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L’AfD, radiographie d’un ovni politique en Allemagne

Deux dirigeants de l'AfD en discussion (Joerg Meuthen, à gauche, et Andre Poggenburg), lors du Congrès de l'AfD, le 2 décembre, à Hanovre. Tobias Schwarz/AFP

Un peu plus d’un mois et demi à peine après la première session parlementaire marquée par l’entrée au Bundestag de 92 nouveaux députés issus de l’Alternative für Deutschland (AfD) – qui a rassemblée de 12,6 % des voix –, il est utile de revenir sur l’émergence de cet ovni politique. Situé à la droite de la droite, ce parti est à la fois l’expression et le catalyseur de la recomposition en cours du paysage politique en Allemagne, dont l’échec des négociations autour de la formation d’une coalition jamaïcaine est le symptôme le plus visible.

Un parti national, à l’électorat urbain et éduqué

Le travail d’analyse réalisé à l’été par l’institut de sondage YouGov, complété par les études réalisées notamment par la fondation Bertelsmann et par la fondation Hans-Böckler, permettent de dessiner une cartographie complexe de l’électorat AfD, et par là même de nuancer un certain nombre d’idées reçues qu’on pourrait avoir à son sujet.

Premier constat, l’implantation territoriale de l’AfD est nationale. Même si l’AfD a enregistré ses scores records en Saxe, la poussée est forte en Bavière, en Bade-Wurtemberg et en Rhénanie-du-Nord-Westphalie (NRW). Ce n’est pas – ou pas uniquement – un vote d’Ossis, mû par le sentiment de décrochage politique et économique, couplé à une réaction xénophobe à la crise migratoire. Après avoir fait son entrée dans plusieurs Landtage (Parlements régionaux) dans un premier temps, force est de constater que l’AfD est parvenue à se doter d’une assise électorale dans tous les Länder, à l’Ouest comme à l’Est.

Second constat, le niveau d’éducation et de formation des électeurs AfD se situe dans la moyenne : plus de la moitié des électeurs possède le bac, plus d’un tiers d’entre eux possède un diplôme bac +3. C’est un électorat, urbain, doté d’une formation académique réelle. De manière corollaire, l’enquête conduite par Holger Lengfeld, professeur de sociologie à l’université de Leipzig, met en avant le niveau de vie et le profil socio-économique des électeurs AfD : 44 % des électeurs déclarent un revenu entre 1 500 et 3 000 euros mensuels, 25 % un revenu supérieur à 3 000 euros et « seulement » 25 % un revenu inférieur à 1 500 euros (lire également l’étude de l’Institut der Deutschen Wirtschaft de Cologne.

Pour cet électorat, le vote AfD n’est pas lié aux questions de chômage, de précarité, de déclassement économique – ce qui le distingue du vote en faveur du mouvement d’extrême droite NPD, marqué par une plus forte représentation de personnes en situation de précarité, à faible revenu et niveau d’éducation, schéma que l’on retrouve en Europe dans d’autres votes populistes. Le vote AfD n’est donc pas généré par le sentiment de déclassement économique et social, ce n’est pas simplement le rejet des exclus du système libéral allemand contre ses « insiders » – même si cette composante poujadiste est présente, incarnée par Jürgen Pohl, député de Thuringe, qui se veut l’avocat des artisans, retraités, petits patrons et apprentis. L’une des clés du vote, comme le montre l’étude de la Bertelsmann-Stiftung, réside dans un scepticisme croissant, voire une franche hostilité à l’égard de la modernisation de la société allemande.

Troisième analyse qui ressort ainsi des études citées : la volonté de « dé-modernisation » est un déterminant fort chez les électeurs AfD. Le vote est l’expression d’une forme de ressentiment, d’insatisfaction culturelle à l’égard d’une évolution de la société allemande – mariage pour tous, égalité homme-femme, immigration, multiculturalisme… – que ces électeurs rejettent, et dont les élites politiques sont tenues pour responsables. Le « dégagisme » qui ciblait la chancelière, devenue bouc émissaire de la politique migratoire de l’Allemagne, qui prenait forme à chaque déplacement de campagne, comme à travers les déclarations d’Alexander Gauland (« Nous allons chasser la chancelière ! »), est en l’exutoire par excellence.

Deux moments clés de cristallisation

Historiquement, les sondages montrent que l’adhésion à l’AfD s’est cristallisée autour de deux moments clés : le premier, en 2008-2009, est provoqué par la crise de l’euro et le sauvetage de la Grèce, qui coalisent le mécontentement d’électeurs qui votaient jusque-là CDU, CSU ou FDP dans un même rejet de la politique allemande et européenne et le refus d’une perte de souveraineté de l’Allemagne.

Le second moment structure le vote xénophobe et raciste, déclenché par l’afflux massif de réfugiés à l’automne 2015, et latent dans une partie de l’électorat sous d’autres formes (mouvement Pegida et ses avatars).

Des réfugiés en gare de Vienne (Autriche), en septembre 2015. Bwag/Wikimedia, CC BY-SA

Enfin, une troisième strate, plus ancienne, est déterminée par le refus du mainstream politique et sociétal, réaction protestataire qui exprime à la fois le sentiment de n’avoir pas été suffisamment écouté par les partis politiques « classiques » et leurs représentants aux Landtage comme au Bundestag.

Le parti de la restauration de « l’homme allemand »

Si le vote AfD est fondamentalement de nature ultraconservatrice et réactionnaire, il agrège également des éléments climato-sceptiques, et un discours sexiste, « viril » et homophobe, complémentaire de son positionnement pro-famille allemande traditionnelle, anti–mariage pour tous. Une partie des députés, et en particulier Björn Höcke, leader du parti en Thuringe, prône la défense et la restauration de l’« homme allemand ». La sous-représentation féminine dans son électorat (plus de deux tiers des électeurs sont des hommes), comme parmi ses parlementaires (9 femmes sur 92) – qui singularise l’AfD par rapport aux autres partis politiques – en est la traduction somme toute logique.

Une autre lecture intéressante est proposée par Sergio Costa, professeur de sociologie à la Freie Universität : l’AfD a su offrir à des électeurs (masculins dans leur majorité, on l’a vu) déconsidérés, impuissants, un statut ou une forme de reclassement symbolique, revendiquant ainsi le monopole de la représentation de cet homme allemand, « der kleine Mann », humilié et dépossédé par les élites politiques établies, et la modernisation culturelle et sociale de la société allemande qui dépouillent l’État et les familles allemandes. L’analogie avec le vote en faveur de Donald Trump est ici frappante.

Portrait robot du député de l’AfD

Les profils des 92 députés relevés par une enquête publiée dans Die Zeit dans un remarquable panorama de leurs différents parcours politiques et professionnels, dessinent un portrait type d’une grande homogénéité sociologique. Le député AfD est un homme à une écrasante majorité, blanc, né en Allemagne (à l’exception de deux députés d’origine roumaine, d’un autre réfugié de Tchécoslovaquie et d’un dernier originaire du Kazakhstan), résidant en zone urbaine, possédant un niveau de formation supérieur (bac +4/5 minimum), voire plus, CSP+, avec une moyenne d’âge de 50 ans.

Les députés AfD sont, en majorité, issus du secteur privé avec une forte proportion de cadres d’entreprise, entrepreneurs et de professions libérales, juristes en particulier. Les fonctionnaires voire hauts fonctionnaires sont issus de la police, de l’armée et de la magistrature (procureurs), 8 députés sont universitaires ou enseignant du secondaire. C’est un spectre sociologique qui recoupe très largement la clientèle électorale de la FDP et de la CDU.

L’un des dirigeants de l’AfD, Alexander Gauland, lors du Congrès de Hanovre. Tobias Schwarz/AFP

A travers cette ébauche se lit en creux la trajectoire politique des députés AfD, passés le plus souvent par les rangs de la CDU-CSU, à l’image d’Alexander Gauland, qu’ils ont quittée en deux vagues successives (2009 et 2015-2016) et, plus rarement par la FDP – les transfuges issus des Verts ou du SPD étant l’exception (tel Götz Frömming). Une frange minoritaire est issue ou se revendique de l’écosystème d’extrême droite, à l’image de Wilhelm von Gottberg, élu de Basse-Saxe, ex-CDU et doyen du Bundestag (77 ans). Ce dernier a fait parler de lui lors de la rentrée parlementaire comme possible président du Bundestag.

Les quatre familles de l’AfD

On peut répartir ces 92 députés en quatre groupes au sein du parti :

  • Les conservateurs-réactionnaires, autour du président du parti, Alexander Gauland, constituent le groupe le plus dynamique (30 députés au moins), le mieux organisé, aussi bien sur les réseaux sociaux qu’au niveau des think tanks, et le plus bruyant.

  • À la droite de ce courant nationaliste, 13 députés, affiliés à de petites formations comme Die Freiheit, le mouvement identitaire, ou des associations, surveillées à ce titre par le service de renseignement BfV, ou à des corporations étudiantes d’extrême droite (Burschenschaften), se caractérisent par des prises de position ouvertement d’extrême droite völkisch.

  • La famille qu’on pourrait qualifier de modérée, du moins par rapport au reste du parti, est orpheline depuis le départ, début octobre, du parti de Frauke Petry. Celle-ci siège désormais au Bundestag comme député sans étiquette. Les 16 députés de cette frange se cherchent un cap et un leader.

  • Enfin, le groupe des indécis comprend 33 députés originaires de toutes les familles politiques, de la SPD à la CSU, en passant par les Verts. Sans leader ni figure politique émergente, composés d’inconnus, sans expérience politique pour la plupart, arrivés pour certains un peu par hasard en politique, ces députés devraient être au cœur des batailles à venir entre l’aile modérée et l’aile ultraconservatrice.

Trois défis majeurs à relever

L’AfD doit relever trois défis majeurs si elle entend réussir son enracinement dans le paysage politique allemand :

1. Comment préserver l’équilibre et l’unité interne du groupe parlementaire au Bundestag ?

Les députés AfD constituent un groupe idéologiquement hétérogène, mais socialement homogène (à la différence de son électorat). Le parti est traversé par des lignes de fracture réelles, la première portant sur les sujets de politique économique. Dans sa courte histoire, le parti a montré son incapacité à faire la synthèse entre le courants des modérés – les « realos » – et le courant national-conservateur en optant pour l’exclusion régulière des figures émergentes (Bernd Luke en 2015, Frauke Petry en 20107…)

La radicalisation en cours depuis le début de 2017, qui s’accélère sous la houlette d’Alexander Gauland depuis le Congrès du parti à Cologne, en avril dernier, est à la fois sémantique et programmatique. Celle-ci est-elle susceptible de rejeter les députés indécis et plus « modérés » vers la CSU, la formation la plus proche sur l’échiquier politique ? Sa stratégie vise en effet à reconquérir cette base populaire, très conservatrice sur le plan des mœurs, et anti-immigration.

Manifestation anti-AfD à Hanovre, le 2 décembre. Tobias Schwarz/AFP

2. Le parti parviendra-t-il à fidéliser son électorat, marqué par une volatilité supérieure à celle des six autres partis du Bundestag, et élargir son assiette électorale, en direction à la fois de l’électorat féminin, des jeunes et des couches populaires ?

Le sondage YouGov à l’été 2017 montre que l’électeur AfD est plus sceptique à l’égard de la compétence de ses dirigeants et cadres que ceux des autres partis, et qu’il doute de sa capacité à parvenir réellement au pouvoir.

Le discours sexiste et réactionnaire, porté par Björn Höcke et André Poggenburg, limite de fait sa progression auprès de l’électorat féminin. Le programme social de l’AfD est très pauvre sur les questions de politique familiale, d’éducation. S’agissant de l’électorat populaire, les positions économiques libérales radicales du programme de la campagne de 2017, et telles qu’on les lit dans les professions de foi des députés, singularise l’AfD par rapport avec la plupart des autres partis populistes en Europe. Cette frange national-sociale est aujourd’hui clairement minoritaire au sein du parti.

L’AfD va-t-elle opérer sa mue programmatique sur les questions économiques et sociales vers les couches précarisées, et opérer la synthèse entre le sujet du déclassement économique et social des couches populaires et le ressentiment culturel de son électorat actuel ?

3. Comment l’électorat AfD va-t-il réagir au contre-discours que les autres partis vont proposer ?

La CDU et la CSU peuvent-elles réussir cette captation des électeurs AfD tout en conservant leur socle démocratique et éviter un phénomène de « tea-party-isation » comme l’a vécu le Parti républicain aux États-Unis ? Quelle offre politique alternative autre que le discours convenu sur la redistribution des richesses (qui n’a pas même convaincu ses électeurs traditionnels lors de la campagne) le SPD pourrait-il proposer aujourd’hui à la base électorale de l’AfD ? Le positionnement critique de Christian Lindner (FDP) à l’égard de la politique migratoire du gouvernement, et eurosceptique, son rapport ambigu avec certaines figures populistes durant la campagne, ciblent également cet électorat.

Un parti bien parti pour durer

Il est illusoire d’imaginer un recul ou une attrition rapide d’une formation qui revendique l’exclusivité de la fonction tribunicienne au sein du paysage politique allemand, qui fut longtemps l’apanage de la CSU à droite.

Certes, les députés AfD, tous novices au Bundestag – à l’exception de Martin Hohmann, qui a siégé sous les couleurs de la CDU avant d’en être exclu pour ses propos antisémites –, ne possèdent ni les codes de la culture politique et parlementaire, ni le professionnalisme des formations établies. Certes, le parti sera vraisemblablement, comme toutes les formations populistes traversés de dissidences, d’exclusion et d’anathèmes. Certes, la radicalisation de son discours compromet sa stratégie d’accès au pouvoir à l’horizon 2021.

Mais dans le sillage des 92 députés de l’AfD s’installe à Berlin tout un écosystème de staffers, consultants, lobbyistes, agences de communication, think tanks qui vont accompagner l’institutionnalisation, sa normalisation – et sa bureaucratisation. Loin d’être un épiphénomène de l’histoire politique allemande contemporaine, l’AfD est un élément de la recomposition du paysage politique outre-Rhin, qui oblige les deux grands « Volksparteien » à se réinventer en profondeur, même – ou a fortiori – dans l’hypothèse d’une nouvelle Grande Coalition.

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