie, puis ils reviennent. On mobilise des forces coûteuses pour faire le taxi entre le col et la police, pour un jeu absurde du chat et de la souris. Tant que l’Europe ne prendra pas de décisions politiques claires… Tout cela n’a aucun sens et épuise tout le monde. » Georges se débrouille pour être affecté à des missions dans d’autres zones de la région, et pour ne pas prendre part aux interpellations de migrants ou de citoyens solidaires. « Je suis gendarme depuis longtemps, c’est mon boulot, mais j’ai aussi le droit de penser. »

Ibrahim, sur la terrasse de la maison où il est hébergé depuis février 2017. 

Ibrahim, sur la terrasse de la maison où il est hébergé depuis février 2017.  Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

Un jeune Africain dans le local du refuge de Briançon.

Un jeune Africain dans le local du refuge de Briançon.

Photo : Stefano De Luigi pour Télérama

Le préfet des Hautes-Alpes, Philippe Court, vient de quitter ses fonctions. Sa remplaçante, Cécile Bigot-Dekeyzer, est arrivée le 11 décembre en affirmant que sa « méthode de travail est l’écoute et le dialogue ». Elle est attendue de pied ferme par ces citoyens désemparés mais « déterminés à ne pas trouver des cadavres à la fonte des neiges », comme dit Bernard Liger, l’ancien militaire de Névache. Sur les routes, à la nuit tombée, le ballet des voitures de gendarmes et de policiers continue. Celui des véhicules de bénévoles, aussi. A Névache, quelques lumières brillent derrière les fenêtres closes. Et là-haut, sur le chemin blanchi, les traces de pas creusent la neige à peine tombée. Comme les personnages de Frison-Roche, ils ne forment « plus qu’une seule volonté, celle de survivre, de vaincre, d’achever la tâche entreprise ».

WEEK-END SOLIDAIRE
A la veille de la Journée internationale des migrants, le 18 décembre, le collectif Tous migrants et les acteurs associatifs du Briançonnais organisent un week-end de réflexion et de solidarité dans la salle du Vieux-Colombier, à Briançon, en présence de Cédric Herrou, d’avocats, de journalistes et de plusieurs élus français et italiens. Le 17 décembre aura lieu une « cordée solidaire » dans la vallée de la Clarée.

(1) Cette zone comprendrait la frontière, la route de Montgenèvre et celle de la vallée de la Clarée, mais il est impossible d’en connaître les contours précis, « définis entre les polices italienne et française », selon notre source préfectorale.

(2) Le conseil départemental a l’obligation d’évaluer leur âge, selon des méthodes contestées, et de prendre en charge ceux dont la minorité est reconnue.

* Certains prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.

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