Joseph Roth : des bijoux toujours dans le coup

Un sens aigu de l’observation, une proximité avec ses lecteurs, un poil de cynisme… Joseph Roth savait y faire. Ecrits entre 1915 et 1939, les textes du chroniqueur autrichien entrent étrangement en résonance avec notre actualité. Des perles à découvrir dès aujourd’hui.

Par Gilles Heuré

Publié le 19 décembre 2017 à 14h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h37

Dix neuf articles, dix-neuf petits bijoux d’observation, de sensibilité et aussi parfois de coups de griffe un peu cyniques. Joseph Roth (1894-1939), celui qui, à la fin de sa vie, en 1939, en exil à Paris, s’asseyait dans un café rue de Tournon et constatait presque résigné que la misère s’était assise à sa table, fut un formidable chroniqueur pour les périodiques Österreichs Illustrierte Zeitung, Neue Berliner Zeitung ou Frankfürter Zeitung.

Réunis dans ce livre, dix-neuf articles, écrits entre 1915 et 1939, témoignent une nouvelle fois de la proximité que l’auteur savait tisser avec ses lecteurs, les prenant comme confidents ou simples témoins de ses états d’âme et des scènes qu’il voyait dans la rue. Dans un article non daté, il revient sur son enfance, sans se donner forcément le beau rôle.

 « Je n’aurais jamais été capable de sauver un homme au péril de ma vie. Je n’ai pas envie de nager pour sauver un homme en train de se noyer, je n’ai pas appris à nager, je ne veux pas nager. Je méprise les vaines tentatives des hommes d’égaler les poissons, et crois à des appareils parfaits qui nous donneront la possibilité de nous promener sous l’eau […] Il est vrai, j’ai su assez tôt que les actes héroïques impressionnent les femmes, et je méprisais les femmes pour cela. Cependant, elles me semblaient indispensables, elles m’attiraient, et je me délectais de leur nudité quand elles étaient habillées. Je voulais les séduire, les posséder et les abandonner. »

Il n’a pas vraiment fait la guerre, étant dans des services non combattants comme le service de presse de l’armé impériale. Les scènes qu’il relate sont-elles alors réelles ? « Les histoires les plus admirables, écrit-il en 1915, c’est mon ami le vent qui me les raconte. » Petites scènes vues, entendues ou inventées donc, comme des historiettes que susurre le vent aux oreilles de Roth.

 « Je connaissais ces deux-là : un chasseur et son chien. Je les rencontrais souvent en forêt. Ils se soutenaient fidèlement l’un l’autre. C’étaient des amis inséparables. Je soufflais sur un champ de bataille polonais. Sur des milliers de cadavres. Et je reconnus le chasseur. Il était mort. Dans la forêt le chien courait en tous sens. Il ne sait rien de la patrie et de la mort héroïque. Il cherchait son maitre… »

Les femmes ? On notera une certaine misogynie, repérable dans plusieurs articles. Trait de caractère qui se révèle une fois de plus dans un article où il raconte comment, incidemment, il vendit des livres avec l’autorisation d’un libraire « ambulant ». Il conseille, il oriente, il trompe aussi un peu. Car il n’aime pas les indécis(es). Une jeune employée de bureau cherche-t-elle un livre pour meubler l’ennui d’une pause déjeuner dans un parc ?

« Elle portait une robe bleue avec des ruches et une magnifique boucle dans le dos, et je devinai qu’aujourd’hui on passerait la prendre directement au bureau pour aller au théâtre. Bien sûr son envie n’allait pas vers l’explication de la théorie d’Einstein, malgré sa popularité. Mais je ne voulais pas non plus la diriger vers un de ces romans qui sont mauvais et qui, comme des appareils photographiques tenus de travers, prennent une image du monde ridiculement tordue, et du coup rendent les gens heureux et connaissent de fort tirage. Je lui conseillai donc La Vie des abeilles, de Maeterlinck. » 

Une autre acheteuse hésite-t-elle ?

« M’agaçaient aussi ceux qui ne m’écoutaient pas et continuaient de chercher avec obstination. Ce fut le cas d’une femme butée, une femme de la “bonne” bourgeoisie, elle cherchait à coup sûr un roman coquin, et je lui en donnai un… Conan Doyle. En effet, il faut savoir que pour de telles femmes les romans policiers sont parfaits. Elles se mettent à voir dans chaque inconnu un dangereux criminel et ne le laissent pas si facilement entrer chez elles quand leur mari est absent. Et les romans coquins produisent exactement le contraire. » 

Images de vieux siècle que tout cela ? Pas sûr. Dans un article publié en septembre 1938 dans Das Neue Tage-Buch, intitulé « Un enfant dans la salle d’attente de la police », Joseph Roth décrit la situation de ceux qui attendent l’autorisation de rester à Paris « ou bien d’aller au diable ».

« Dans une salle d’attente, écrit-il, messieurs dames, il n’y a pas de fauteuils rembourrés. On est assis sur des bancs qui n’ont pas de dossier. On est assis comme il convient aux sans-patrie, le dos courbé, les coudes sur les genoux et, si l’on veut, le front dans ses mains jointes. Dans la salle d’attente de la préfecture de police les gens vont et viennent, font les cent pas, environ un vingtaine de personnes, mettons : des hommes pour la plupart. Ils vont et viennent, font les cent pas. Dieu les a manifestement punis. Pas assez qu’ils aient dû parcourir tant de kilomètres pour parvenir ici, dans cette salle d’attente de la préfecture de police, il leur faut encore ici à l’intérieur faire les cent pas, marcher de long en large. C’est comme s’ils ne pouvaient pas s’arrêter dans leur marche et dans leur fuite. Même dans la salle d’attente de la police, ils fuient et marchent encore. »
Tout à coup, un petit garçon de 3 ans prend la canne de Joseph Roth « et en frappa comme seuls les enfants et les anges savent frapper, le policier qui se tenait devant la porte, sur la tête. Il sourit, l’enfant aux boucles blondes, entre les jambes affairées de tous les agents de police. Ce fut un merveilleux, un rapide petit brin de soleil, dans notre salle d’attente grise de la préfecture de police. J’aurais aimé être le père de cet enfant. » C’était en 1938…

A lire

Poème des livres disparus, de Joseph Roth, traduit de l’allemand par Jean-Pierre Boyer et Silke Hass, éd. Héros-Limite, 96 p., 16 €

Gauche et droite, de Joseph Roth, traduit de l’allemand par Jean Ruffet, coll. Domaine étranger, éd. Les Belles Lettres, 224 p., 14,50€, roman dans lequel deux frères, l’un de gauche, l’autre de droite, évoluent après la Grande Guerre dans une Allemagne traumatisée.

Entre les lignes, le blog livre de Gilles Heuré

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