Censure sur Canal+ : Vincent Bolloré dans le viseur de Reporters sans frontières

L’association pour la liberté de la presse s’alarme d’un nouveau cas de censure sur Canal+, motivé par les intérêts financiers du milliardaire au Togo. Deux salariés ont été licenciés. Le comité d’éthique de la chaîne a été saisi.

Par Richard Sénéjoux

Publié le 20 décembre 2017 à 13h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h37

Un reportage diffusé en France et en Afrique puis retiré des plateformes numériques de Canal+, deux salariés virés pour l’avoir laissé passer. Ça ne s’arrange du côté de la liberté de l’information dans le Canal+ de Vincent Bolloré. Reporters sans frontières (RSF) a décidé de taper du poing sur la table. L’association en faveur de la liberté de la presse a même sommé le 15 décembre le « comité d’éthique de Canal+ (oui, il y en a un depuis la rentrée, nous y reviendrons) de se saisir au plus vite d’un cas de censure au sein de la chaîne. »

Flashback. Le 15 octobre dernier, un sujet d’une dizaine de minutes intitulé « Lâche le trône » montrant les manifestations qui se multiplient depuis plusieurs mois au Togo contre le président Faure Gnassingbé, est diffusé dans le cadre de L’effet papillon. Souci : le potentat africain est en affaires avec le groupe Bolloré, qui gère en outre le port à conteneurs de Lomé depuis 2010. Hasard du calendrier, une visite du milliardaire breton est programmée dans la capitale togolaise pour le 24 octobre, où il doit inaugurer en compagnie du président une salle de cinéma made in Vivendi (la maison-mère de Canal+, dont Bolloré est premier actionnaire), CanalOlympia. Comme le raconte le site Arrêts sur images, qui a révélé l’affaire, le reportage de L’effet papillon soulève alors de grandes interrogations au Togo. « Le groupe Bolloré s’est-il retourné contre le régime Gnassingbé, son partenaire financier depuis des années ? », titre ainsi le site d'infos Togo Tribune qui en conclut que « Bolloré demande à Faure Gnassingbé et à sa clique de quitter le pouvoir. »

Ambiance. Et fureur on imagine chez Bolloré, dont le Togo est l’un des partenaires privilégiés en Afrique. Résultat : dans les jours qui suivent sa diffusion en France, L’effet papillon (1) est tout bonnement effacé. Pas de rediffusions sur les chaînes ni sur les plateformes de replay du groupe Canal+, ni sur la chaîne Youtube de l’émission. Ordre a été donné de tout faire disparaître. Coup de théâtre quelques jours plus tard : l’émission réapparait sur les chaînes de Canal+ en Afrique auprès de deux millions d’abonnés, dont les Togolais ! Deux salariés seront remerciés dans la foulée pour avoir laissé passer ce sujet qui fâche (le patron), comme le rapporte le site Les Jours : une chargée de programmation et le directeur des chaînes et des contenus de Canal+ International, François Deplanck. Bref, une mini-purge.

« Ce n’est malheureusement pas la première fois que la direction de Canal+ déprogramme un documentaire ou un reportage préalablement approuvé par la rédaction, mais qui se révèle de nature à déplaire aux partenaires privilégiés du principal actionnaire de la chaîne » a tonné dans un communiqué Christophe Deloire, le secrétaire général de Reporters sans frontières, faisant allusion à un documentaire sur le Crédit Mutuel, déprogrammé en 2015. « Nous demandons au comité d’éthique de se saisir au plus vite de cette affaire et de s’assurer que les intérêts du groupe Bolloré n’interfèrent pas avec l’indépendance du média qu’il dirige. » 

Oui, ce n’est pas une blague, le groupe Canal+ dispose de nouveau d’un comité d’éthique, comme l’y oblige la loi Bloche – le précédent avait perdu toute crédibilité avant même d’être installé. Celui-ci sera-t-il plus indépendant ? Le Canard enchaîné, qui a révélé son existence le 13 décembre, parle carrément de « farce ». L’un de ses membres, Laurent Le Mesle, premier avocat à la cour de cassation, pourrait en effet être amené à statuer sur certains dossiers liés à l’homme d’affaires breton (2). Même si le magistrat jure au volatile que « si un dossier concernant [Bolloré] vient devant la chambre commerciale de la Cour, où je suis, je me déporterai. » On le croit sur parole.

“Il serait bien naïf de croire que ce comité d’éthique va bénéficier d’un quelconque pouvoir”, un représentant syndical de Canal +

Selon nos informations, ce fameux comité d’éthique aurait bel et bien été saisi suite au communiqué de RSF. Par qui ? Pourquoi ? La direction de Canal+ se refuse à tout commentaire. Tout comme Laurent Le Mesle, qui ne souhaite plus répondre aux journalistes. « Il serait bien naïf de croire que ce comité d’éthique va bénéficier d’un quelconque pouvoir, estime un représentant syndical de Canal+. Même s’il est effectivement saisi, tout cela ressemble à de l’habillage, l’affaire risque d’être enterrée pendant un an et ne donner aucun résultat. Nous, on préfère rappeler que la loi Bloche prévoit aussi que “les intérêts économiques des actionnaires d’éditeurs de service de communication audiovisuelle et de leurs annonceurs ne portent aucune atteinte à l’honnêteté et à l’indépendance des programmes”. » « L’interdiction du sujet sur le Togo est-elle conforme à la loi ? » C’est l’une des questions qui seront posées lors du prochain comité d’entreprise de Canal+ prévu le 21 décembre. Et à laquelle devra aussi répondre un jour ou l’autre le CSA, très discret sur le sujet.

(1) Cette émission est produite par l’agence Capa. Contactée, elle n’a pas retourné nos appels, tout comme sa société mère Newen (propriété de TF1). Outre L’effet papillon, Capa produit aussi L’hebdo cinéma, Tchi Tcha et le Journal du hard pour Canal+, ceci expliquant sans doute cela.

(2) Le groupe Bolloré a attaqué 19 médias en diffamation, pour dénigrement ou préjudice commercial depuis 2010. Il s’est en outre pourvu en cassation dans l’affaire qui l’oppose à Bastamag, et dont l’audience devrait avoir lieu en juin ou septembre 2018.

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