La Croix : L’année 2017 a-t-elle été une année noire pour les droits de l’homme ?

Zeid Ra’ad Al Hussein : Les tensions entre ceux qui soutiennent l’universalité des droits de l’homme et ceux qui pensent différemment sont de plus en plus visibles. Le dernier congrès du parti communiste chinois a endossé une position hostile à l’universalité des droits de l’homme. La rhétorique en provenance de la Maison-Blanche va dans le même sens.

En même temps, nous avons aussi eu des développements positifs : la condamnation de Ratko Mladic, l’extradition vers l’Espagne d’un ancien colonel responsable de l’assassinat des six jésuites en 1989 au Salvador et des condamnations en Argentine.

Quelles sont les crises les plus inquiétantes ?

Zeid Ra’ad Al Hussein : Les situations inquiétantes sont au Yémen, en Syrie, en Libye, pour les Rohingyas en Birmanie, en Corée du Nord, en République centrafricaine, au Soudan du sud, en République Démocratique du Congo, au Kasaï et dans l’est du pays.

En Colombie, après le succès de la phase initiale suivant l’accord de paix, les assassinats et le problème de l’amnistie compliquent la situation. Au Yémen, le gouvernement et les houthis sont censés donner accès au groupe d’experts créé en septembre par le Conseil des droits de l’Homme. En Irak et en Syrie, Daech a été extirpé mais les problèmes sous-jacents sont toujours là.

Les responsables politiques sont de plus en plus nombreux à mettre de côté la question des droits de l’homme, face au terrorisme et à la crise des migrants. L’ordre légal international et l’ONU sont-ils en danger ?

Zeid Ra’ad Al Hussein : Oui. Et pas seulement dans les pays occidentaux. Bien sûr, tout gouvernement a le devoir de protéger sa population. Mais pas n’importe comment. Si les forces de sécurité se comportent comme les groupes armés, cela devient très dangereux et au final, cela n’aide pas.

L’idée que les droits de l’homme sont un luxe est erronée. Ceux qui se veulent réalistes et sérieux en matière de sécurité doivent s’en soucier. Comme dit Peter Maurer, président du Comité international de la Croix-Rouge, les violations des droits humains d’aujourd’hui, si elles perdurent, sont les conflits de demain.

Comment expliquez-vous cette régression ?

Zeid Ra’ad Al Hussein : Le projet de préambule de la déclaration universelle des droits de l’homme rédigé par René Cassin affirme que « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité ». La question que nous devons nous poser, c’est celle de ce mépris et de cette méconnaissance.

L’architecture de sécurité et de défense des droits de l’homme adoptée après la Seconde Guerre mondiale a été portée par une génération qui avait connu le monde précédent. Cette génération disparaît.

C’est facile de critiquer l’ONU, mais voulons-nous retourner au monde d’avant la Première Guerre mondiale largement dépourvu de droit international et d’institutions multilatérales ? Que proposent les nationalistes pour remplacer la déclaration universelle des droits de l’homme, la Convention européenne des droits de l’Homme et les traités sur les droits humains ?

Que pensez-vous de la réponse collective de l’Europe à la question des migrants et des
réfugiés ?

Zeid Ra’ad Al Hussein : Certains affirment que les populistes gagnent quand les gouvernements perdent le contrôle de leurs frontières. Et que la réponse devait donc être un plus grand contrôle de ces frontières. Il y a une autre façon de voir ce problème. Le Bangladesh a accueilli des centaines de milliers de réfugiés Rohingyas. Si un pays se sent menacé et estime que sa sécurité nationale est en cause, on peut facilement imaginer un avenir où un pays comme le Bangladesh fermera sa frontière à des réfugiés.

L’ancien rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants François Crépeau a montré que le nombre des gens qui migrent reste très faible et que les migrations seront de plus en plus sud-sud. Chacun sait que la solution serait d’ouvrir les canaux de migration légale et sécurisée et de combattre la xénophobie et l’intolérance. Plus qu’une crise des migrants, l’Europe traverse une crise d’identité et de ses politiques d’intégration.

Emmanuel Macron a affirmé ne pas vouloir donner de leçons sur les droits humains au président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, reçu à l’Élysée en octobre, en invoquant « la souveraineté des États ». Quel jugement portez-vous sur l’attitude de la France en matière de droits de l’homme ?

Zeid Ra’ad Al Hussein : Critiquer les manquements au droit humanitaire international ne me semble pas être une atteinte à la souveraineté. Cela n’a rien à voir avec le soutien actif à une sédition ou une atteinte à l’intégrité territoriale d’un État. Nous sommes satisfaits de voir que l’état d’urgence imposé par les attaques terroristes à Paris et Nice a été levé en France, sous réserve que la loi adoptée soit conforme aux standards internationaux.

Plus généralement, nous nous inquiétons de la tendance des autorités, en Europe, à surréagir après des actes terroristes. En France, comme dans beaucoup d’autres pays européens, les politiques d’intégration n’ont pas eu les résultats espérés. C’est important d’être fier de ses origines, de ses croyances et de sa religion mais sans exclusivité comme le font les extrémistes.

Le danger pour l’Europe dans la crise des migrants, c’est de nier ses valeurs en ne respectant plus les normes internationales qu’elle a contribué à édifier au lendemain de deux guerres mondiales.

Les États-Unis réclament des nouvelles coupes dans le prochain budget de fonctionnement des Nations unies. Est-ce la bonne réponse ?

Zeid Ra’ad Al Hussein : Il y a l’ONU des réunions diplomatiques, des discussions interminables et sans résultats. Et l’ONU dans les pays ravagés par les conflits où ses représentants accomplissent leur travail dans des conditions difficiles. J’aimerais que les gens qui critiquent l’ONU s’en rendent compte.

Quand je vois ce que les gouvernements dépensent dans le domaine de la communication, le budget de l’ONU ne représente pas grand-chose. Le budget du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) représente un dixième de ce que les Suisses dépensent en achat de chocolat chaque année.

Il n’y a pas d’alternative à l’ONU ?

Zeid Ra’ad Al Hussein : Il y a des discussions sur la réforme du Conseil de sécurité mais le rôle de l’ONU en tant que forum de discussion est irremplaçable. En juin 1914, il n’y avait ni forum de discussion, ni Conseil de sécurité où l’Autriche et la Serbie auraient pu discuter autour de la table après l’attentat de Sarajevo. Même chose en août 1939 avant le début de la Seconde Guerre mondiale.