Candy, ou le monde sans croissance

Il était un fois Candy, qui vivait dans le meilleur des mondes possibles, fait de croissance, d’uranium et de poubelles bien remplies…
Candy, ou le monde sans croissance

Si Voltaire avait vécu au début du XXIe siècle, qu’aurait-il écrit ? C’est la question qu’ont dû se poser Félicie et Yowa, deux étudiantes du master Innovation et Transformation numérique de Sciences Po Paris. Dans le prolongement d’une série de conférences présentées tout au long du dernier trimestre 2017 sur le thème « Futurs pluriels », préparées avec Usbek & Rica, les étudiants du master ont prolongé leurs réflexions par une série de récits prospectifs. Épisode 3 avec cette fable écolo, décroissante et voltairienne, sur les traces d’un Candide devenu Candy.

Il y avait sur la planète Terre, une jeune femme nommée Candy, qui fut élevée dans l’abondance et la croissance. Candy était l’incarnation même de sa génération, une jeune citoyenne qui avait tout : un emploi bien rémunéré dans une grosse entreprise de Woyok (ville dont elle suivait attentivement le PIB, le PNB, le taux d’inflation et autres taux), une voiture flambant neuve, un appartement en banlieue, un chien, et une poubelle bien remplie, signe de l’abondance dans laquelle elle vivait.

Le meilleur des mondes possibles

Le précepteur Gross était l’oracle de Woyok, et notre jeune Candy écoutait attentivement toutes ses leçons. Gross enseignait l’économico-statistico-économétrie de la croissance et prouvait admirablement qu’il n’y a pas de progrès sans croissance et que le bien-être de la planète Terre en dépendait. Il disait souvent : « Parce qu’elle est la clef du progrès environnemental, parce qu’elle fournit les ressources permettant d’investir dans les technologies propres, la croissance est la solution, non le problème  »1.

« Ceux qui ont avancé que la croissance était un problème ont dit une sottise ; il fallait dire que la croissance est la solution »

À cela, il ajoutait : « Il est démontré que les choses ne peuvent en être autrement, car toute ressource étant faite pour une fin, elle l’est nécessairement pour une meilleure fin. Remarquez bien que le pétrole a été fait pour fabriquer l’essence qui alimente nos voitures, aussi avons-nous des raffineries qui produisent de l’essence pour nos voitures. Le coltan est visiblement fait pour fabriquer les composants électroniques des téléphones mobiles, et nous avons des téléphones mobiles. Les boeufs sont faits pour être mangés, et nous mangeons ainsi des boeufs quotidiennement. De même, les atomes d’uranium sont-ils faits pour être fissionnés, et pour produire de l’électricité, aussi pouvons-nous alimenter Woyok et les villes de la planète Terre : par conséquent, ceux qui ont avancé que la croissance était un problème ont dit une sottise ; il fallait dire que la croissance est la solution ».

Candy buvait les paroles du docteur Gross, sans jamais vraiment les remettre en question. Pourquoi le ferait-elle ? Elle n’avait pas d’opinion. Elle se préoccupait de son train de vie quotidien, du chiffre d’affaires de son entreprise et des courses qu’elle allait faire, le vendredi soir, pour le reste de la semaine. Et chaque jour, elle se rendait, dans sa voiture flambant neuve, sur son lieu de travail.

Ce lundi matin-là, Candy se rendit à la station essence près de chez elle, afin de faire le plein pour la semaine à venir. Et quelle ne fut pas sa surprise lorsque l’employé de la station lui annonça qu’il venait de distribuer au client précédent la dernière goutte de pétrole de la station, de Woyok, voire même peut-être du monde entier ! Candy, désespérée, rentra chez elle avec le peu de SP 95 qu’il lui restait. Elle attendit chez elle pendant trois jours, sans savoir quoi faire : les bus de la ville ne fonctionnaient pas, faute d’essence, les trains étaient bien trop remplis et son entreprise n’était pas proche d’une station. Elle se rendit néanmoins au supermarché, à pied. Sur place, tout avait éteé dévalisé, en prévision des pénuries à venir… Candy ne réussit à obtenir qu’un paquet de pain de mie et une pomme aussi luisante qu’un vernis à ongles.

Sur le chemin du retour, elle passa près de la gigantesque maison du maire de Woyok, à côté duquel stationnait une voiture flambant neuve, comme le fut la sienne à une époque. Elle s’approcha de la maison et vit que le garage était ouvert. Elle s’approcha du garage et aperçut des bidons d’essence. Elle s’approcha des bidons, et vit qu’ils étaient bien remplis. Elle saisit l’un des bidons à deux mains, laissant tomber son pain et sa pomme. Monsieur le maire, voyant cette scène, chassa Candy de Woyok à grands coups de pied dans le derrière et la condamna à vivre dans l’exil, car elle avait voulu se saisir des derniers bidons.

Guerres et migrations

Candy, chassée de son « paradis terrestre », marcha longtemps, sans savoir où, affamée et assoiffée, dans un désert qui lui semblait infini. Candy n’avait pas réalisé à quel point, hors de Woyok, l’état du monde s’était dégradé. Dans son enfance, elle était sortie quelques fois de Woyok pour aller se promener dans la forêt ; la forêt avait maintenant disparu pour laisser place à cet infini désert dans lequel il faisait terriblement chaud. Elle avait perdu la notion du temps. Candy finit par croiser deux hommes habillés de vert : « Camarade, dit l’un, voilà une jeune femme très bien faite, et qui a la taille requise  ». Ils la prirent pas les coudes et la traînèrent jusqu’à un camp, où Candy mangea un bouillon et du pain, après quoi ils la vêtirent de vert et l’entraînèrent durement pour la préparer à la guerre entre Bulgou et Abara, deux villes ennemies, que tout oppose depuis que survint ce qu’on appelle le Peak Oil2, il y a de ça une cinquantaine d’années.

« Les habitants de Woyok ont quitté la ville pour s’installer ailleurs, ou il n’y avait pas de pétrole, afin de ne plus subir d’attaques des Bulgours »

Les deux armées s’affrontaient sans relâche pour l’accès au dernier champ de pétrole du désert qui sépare leurs deux villes. Pendant ce temps, les habitants mouraient de faim, et même les soldats des armées commençaient à manquer de bouillon et de pain. Candy parvint à s’échapper de l’armée et se cacha à l’intérieur de la ville de Bulgou, en prétendant être une mutilée de guerre. Un dimanche, alors qu’elle se baladait, une dispute éclata, sous ses yeux stupéfaits, entre un vieillard et un enfant, au sujet d’un morceau de pain rassis. Le vieillard était un gueux, tout couvert de pustules, les yeux morts, la bouche de travers et les dents noires. Candy crut le reconnaître et, s’approchant de lui, le vieillard lui sauta au cou : « Hélas !, dit le misérable à l’autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Gross ?
– Vous ! Dans cet état horrible ! Je vous emmène à l’hôpital de la ville, il est tombé en désuétude mais je connais quelqu’un là-bas qui pourra nous aider  ».

Une fois Gross pris en charge, Candy lui demanda : « Pourquoi n’êtes-vous plus à Woyok ? Qu’est-il advenu de mon chien, de ma voiture flambant neuve, de ma poubelle bien remplie, de ma maison et de Woyok, la perle de toutes les villes ? Comment se porte son PIB ?
– Ah, votre bon chien est mort, votre voiture brûlée, votre maison pillée et la ville est en ruines.
– Comment ! Woyok n’est donc plus une ville prospère, symbole du progrès, et de la croissance qui l’a portée au sommet ?
– Non, avec la fin du pétrole, la ville ne pouvait plus se défendre, et les Bulgours nous ont attaqués sans répit pour obtenir les derniers barils de monsieur le Maire. Ils ont pillé, tué, massacré sans trêve, ni repos. Les habitants de Woyok ont progressivement quitté la ville pour s’installer ailleurs, dans des villages aux alentours, plus prospères désormais, où il n’y avait pas de pétrole, afin de ne plus subir d’attaques des Bulgours. J’ai bien peur que ce soit la fin de Woyok, et d’autres grandes villes semblables.
– Oh cher Gross ! Comment expliquer cela ? La croissance de Woyok avait donc une fin ! Cela n’a pas de sens…
– Point du tout, répliqua ce grand homme, c’était indispensable dans un monde en croissance, un ingrédient nécessaire : car si Woyok n’avait pas connu la croissance, nous n’aurions ni entreprises, ni travailleurs, et ainsi, nous n’aurions pas d’hôpitaux et je ne pourrais pas être soigné ici-même.  »

Le lendemain, Candy et Gross entreprirent de partir avec Jack, le commandant avec lequel ils avaient sympathisé la veille. En effet, Jack apprécia grandement le discours du précepteur Gross, qu’il ne pouvait qu’approuver. Il lui offrit donc de partir avec lui pour Lizba, pays dans lequel le commandant Jack devait mener une mission de négociation hautement importante pour l’armée. Le précepteur Gross s’empressa d’accepter avec joie mais ajouta : « Jamais sans Candy ! ».

Tempête, tornade et tremblement de terre

Le docteur Gross, Candy et le bon commerçant Jack embarquèrent dans un jet militaire le matin suivant, très tôt.

Cela faisait deux heures qu’ils volaient, lorsque tout d’un coup, l’air s’obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins du monde et le jet fut assailli de la plus horrible tempête, causée par une tornade, à la vue de l’aéroport de Lizba. Paniqués, les passagers du jet s’en remirent au pilote, afin de savoir s’ils devaient faire leurs adieux maintenant. Le pilote, assailli de cris, paniqué, entièrement paralysé, ne cessait de répéter au commandant Jack qu’il l’avait prévenu que cela arriverait un jour, les changements climatiques étant devenus trop fréquents et intenses pour l’aviation. Heureusement pour ces malheureux, le copilote garda son sang froid et entama la procdure d’atterrissage d’urgence, qui s’apparenta cependant davantage à un crash qu’à un atterrissage classique, dans lequel le commandant Jack perdit la vie.

Quand ils furent revenus à eux, ils marchèrent vers Lizba depuis l’aéroport entièrement décimé par la tornade ; il leur restait quelque argent avec lequel ils espéraient se sauver de la faim. À peine avaient-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de leur bienfaiteur, qu’ils sentirent la terre trembler sous leurs pas. Les maisons s’écroulraient, les bâtiments aussi, les toits s’effondraient sur les fondements, et les fondements se dispersaient. Huit cent mille habitants de tout âge et de tout sexe furent écrasés sous les ruines. « L’aide inter-villes arrivera ! », s’écria une femme au milieu des ruines. Mais elle ne vint jamais car on apprit plus tard que toutes les villes étaient soumises à des changements climatiques profonds, ce à quoi la femme, nommée Nine, répondit : « Le climat n’épargne personne ».
Après quelques jours pourtant, apparurent une dizaine de robots « sauveteurs », qui se mirent à nettoyer et ramasser les débris. « J’étais convaincu qu’ils n’étaient qu’une légende, un vieux mythe !  », s’exclama Candy, bouche bée. « D’où viennent-ils ?
– Ils sont envoyés par le pays d’Eldorabot, le seul endroit sur Terre où tous les hommes vivent dans l’abondance, sans travailler .
– Suivons-donc ces robots, nous n’avons plus rien à faire ici  ».

Le pays d’Eldorabot

Eldorabot était une forteresse, un îlot technologique en plein milieu de nulle part, une bulle isolée du reste du monde, physiquement, par de gigantesques murs, transparents, et immatériellement de par une grande différence de mode de vie et de culture. Eldorabot fut créée par un ancien géant de la tech à l’époque où la société des hommes s’organisait différemment. Sa création fut éminemment et intarissablement critiquée : c’était le symbole de la fin de l’Etat-nation, puisqu’il s’agissait de construire un micro-état, affranchi des règles nationales, avec pour but d’être un véritable laboratoire urbain.

Quand ils arrivèrent aux portes d’Eldorabot, celles-ci s’ouvrirent à la vue des robots, portant débris et autres objets trouvés à Lizba, mais se refermèrent sous le nez de Candy, Gross et Nine. Ils appellèrent, tapèrent la porte, crièrent à l’aide, supplièrent même : rien n’y fit, les portes restèrent fermées. La pluie tombait. Ils décidèrent d’aller s’abriter un peu plus loin, dans une petite grotte qu’ils avaient repérée sur le chemin.

Rencontre dans la grotte

La grotte abritait déjà un dénommé Fratt, qui s’assoupissait délicatement, à même le sol. Il leur dit qu’ils pouvaient rester là cette nuit, et la nuit suivante, et celle d’après, si tel était leur souhait. « Nous voulons entrer dans l’Eldorabot, expliqua Candy. En effet, voyez-vous, nous avons connu la guerre, nous avons été chassés de nos maisons, notre avion s’est écrasé, nous avons survécu à un tremblement de terre, et nous voilà ici, devant Eldorabot, il faut bien que nous y entrions.
– Nul n’entre dans Eldorabot sans y avoir été invité.
– Cela doit être parce qu’il s’agit d’une ville en pleine croissance ! Quelle merveille, voilà donc pourquoi nos péripéties…
– Oh cela fait bien longtemps qu’Eldorabot ne croit plus en la croissance ! s’exclama Fratt, en interrompant Gross.
– Comment savez-vous cela ? demanda le précepteur.
– Je le sais car j’étais jusqu’à il y a un instant un habitant d’Eldorabot. »

Le Ministère de la Satisfaction avait pour rôle de mesurer le bien-être des habitants d’Eldorabot

Fratt entreprit de leur raconter son histoire. Fratt était né à l’intérieur d’Eldorabot, une ville qui avait décidé, très tôt, d’entrer dans l’ère de la post-croissance partant du postulat que la croissance économique ne représentait plus un modèle de développement sociétal crédible. Fratt grandit dans une petite famille de trois enfants, le maximum autorisé par parents à Eldorabot pour éviter une croissance démographique insoutenable. Il se rendait tous les jours à l’école de la ville, fit des études et, comme il s’intéressait à la psychologie et à la sociologie, commença à travailler au Ministère de la Satisfaction.

Le Ministère de la Satisfaction avait pour rôle de mesurer le bien-être des habitants d’Eldorabot, en conduisant à la fois des enquêtes de terrain, et des études quantitatives portant sur la santé, l’environnement, la pauvreté et le taux de cohésion sociale. À cela s’ajoutait enfin un suivi personnalisé de chaque habitant de la ville. Fratt aimait beaucoup son travail au Ministère de la Satisfaction et les résultats étaient très bon, notamment concernant le chiffre phare du Ministère, à savoir le taux de cohésion sociale.

Fratt expliqua que chacun pouvait travailler à faire ce qu’il voulait, les robots permettant de réajuster la main d’oeuvre là où il en manquait. Le précepteur Gross demanda dubitatif où ils pouvaient bien extraire tout l’uranium nécessaire à l’alimentation des robots, et qui plus est de la ville dans son ensemble. Fratt répondit que le système énergétique de la ville reposait sur une gigantesque ferme solaire : « Des atomes d’uranium ! Non, Eldorabot les a abandonnés il y a longtemps : la ville a choisi d’intégrer les défis sociaux, économiques et écologiques, son énergie ne repose que sur la ferme solaire, et de toute manière, toute notre technologie est optimisée pour ne consommer que ce qui est nécessaire au bon fonctionnement de la ville  ».

« Si les hommes des alentours ne soignent pas leurs terres, leur environnement et leur santé, il se peut que notre terre, notre environnement et notre santé se dégradent, par propagation »

Fratt poursuivit son récit en racontant l’opportunité qui lui fut offerte de voyager avec le Ministère de la Recherche Robotique hors d’Eldorabot. En effet, Eldorabot avait passé un accord avec les villages des alentours pour leur fournir en fonction de leurs besoins des robots chirurgiens. « Voyez-vous, à Eldorabot nous avons la ferme conviction que tout est connecté, ainsi si les hommes des alentours ne soignent pas leurs terres, leur environnement et leur santé, il se peut que notre terre, notre environnement et notre santé se dégradent, par propagation.  » Des missions étaient donc menées pour s’assurer que tout se déroulait au mieux dans les villages aux alentours et ainsi assurer la paix. « Nous n’avions pas fait trois pas dans le premier village que je rencontrais, Med. Je tombai amoureux de lui à l’instant même où mes yeux croisèrent les siens. Ô infinie beauté ! Cet amour fut, par la grâce de la Nature, réciproque. Et voici comment je décidai de quitter Eldorabot pour le rejoindre et j’aurais continué mon chemin, si cette pluie ne m’en avait empêché.  »

Harmonie

Quand la pluie cessa de tomber, tous partirent pour le village de Med. Fratt ne portait avec lui que quelques affaires. Lorsqu’ils arrivèrent au village de Med, on les installa dans la maison d’hôtes du village. Le village comportait 1 500 habitants et seul le transport en vélo y était autorisé. Au centre du village reposait une pancarte avec écrit en caractères gras « Harmonie », ce qui interpella le précepteur Gross.
Quelques semaines plus tard, Fratt, Gross, Candy et Nine s’était installés dans la petite maison en bois de Med, loin du centre du village, doté d’un vaste jardin. Toute la petite société entra dans le louable dessein d’agrandir la maison. L’expert en maçonnerie du village les aida et leur montra comment faire et en un mois, la maison fut prête à accueillir ses nouveaux habitants.

« Il faut protéger notre jardin, protégeons le sans relâche, c’est le seul moyen de vivre »

Un soir, retraçant tout le chemin et tous les événements parcourus, Gross s’exprima en ces termes : « Ainsi donc, peut-être la croissance n’est-elle pas la solution, mais convenez tout de même très chère Candy, que le bois
existe pour être travaillé, ainsi avons-nous pu construire cette maison, et que si nous n’avions pas…

– Cela est bien dit, répliqua Candy, mais je sais aussi qu’il faut protéger notre jardin, protégeons le sans relâche, c’est le seul moyen de vivre  ».

 

1 : Extrait du discours de George W. Bush, prononcé le 14 février 2002 devant les responsables américains de la météorologie, dans le Maryland

2 : Le pic pétrolier (ou peak oil en anglais) est le sommet de la courbe de production d’une région de production, d’un puits ou d’un champs pétrolier. L’expression fait le plus souvent référence au pic pétrolier mondial, c’est-à-dire le moment où la production pétrolière mondiale plafonne avant de décliner à cause de l’épuisement des réserves exploitables.  

Image à la une : les décors d’Hobbitbourg, pour le film Le Seigneur des anneaux, de Peter Jackson. Photo : Twisted Sifter