Enquête

Comment être féministe et musulmane ?

Depuis les années 2000, un féminisme musulman a émergé en France et en Europe. Il réinterprète les textes religieux dans un sens plus égalitaire et entend lutter contre les discriminations dont sont victimes les musulmanes dans les pays occidentaux. Mais il est sévèrement critiqué par les féministes universalistes qui y voient une forme de communautarisme.
par Dounia Hadni
publié le 19 décembre 2017 à 20h16

«Féminisme musulman ?». L'expression, en France, fait figure d'oxymore. Peut-on revendiquer de suivre le Coran, et parler d'émancipation des femmes ? Choisir de porter le voile et lutter contre le patriarcat ? Si ces termes semblent si contradictoires, c'est parce qu'on ne compte plus, ces dernières années, les virulents débats sur l'islam et le sort qu'il réserverait aux femmes : voile, burkini, agressions sexuelles lors du réveillon de Cologne… C'est presque toujours au nom des femmes que les critiques les plus radicales de l'islam se construisent. Même le phénomène #Balancetonporc a muté, pendant quelques jours, en affrontement «islamogauchiste» versus «laïcards» (ou Plenel versus Charlie Hebdo) après la révélation des viols présumés de l'islamologue Tariq Ramadan. Et ce sont des femmes musulmanes qui ont été, encore, sommées de se justifier et de se démarquer du prédicateur. Dans le quotidien le Monde (daté du 7 novembre), un collectif de féministes se revendiquant musulmanes et antiracistes a ainsi dénoncé «la récupération politique des milieux islamophobes» qui ne voient pas dans les violences sexuelles présumées de Tariq Ramadan «les agissements d'un homme mais ceux d'un musulman». Comme si les violences sexuelles étaient inhérentes à l'islam.

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Le féminisme musulman n’est pas monolithique - la notion même de «musulman» renvoie à une catégorie sociologique très large. Il n’existe pas une seule façon d’être musulman, il n’existe pas une seule manière de défendre les droits des femmes, en tant que musulman. Ce féminisme peut vouloir déconstruire les interprétations sexistes du Coran ou lutter contre les discriminations qui frappent les femmes musulmanes dans les pays occidentaux. Ou bien se battre sur les deux fronts, provoquant alors aussi bien l’ire des salafistes que celle des islamophobes. Et, au mieux, l’incompréhension de la plupart des féministes universalistes françaises.

Après le «black feminism», un «muslim feminism» ? Les féministes musulmanes disent revendiquer la même chose que les féministes noires : le droit d'être femme autrement que ce que dicterait le féminisme dominant, occidental. Le choix de s'exprimer elles-mêmes, refusant qu'on parle en leur nom et à leur place. «Le féminisme musulman est à la France ce qu'était le black feminism aux Etats-Unis dans les années 70», affirme la sociologue Malika Hamidi, auteure de l'ouvrage Un féminisme musulman, et pourquoi pas ? (aux éditions de l'Aube, 2017), qui cite Angela Davis, militante phare du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis : «Nos luttes ouvrent une nouvelle voix à cette quête de liberté.» Une comparaison que récuse une partie des féministes laïques. Chahla Chafiq a fui le régime iranien de Khomeiny en 1983 pour s'exiler en France. Pour elle, on peut être musulmane, et, par ailleurs, féministe, mais la notion de «féminisme musulman» est un non-sens. «La comparaison avec le féminisme black ne tient pas la route : celui-ci fait référence à l'histoire de l'esclavage, de la ségrégation, du racisme. Le racisme cible une population issue de l'immigration, en raison de ses origines. On a tort de tout ramener à la religion : l'islamophobie, ça n'existe pas.»

Une nouvelle lecture du coran

Le féminisme musulman émerge en Europe et en France à partir des années 2000. Ailleurs, au Maghreb, en Asie ou dans le monde anglo-saxon, certaines se sont déjà fait un nom depuis les années 90. «Les théologiennes musulmanes qui font de l'exégèse sont pour la majorité anglophones», explique Asma Lamrabet, la directrice du Centre d'études et de recherches féminines en islam (Cerfi) au Maroc (lire ci-contre). La chercheuse francophone se bat pour ouvrir une «troisième voie» qui permettrait d'accéder aux droits et aux libertés universels à partir d'une nouvelle lecture contextualisée et antisexiste du Coran. Selon elle, «les musulmanes n'ont pas à renier une partie de leur identité (musulmane) pour s'émanciper. Et la seule manière d'y parvenir, c'est la réforme de l'islam».

A partir des années 2000, des colloques sur les féminismes musulmans ont lieu dans les pays francophones, et des réseaux internationaux s'organisent. Tariq Ramadan joue parfois un rôle d'entraînement. «A partir de 2003, il nous a suggéré de nous rapprocher entre responsables associatives musulmanes, rappelle la chercheuse Malika Hamidi, fondatrice du groupe de réflexion European Muslim Network. C'est le chapitre "Vers un féminisme islamique" tiré de son ouvrage les Musulmans d'Occident et l'avenir de l'islam (2003, Sindbad - Actes Sud) qui nous a inspirées.»

Pour Chahla Chafiq, Tariq Ramadan a récupéré un concept venu d'Iran, baptisé en 1996 «féminisme islamique» pour, au contraire, dit-elle, «enfermer les femmes dans une identité globalisante à partir de la religion qui ne conduirait à terme qu'à renforcer l'islamisme politique». Même tonalité critique chez l'écrivaine iranienne Abnousse Shalmani, dont les parents ont aussi fui le régime khomeyniste : «Le "féminisme musulman", c'est une tactique des Frères musulmans pour atténuer le point faible de l'islam en Occident, à savoir la condition des femmes. Quand on accole le féminisme avec un autre système de pensée, c'est toujours le féminisme qui perd.»

Sous l'impulsion de Tariq Ramadan et du réseau interassociatif Présence musulmane, implanté en France et en Belgique, se nouent des échanges et des rencontres entre féministes musulmanes et certaines féministes laïques, comme lors d'un colloque au Parlement européen en 2004. «La réunion de toutes ces personnalités a contribué à légitimer le courant de pensée qui prône un féminisme à l'intérieur de l'islam, mais qui a divisé les mouvements féministes français», affirme Malika Hamidi.

Plusieurs modèles d’émancipation

C'est la loi du 15 mars 2004 restreignant le port de signes religieux dans les écoles publiques qui, en France, a poussé les féministes musulmanes à exposer des revendications jusqu'alors cloisonnées dans des cercles restreints d'universitaires et d'intellectuel(le)s. C'est d'ailleurs contre cette loi que le Collectif féministe pour l'égalité (CFPE) a vu le jour, qui regroupe des féministes musulmanes et laïques, comme la sociologue Christine Delphy, une figure du féminisme français, ex-MLF et fondatrice de la revue Nouvelles Questions féministes. Antiraciste, le collectif milite pour la liberté des femmes de choisir entre plusieurs modèles d'émancipation, religion ou non, voile ou pas.

Perçu par de nombreuses féministes occidentales, mais pas seulement, comme un symbole de soumission, le voile cristallise les tensions sur la question des femmes dans l'islam. A tel point que Chahla Chafiq ne voit dans le féminisme musulman qu'un «prétexte pour justifier le port du voile comme un élément émancipateur». Et de rappeler que les féministes iraniennes, marocaines, égyptiennes (sous Nasser) n'ont pas cherché à le défendre.

Aux yeux de certaines femmes musulmanes, au contraire, le voile devient «le signe d'empowerment et d'une prise de pouvoir sociopolitique dans un contexte européen traversé par l'islamophobie», rappelle Malika Hamidi. Qu'elles le portent ou pas - Zahra Ali s'est dévoilée, Hanane Karimi porte un turban, Asma Lamrabet un voile qui laisse transparaître les cheveux - les intellectuelles féministes l'érigent en choix et non en obligation. Asma Lamrabet écrit dans Islam et Femmes, les questions qui fâchent (aux éditions En toutes lettres, 2017) : «Le Coran ne légifère en rien sur la nécessité d'un voile religieux qui serait strictement islamique […]. L'intention spirituelle première est de recommander une attitude, voire une éthique de décence et de sobriété.»

Toutes les femmes qui se disent «féministes musulmanes» rattachent leur combat à celui de l'antiracisme et du néocolonialisme, par opposition à l'idéologie d'«une France assimilationniste». Ainsi, les militantes de l'association Lallab, qui ont récemment été accusées de communautarime par des militants d'extrême droite et de la gauche universaliste laïque, revendiquent de fait «une logique de lutte féministe et antiraciste, pas celle d'un mouvement religieux en tant que tel», rappelle la cofondatrice de l'association, Sarah Zouak. Ce qui ne les empêche pas, poursuit-elle, de s'inspirer de théologiennes et essayistes musulmanes.

Car, au-delà du rapport de l'islam à la société, l'autre versant fondamental du féminisme musulman est la réinterprétation des textes. Ses grandes figures, comme Asma Lamrabet ou Amina Wadud, Afro-Américaine convertie qui s'est autoproclamée «imam» et dont les textes ne sont pas traduits en français, relisent le Coran, jusqu'ici interprété par des hommes. Elles renouent avec le ijtihad [«l'effort d'interprétation et de contextualisation des textes», ndlr]. Leur stratégie ? «Retourner les textes sacrés contre le patriarcat pour combattre le wahhabisme qui prend de plus en plus de place dans les médias arabes», explique Stéphanie Latte Abdallah, historienne au CNRS, qui note dans le Dictionnaire des féministes. France, XVIIIe-XIXe siècles (PUF, 2017) : «Ces théologiennes féministes critiques se sont saisies des sources scripturaires de l'islam suivant l'idée simple mais forte : "L'islam c'est nous !"»

Redéfinir les concepts

Là encore, les interprétations sont multiples. Pour l'imam autoproclamée, Amina Wadud, certaines paroles du Prophète sont historiquement datées, elles peuvent être mises de côté. Asma Lamrabet veut, au contraire, redéfinir en premier lieu les concepts : «Quand on parle d'islam, en tant que religion sacrée et donc intouchable, ça ne veut rien dire… On parle de quoi ? Du Coran ? Des hadiths (actes et paroles du Prophète Mohammed) ? Du fiqh (la jurisprudence islamique) ?» s'interrogeait-elle lors du colloque consacré aux «réformistes musulmans et leur rayonnement dans l'espace francophone», en septembre dernier à Paris. «Nous ne devons pas accepter n'importe quoi au nom du sacré, et faire la distinction entre l'islam (le texte) et islam (l'institution)», confirme-t-elle à Libération.

Dans ses ouvrages, Asma Lamrabet déconstruit la vision traditionnelle de sujets au centre des débats de société dans les pays arabo-musulmans. Ainsi de l'héritage, dont un verset pose qu'une femme n'hérite que de la moitié de ce que hérite un homme. Si le verset peut paraître inégalitaire aujourd'hui, Asma Lamrabet montre, en le replaçant dans son contexte historique, que lors de «la révélation» du texte au VIIe siècle, donner une part d'héritage à une femme, qui en était totalement privée, était au contraire un progrès. Asma Lamrabet appelle donc à réformer cet aspect du dogme pour instaurer un héritage strictement égalitaire, finalement plus conforme à «l'éthique islamique». Pour la chercheuse marocaine, «il n'existe pas un féminisme musulman qui s'appliquerait de la même manière, de l'Arabie Saoudite à l'Indonésie en passant par la France. Il ne peut y avoir que des féminismes musulmans liés à chaque contexte local».

Aujourd'hui pourtant, les féministes musulmanes sont peu nombreuses et peu influentes, particulièrement en France (lire les portraits ci-contre). «Elles sont pour la plupart des intellectuelles universitaires, et leur parole reste assez individuelle même si des petits groupes commencent à se former», explique l'historienne Florence Rochefort. L'universitaire Sonia Dayan, ancienne présidente de la Commission islam et laïcité, une association qui rassemble des musulmans et des chrétiens de différentes confessions autour d'une réflexion sur la place de l'islam et des musulmans dans la société française, insiste : «C'est une sensibilité, pas une organisation.»

Un dialogue difficile entre féministes

Le ton du débat public actuel sur les questions de laïcité, de religion et la crainte du communautarisme ne favorisent pas l'émergence d'un courant féministe musulman. «La matrice du féminisme en France étant laïque, universaliste et politique, celui-ci revendique s'être construit en rupture complète avec la religion, rappelle Florence Rochefort. On oublie que des féminismes catholique, protestant et juif ont émergé dans la seconde moitié du XIXe siècle.» A tel point que Hanane Karimi, la porte-parole du collectif Femmes dans la mosquée, qui a lutté pour la place des femmes dans la communauté religieuse dans les années 2000, confie s'être «retirée de la sphère médiatique à cause du caractère inflammable de cette question du féminisme musulman» - tout en assumant une posture décoloniale et féministe radicale. «La France n'a pas fait le deuil de son histoire colonialiste», conclut-elle.

C'est aussi un décalage des enjeux qui, explique Florence Rochefort, rend le dialogue difficile entre les divers courants féministes. «Les féminismes depuis les années 60 sont profondément attachés à la liberté des corps et des sexualités et se méfient des conservatismes religieux qui s'y sont le plus souvent opposés. Ces questions ne représentent pas un axe prioritaire pour les féministes musulmanes dont le programme pour changer les lois religieuses et le statut des femmes de l'intérieur est déjà considérable - égalité des sexes dans la famille, héritage, divorce…». Irréconciliables ?

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