Inégalités mondiales : 3 chiffres chocs et 4 solutions de l'équipe Piketty-Chancel

Les inégalités au sein de l'humanité, qui se creusent depuis les années 1980, pourraient encore s'aggraver à l'horizon 2050.

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C'est une étude d'une ampleur inédite. Le rapport sur les inégalités mondiales 2018, paru ce jeudi 14 décembre, l'assure : "Les inégalités ont augmenté dans presque toutes les régions du monde."

S'appuyant sur une méthodologie pionnière et le travail d'une centaine de chercheurs, ce rapport est piloté par cinq économistes de renom (Thomas Piketty, Gabriel Zucman, Lucas Chancel, Emmanuel Saez et Facundo Alvaredo) qui veulent croire que les inégalités mondiales ne sont pas une fatalité, mais qui alertent sur la tendance lourde de l'économie depuis les années 1980.

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"Si l'aggravation des inégalités ne fait pas l'objet d'un suivi et de remèdes efficaces, elle pourrait conduire à toutes sortes de catastrophes politiques, économiques et sociales."

Piketty : "Les inégalités ont fortement augmenté, malgré la croissance chinoise"

Le Moyen-Orient, zone la plus inégalitaire

  • Le chiffre : au Moyen-Orient, les 10% les plus aisés captent 61% des revenus

L'inégalité des revenus croît dans presque tous les pays, mais varie beaucoup d'une région à l'autre. 

"Si on compare l'Amérique du Nord et l'Europe sur la période 1980-2016, l'Europe est le 'bon élève'", résume ainsi Lucas Chancel dans son interview à "l'Obs", en expliquant cette différence par les choix politiques réalisés, notamment "dans la redistribution des fruits de la croissance ou l'accès à l'éducation et à la santé".

"Cela dit, la trajectoire prise par l'Europe en ce moment ne fera pas forcément d'elle le bon élève des années à venir."

"La trajectoire suivie par les Etats-Unis s'explique, elle, en grande partie par une inégalité considérable en matière d'éducation, associée à une fiscalité de moins en moins progressive", souligne l'étude.

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Le Moyen-Orient dessine selon les auteurs un "horizon d'inégalités" à l'échelle mondiale. Les 10% des plus riches y captent ainsi 61% des revenus. En outre, les inégalités y sont "sans doute sous-estimées", souligne le rapport, qui évoque une contradiction entre les statistiques officielles des pays du Golfe et "certains aspects de leur politique économique", comme "le recours croissant à des travailleurs étrangers peu payés".

En Inde, la société est également bien plus inégalitaire qu'en Chine, notent les auteurs : même s'il ne faut pas y voir un modèle politique, "les politiques mises en place ont permis de faire plus de croissance et moins d'inégalités", explique Thomas Piketty à "l'Obs".

"Et c'est cela même qui a attisé la croissance chinoise. Car les pauvres, en Chine, ont accès à plus d'éducation, de santé, d'infrastructures qu'en Inde."

"Les dynamiques nationales sont la résultante de contextes institutionnels et politiques variés", souligne par ailleurs l'étude : ainsi en Russie, la part de revenu captée par les 10% les plus aisés a été multipliée par deux dans les années suivant l'effondrement du communisme, passant de 22% à 45%.

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La classe moyenne perdante : la courbe de l'éléphant

  • Le chiffre : les 1% les plus aisés profitent quatre fois plus de la croissance que la classe moyenne mondiale

On doit à un économiste de la Banque mondiale, Branko Milanovic  la "courbe de l'éléphant" (ainsi surnommée à cause de sa forme). Elle montre que la classe moyenne mondiale est la seule à ne pas profiter de la croissance de ces dernières décennies et figure en bonne place dans le rapport.

Découvrez le "graphique éléphant" qui résume toutLa moitié la plus pauvre de la population mondiale a ainsi vu son revenu augmenter de manière significative grâce à la forte croissance de l'Asie. Néanmoins, les 1% des individus les plus riches ont capté deux fois plus de croissance que les 50% du bas, et quatre fois plus que la classe moyenne mondiale (qui comprend notamment les classes populaires occidentales).

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"Dans un scénario de prolongation des tendances actuelles, la classe moyenne mondiale verra sa part de patrimoine comprimée", estime même le rapport dans ses projections.

"Si la tendance se poursuit, la part de patrimoine des 0,1% les plus riches de la planète rejoindra celle de la classe moyenne en 2050."

Le capital public est transféré vers le privé

  • Le chiffre : la richesse publique est descendue en dessous de 0 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni

C'est une autre tendance de fond depuis 1980 : le patrimoine public est massivement transféré à la sphère privée, notamment via les privatisations. Et les Etats s'appauvrissent. "Alors que la richesse nationale a augmenté de manière substantielle, la richesse publique est aujourd'hui négative ou proche de zéro dans les pays riches", s'alarme le rapport.

"Cette situation limite la capacité d'action des Etats contre les inégalités."

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Depuis 1970, la part du patrimoine privé net a doublé dans la plupart des pays riches, et la crise financière de 2008 n'a "pratiquement pas infléchi cette tendance". Le patrimoine public, lui, subit l'évolution inverse : à peine positif au Japon, en Allemagne et en France, il est même devenu négatif ces dernières années aux Etats-Unis (-17%) et au Royaume-Uni !

"Les seules exceptions à ce déclin général de la propriété publique concernent les pays riches en pétrole qui possèdent des fonds souverains importants, comme la Norvège", note le rapport.

4 solutions proposées

Le rapport le martèle : les inégalités mondiales sont le résultat direct des politiques publiques et leur creusement n'est pas une fatalité. Les auteurs proposent donc la mise en place de quatre solutions, si possible à l'échelle mondiale. "Il y a des marges de manœuvre. Tout va dépendre des choix qui seront faits", conclut Thomas Piketty, qui juge nécessaire un "débat public" sur ces questions.

  • La généralisation de l'impôt progressif

Depuis quarante ans, l'impôt est de moins en moins progressif dans les pays riches et même dans certains Etats émergents. Or il s'agit d'un "instrument éprouvé pour lutter contre la croissance des inégalités de revenus et de patrimoines", souligne le rapport.

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"La progressivité des taux a pour double effet de réduire l'inégalité après impôts, mais aussi avant impôts, car elle décourage les hauts revenus de s'approprier une part toujours plus importante de la croissance en négociant des rémunérations excessives et en concentrant les patrimoines."
  • Un registre mondial des titres financiers

La fortune des plus aisés prend de plus en plus la forme de titres financiers, et un tel outil permettrait d'en identifier les détenteurs – portant un coup sévère à l'évasion fiscale et au blanchiment d'argent.

"Les capitaux placés dans des paradis fiscaux ont considérablement augmenté depuis les années 1970 et représentent aujourd'hui plus de 10% du PIB mondial", rappelle le rapport.

  • Un accès égal à l'éducation et à l'emploi

Cette mesure est essentielle pour remédier à la stagnation ou la faible croissance des revenus de la moitié la plus pauvre de la population. Aux Etats-Unis, la proportion des enfants qui vont à l'université varie de 25% (pour les plus bas revenus parentaux) à 90% (pour les familles les plus riches). Mais l'éducation ne fait pas tout, et des actions doivent aussi être menées dans le monde du travail :

"Sans mécanismes garantissant que les individus du bas de la hiérarchie auront accès à des emplois bien rémunérés, l'éducation ne suffira pas à réduire les inégalités."
  • D'importants investissements publics

Enfin, les auteurs appellent à des investissements d'avenir dans l'éducation, la santé et la protection de l'environnement... des efforts d'autant plus difficiles à réaliser avec des Etats appauvris et endettés. De nouvelles politiques fiscales et monétaires (impôt sur le patrimoine, inflation...) doivent donc être mises en œuvre pour donner leur chance aux jeunes générations.

T.V.

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