Un mur va tomber. Le 1er janvier 2019, les cadres n’auront plus de régime de retraite complémentaire spécifique. Ils cotiseront, comme tous les autres salariés du secteur privé, à un régime unifié Agirc-Arcco. Un véritable séisme, si l’on se réfère à l’histoire de cette catégorie si spécifiquement française.

« Après la seconde guerre mondiale, les cadres refusaient catégoriquement d’être associés aux ouvriers dans le régime général de sécurité sociale en création, raconte le sociologue Charles Gadéa, enseignant chercheur à l’université Paris X-Nanterre. Ils vivaient comme une déchéance d’être mis dans le même panier. Leur assentiment n’a été obtenu que grâce à la création d’une caisse de retraite spécifique, l’Agirc, en 1947. » Les textes fondateurs de l’organisation officialisent d’ailleurs pour la première fois le terme de « cadre », qui n’existe pas encore dans le Code du travail.

Une explosion du nombre des cadres

C’est dire que la dissolution programmée de l’Agirc a provoqué une forme de crise d’angoisse existentielle chez le syndicat des cadres CFE-CGC… En échange de la fusion, décidée en 2015 pour raisons financières, le syndicat catégoriel a obtenu l’ouverture d’une négociation interprofessionnelle, qui débute vendredi 22 décembre.

Son objet ? Graver dans le marbre d’un accord interprofessionnel – et pas seulement dans les conventions collectives de branche – les critères de la fonction « cadres » et, in fine, redonner corps à une catégorie qui a perdu beaucoup de ses attributs. Car les cadres ne sont plus ce qu’ils étaient…

La tertiarisation de l’économie, l’augmentation continue du nombre de diplômés du supérieur, la montée en gamme des emplois… Ces évolutions ont entraîné une explosion de leur nombre, au risque de la banalisation. Secteurs privé et public confondus, ils représentent aujourd’hui 15 % de la population active, contre 5 % dans les années 1970. Si l’on s’en tient au secteur privé, les cotisants à l’Agirc sont aujourd’hui un peu plus de 4 millions, soit deux fois plus que dans les années 1980.

Aujourd’hui on peut être cadre… sans encadrer

À ces tendances de fond se sont ajoutées des motivations plus circonstancielles. « Pendant les années de crise, les employeurs ont eu tendance à accorder ce statut plus facilement qu’auparavant, reconnaît Jean-Pierre Basilien, expert des relations sociales pour le groupe de réflexions Entreprise & personnel, qui fédère les grands groupes français. Ça fait plaisir et ne coûte pas forcément cher ».

De même, « la loi sur les 35 heures a vu des catégories entières basculer du côté cadres, notamment dans la banque, ajoute Charles Gadéa. Ça évitait aux employeurs d’avoir à payer ces salariés en heures supplémentaires ».

Les repères se brouillent. Avec la montée en puissance des cadres « experts » – informaticiens, spécialistes des achats, communicants – on peut être cadre… sans encadrer. Selon les chiffres du ministère du travail, 43 % des cadres n’ont pas de responsabilité hiérarchique, une proportion qui a progressé de 15 % depuis les années 1990.

53 % des cadres considèrent que le statut « ne veut plus dire grand-chose aujourd’hui »

Pire, « si l’on prend en compte les contremaîtres, les techniciens, les chefs d’équipe dans le bâtiment, les ouvriers qui chapeautent un apprenti, les non-cadres sont désormais plus nombreux à encadrer que les cadres », relève Charles Gadéa. De quoi y perdre son latin. D’ailleurs, les cadres interrogés en 2015 par TNS Sofres pour la CFDT sont 53 % à considérer que le statut « ne veut plus dire grand-chose aujourd’hui ».

Un sentiment renforcé par les changements d’organisation au sein même des entreprises. « Management de projet », « structures matricielles » : « On travaille de plus en plus avec des gens avec lesquels il n’existe pas de lien hiérarchique, explique Jean-Paul Charlez, président de l’association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH). Dans ce contexte, c’est votre valeur ajoutée qui compte, pas votre statut ».

On a beau être cadre sur le papier, le sentiment de peser sur la stratégie de l’entreprise, d’avoir de vraies marges de manœuvre, n’est plus forcément au rendez-vous. « Les organisations réduisent l’incertitude au maximum, explique Jean-Pierre Basilien. Les processus sont de plus en plus standardisés, impératifs. Même à un certain niveau, l’autonomie des cadres est plus limitée que par le passé ».

Des voix s’élèvent pour en finir avec cette distinction entre cadre et non cadre

Dans son ouvrage Le management désincarné, paru aux Éditions La Découverte en 2015, la sociologue Marie-Anne Dujarier identifie une nouvelle catégorie de cadres - les « planneurs » - dont la tâche est d’améliorer la performance de l’entreprise dans tous les domaines, que ce soit la production, les ressources humaines ou la gestion. Les cadres opérationnels n’apprécient pas toujours leurs prescriptions venues « d’en haut », qui contraignent leur travail par des « protocoles » et autres procédures.

Des voix s’élèvent pour en finir avec cette distinction entre cadre et non cadre - qui fleure bon les Trente glorieuses mais qui serait désormais dépassée. « La distinction entre manager et non manager me paraîtrait plus pertinente, plaide ainsi le consultant en ressources humaines Denis Monneuse. Ce qui permettrait de mieux valoriser cette fonction ».

Signe des temps : la frontière cadres-non cadres a failli disparaître de la nouvelle grille de classification de la branche métallurgie, qui couvre pas moins de 40 000 entreprises et 1,3 million de salariés. Tout juste finalisée, après un an d’un travail titanesque, elle a remis à plat tous les emplois du secteur, hiérarchisés désormais en fonction de six critères rénovés.

« Les gens restent malgré tout attachés à ce statut »

La « complexité » de l’activité a fait son apparition ; les « connaissances » – qui résument la formation et les acquis de l’expérience – ont remplacé la référence aux seuls diplômes. Chaque emploi s’inscrit dorénavant dans un continuum, avec des coefficients s’échelonnant de 1 à 10.

« Une fois ce travail fait, nous avons quand même remis une frontière entre cadres et non cadres », explique Hubert Mongon le délégué général de l’UIMM, l’organisation patronale du secteur. Une obligation, tant que la fusion de l’Agirc-Arcco n’est pas effective. Et une façon aussi de ne pas brusquer les esprits. « Les gens restent malgré tout attachés à ce statut », assure Hubert Mongon.

« Même si “passer cadre” n’a plus la même force symbolique qu’auparavant, cela reste un enjeu de reconnaissance important pour les salariés, rappelle Jean-Paul Charlez (ANDRH). Ce concept garde beaucoup de force en France ».

L’histoire sociologique des cadres est d’ailleurs remplie de prédictions annonçant leur fin prochaine. « À la fin des années 1970 déjà, un groupe de jeunes patrons dénonçait dans une publication une frontière dépassée », relate Charles Gadéa. Mais quarante ans plus tard, le cadre à la française – qui n’a aucun équivalent ailleurs – est toujours là.