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Promiscuité, fouilles à nu, maladies : ce que les requêtes devant la CEDH nous disent des prisons françaises

Nous avons pu consulter quelques-unes des 33 requêtes introduites par des détenus français devant la Cour européenne des droits de l'homme. Ces requêtes témoignent d'un quotidien insupportable dans quatre établissements pénitentiaires français.

  • Certains détenus passent en moyenne 87,5 % de leur temps à 4 dans des cellules de 10 m² ;
  • D'autres dorment à même le sol dans des cellules insalubres, sombres et peu aérées ;
  • Certaines prisons sont envahies par des nuisibles, parfois dangereux ;
  • Deux détenus disent avoir subi des fouilles à nu systématiques avant et après chaque parloir ;
  • Les détenus souffrent de problèmes psychologiques, leur vue baisse et certains malades graves ne sont pas pris en charge.

D'après nos recherches, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) traite actuellement au moins 33 requêtes déposées par 4 femmes et 29 hommes détenus dans des prisons françaises et âgés de 25 à 72 ans. Au cours de notre enquête, nous avons pu consulter douze des témoignages, sur lesquels reposent ces requêtes. Ceux de quatre femmes écrouées à Nice (Alpes-Maritimes) et de huit hommes enfermés à Faa'a-Nuutania, en Polynésie française.

Nombre de détenus se tournent vers les juridictions européennes car les «voies de recours devant les instances nationales ne protègent pas de façon satisfaisante les détenus contre les conditions de détention qui seraient attentatoires à la dignité», résume Nicolas Ferran, responsable juridique de l'Observatoire international des prisons (OIP), joint par BuzzFeed.

Sur les 33 requêtes de détenus français publiées par la CEDH depuis 2010, 26 ont été portées devant l'institution par l'OIP. Nicolas Ferran explique la portée de ces publications :

«Si la Cour avait estimé que ces requêtes étaient manifestement irrecevables parce qu'on aurait dû introduire des recours en droit interne, elle les aurait rejeté. Or, nos requêtes n'ont pas été filtrées, elles ont été communiquées ; c'est-à-dire que la Cour estime que notre argumentation sur l'absence d’effectivité des recours est suffisamment sérieuse.»

Des «conditions de détention archaïques et barbares»

Incarcéré au centre de détention de Faa'a-Nuutania, en Polynésie française, un homme parle dans un questionnaire retourné à l'OIP de «conditions de détention archaïques et barbares». Une femme emprisonnée à la maison d'arrêt de Nice dénonce «l’anéantissement total de l'être humain par l'isolement et la promiscuité».

La surpopulation chronique des prisons françaises, régulièrement pointée du doigt, culmine dans quatre établissements qui concentre la majorité des requêtes : les maisons d'arrêt de Nîmes (Gard) et Nice, ainsi que les centres pénitentiaires de Faa'a Nuutania (Polynésie française) et Ducos (Martinique).

10 m2 de cellule pour quatre détenus en moyenne

«Nous étions généralement quatre par cellule. Néanmoins, il arrivait que nous soyons cinq. De ce fait, la cinquième personne dort sur un matelas au sol. Il reste environ 4 m² pour se déplacer. Parfois toutes les cellules sont complètes de la sorte», raconte dans son témoignage une femme détenue à la maison d'arrêt de Nice.

Une situation banale chez les requérants : ces derniers parlent de cellules d'une surface moyenne de 10 m2, où ils vivent généralement à 4, ce qui laisse à chaque détenu 2,5 m² d'espace. L'absence de cloisons pour les toilettes les prive de toute intimité. Un certain nombre d'entre eux se plaignent du temps passé ainsi confiné. Neuf d’entre-eux disent passer en moyenne 21 heures dans leurs cellules, soit 87,5 % de leur quotidien.

Ils sont douze à avoir été obligés de dormir par terre au cours de leur incarcération. À Ducos, l'un d'entre eux dit avoir dormi deux ans et neuf mois dans ces conditions. Un autre détenu dit toujours souffrir de cette situation. Dans les prisons françaises ils sont 1 363 à dormir sur des matelas posés à même le sol au 1er octobre 2017.

En plus de la promiscuité, il y a l'état général des quatre prisons concernées. Les cellules, souvent vétustes ne sont pas ventilées et rarement aérées correctement. «Nous dormons habillées quand il fait froid. Quand il fait chaud, nous nous aspergeons d'eau plusieurs fois par jour» rapporte une femme détenue à Nice. «On ne peut plus respirer, on étouffe dans la cellule», note un autre requérant.

De nombreux prisonniers se plaignent du manque de luminosité. Trois d'entre eux ont développé des problèmes de vue qu'ils attribuent à cette absence de lumière. Une détenue de la maison d'arrêt de Nice raconte : «Des caillebotis sont installés aux fenêtres et ils obstruent l'éclairage. En hiver, aucun rayon de soleil ne passe, même en été, une ou deux heures seulement. Les odeurs pénètrent dans la cellule. Je force sur mes yeux, ma vue a baissé à cause des caillebotis aux fenêtres et de la lumière du plafonnier qui est très faible et jaunâtre. Je ne monte pas à la fenêtre car cette vue quadrillée me fait du mal...»

Difficile de lire ou d'écrire

Ce manque de lumière dans les établissements pénitentiaires où vivent les requérants prive les détenus de nombreuses activités essentielles pour leur moral et leur santé. «Il est très difficile de lire et d'écrire sans allumer de lumière artificielle. Résultat, peu de temps après notre arrivée, notre vue a baissé de 2/10 et quelques mois après de 3/10 à 4/10…», détaille une autre requérante. «J'ai de violents maux de têtes, j'ai eu parfois des vertiges, des pertes d'équilibre. Le médecin a beau me bourrer de médicaments, ça ne résout pas les douleurs. Je ne peux plus lire les sous-titrages à la télé. Je ne peux pas prendre connaissance des documentaires faisant partie du programme scolaire.»

Paradoxalement, l'éclairage électrique, insuffisant la journée, prive en revanche les prisonniers de leur sommeil. À ce sujet, l'une des détenues niçoises mentionne ainsi «des rondes [de surveillants] qui allument le plafonnier toutes les deux heures».

Les prisonniers passent ainsi le plus clair de leur temps cloîtrés dans la pénombre, condamnés à l'inactivité. À Faa'a, un détenu décrit dans son témoignage «le bruits des clefs des gardiens à chaque ronde et la sensation d'anxiété, de solitude et d'être menacé par certains détenus». Un autre : «Des odeurs insupportables, des bruits qui me font mal aux oreilles, qui me tuent beaucoup de sensations que j'avais avant l'enfermement.»

L'odeur infecte des cadavres de rats

Dans cette atmosphère suffocante, le manque d'hygiène se révèle être le principal grief des détenus contre l'administration. Au fil de leurs témoignages, les requérants évoquent la saleté du linge, l'insalubrité des bâtiments, la moisissure, les odeurs insupportables, les toilettes qui grouillent de vers… Trois des requérants ont développé des problèmes de peaux (champignons, verrues, furoncles, etc.) et deux autres souffrent d’allergies. Le point le plus récurrent reste la compagnie des nuisibles qui prospèrent dans l'environnement malsain des établissements pénitentiaires.

Les rongeurs et les cafards sont communs aux quatre établissements concernés. Dans les prisons d'outre-mer, situées en zone tropicale, il faut y ajouter les moustiques et les lézards. Plusieurs détenus soulignent l'odeur infecte que dégagent les cadavres des rats, d'autres racontent qu'ils ne parviennent plus à trouver le sommeil au milieu de la faune carcérale.


En 2009, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté remarquait lors de sa visite du centre pénitentiaire Ducos la présence d'araignées, de crapauds et de grenouilles. Les détenus des prisons martiniquaises et polynésiennes évoquent quant à eux la présence d'animaux nettement plus hostiles. «Je me permets de vous envoyer un scolopendre. J'en trouve souvent dans mon matelas», écrivait en 2014, un détenu du centre pénitentiaire Ducos à l'OIP. Il s'agit d'un invertébré, lointain cousin du milles-pattes, pouvant dépasser les 40 cm. Sa morsure, extrêmement douloureuse, provoque des œdèmes et des nécroses.

Fouilles intégrales systématiques

Dix requérants interpellent la Cour européenne au sujet des visites qu'ils reçoivent aux parloirs. Lors de ces rencontres avec leurs proches, ils sont entassés dans des espaces réduits et bruyants. Une femme détenue à la maison d'arrêt de Nice raconte : «Les parloirs sont sales avec de grands bruits de souffleries. J'ai préféré ne pas y recevoir mes petits-enfants et mon arrière petit-fils tant ils sont exigus.»

Deux détenus, écroués à Nîmes et à Nice, rapportent qu'ils subissent des fouilles intégrales systématiques après chacun de ces parloirs. La France a déjà été condamnée trois fois par la CEDH pour ce type de traitement. Successivement dans les affaires Frérot en 2007, Khider en 2009 et El Shennawi en 2011 qui ont débouché sur des arrêts reconnaissant la France coupable de «traitements inhumains ou dégradants» pour les fouilles infligées à ces détenus.

De tels comportements ne devraient plus être observés en France. Mais les lois antiterroristes entrées en vigueur ces dernières années. Alors qu'il n'avait eu de cesse de dénoncer les fouilles corporelles lorsqu'il était parlementaire, le socialiste Jean-Jacques Urvoas a fait adopter, en mars 2016, un amendement en leur faveur au Sénat. Les fouilles à nu que dénoncent les requérants devant la CEDH ont eu lieu avant l'adoption de cet amendement.

Ces fouilles ont lieu dans des locaux parfois vétustes, et dans des conditions d'hygiène douteuse. «C'est un petit cagibi avec une porte vitrée, obstruée par un linge, décrit une détenue de la prison de Nice. La surveillante touche le milieu de nos culottes avec la même paire de gant pour tous et pour toutes.»

«Si on n'est pas suicidaire on le devient»

Pour les détenus souffrants, la détention est rendue invivable par les difficultés d’accès aux soins, voir au personnel de santé lui-même. Vingt des trente-trois requérants évoquent des problèmes de santé physique ou mentale.

Évidemment, les problèmes d'ordre psychologique (stress, anxiété, dépression, etc.) dominent dans les témoignages. Le suivi de ces détenus n'étant pas forcément assuré, la routine carcérale a un fort impact sur leur moral et leur santé. À la prison de Nice, une femme relate son expérience. «Le soutien psychologique est déplorable, si on n'est pas suicidaire, on le devient. J'avais commencé une grève de la faim. Cinq jours après, je n'avais toujours pas pu consulter un médecin. Vu mon âge, les filles m'ont suppliée d’arrêter.»

Les soignants seraient parfois totalement absents alors même que les personnes souffrent de pathologies graves. À Faa'a un détenu déclare ne recevoir ni traitement, ni soins alors qu'une tumeur au cerveau lui a été diagnostiquée un an plus tôt. A la maison d'arrêt de Nice, deux femmes souffrent de problèmes thyroïdiens et ne seraient pas prises en charge. Atteinte de la maladie de Lobstein (syndrome des os de verre), une autre dit avoir été contrainte de patienter sept mois pour faire examiner une fracture.

Nombreuses condamnations par la CEDH

Les requêtes déposées par les détenus relèvent du contentieux et les contreparties sont donc essentiellement indemnitaires. Ceux qui obtiendront gain de cause peuvent espérer à titre personnel recevoir une compensation financière pour les préjudices qu'ils auraient subis lors de leur incarcération.

La jurisprudence européenne sur laquelle les prisonniers peuvent s'appuyer se résume à deux précédents. En effet, la France a fait l'objet de condamnations répétées ces dernières années mais peu d'entre elles concernent les situations évoquées dans les requêtes actuelles. Sur les six condamnations prononcées depuis 2007, seuls deux arrêts de la Cour portent sur les conditions de détention en régime classique.

En 2013, l'affaire Enzo Canali a ouvert la voie. Le détenu de la prison des Baumettes a fait condamner la France pour la première fois sur les conditions de détention classique. La Cour déclare qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui proscrit les «peines ou traitements inhumains ou dégradants». Deux ans plus tard, dans l'affaire Paul Yengo, la France est condamnée pour violation de l'article 13 de la convention qui octroie à toute personne le droit à un recours effectif devant la justice de son pays. Pour Nicolas Ferran cela ne suffit pas. « Il faudrait une vraie condamnation de la Cour. Pas simplement sur chaque cas individuel, mais sur les carences de la situation française à la fois en matière d'alternatives à la détention mais aussi en matière de recours ineffectif.»

La CEDH dispose d'une procédure qui pourrait infléchir la politique pénale et carcérale de la France. «Quand la Cour est saisie de manière régulière par un certain nombre de requêtes pour un problème qui s'avère être d'ordre structurel. Elle peut décider de rendre un arrêt pilote, poursuit-il, avant de préciser : Pour éviter d'être submergé par un flot ininterrompu de requêtes, la Cour peut décider de juger des affaires dans le cadre de cette procédure. Au-delà du jugement qu'elle va porter sur chaque situation individuelle, elle va demander à l'État de résoudre le problème structurel qu'il y a derrière.»

Ces dernières années la CEDH a condamné plusieurs États européens par l'intermédiaire de ces arrêts pilotes. Ces derniers se sont vus enjoindre par la Cour Européenne de prendre des mesures structurelles pour améliorer les conditions de détention dans leurs prisons. Il semblerait qu'ils aient entamé, à l'exception notable de la Hongrie, une décroissance de leur population carcérale suite à ces procédures.

«Dans le cas français un arrêt pilote pourrait consister d'une part à demander à l'État de prendre des mesures structurelles pour combattre la surpopulation carcérale et d'autre part de renforcer les recours possibles», conclut Nicolas Ferran. De son côté, la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, avait affirmé en août aux Échos que la réduction de la surpopulation carcérale était «l'enjeu majeur» de son mandat. «Réfléchir sur la question, cela ne veut pas seulement dire construire de nouvelles places de prison, parce que cela finalement, c'est remplir un puits sans fond», a-t-elle insisté. Les requêtes des détenus français auprès de la CEDH devraient aboutir d'ici un an, pour les premières d'entre elles.

Parce que la prison en France est un tabou, un trou médiatique et bien souvent, une honte pour la République, BuzzFeed organise du 11 au 17 décembre une semaine de la prison.

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