Le cimetière marin
La Méditerranée est la voie migratoire la plus meurtrière du monde. Après le sinistre record de l’an dernier, les accords conclus par l’Union européenne avec la Turquie en 2016 et la Libye en 2017 ont réduit considérablement les traversées. Sans affaiblir pour autant la pression migratoire venue du sud du Sahara
- Carte: Levi Westerveld
- Texte: Etienne Dubuis
Sur les chemins de la migration illégale, la Méditerranée est toujours l’étape la plus dangereuse du monde. Ces 25 dernières années, du 1er janvier 1993 à mi-décembre 2017, elle a tué de manière certaine quelque 34 500 hommes, femmes et enfants, un nombre auquel il faudrait ajouter tous ceux qui ont sombré sans témoins, dans des naufrages qui n’ont laissé aucun survivant et donc aucun décompte. Les tragédies se sont succédé régulièrement au cours de cette période, avant de se multiplier en 2014 pour atteindre des valeurs record trois années de suite. En 2016, avec 5143 décès recensés, la région a englouti à elle seule plus des deux tiers des migrants disparus sur la planète. En 2007, près de 3000 migrants trouvaient la mort dans ses eaux. En 2017, plus de 3100 migrants ont trouvé la mort dans ses eaux.
Trois grandes voies migratoires traversent la Méditerranée. La première (à l’ouest) conduit du Maroc à l’Espagne, la deuxième (au centre) de la Libye à l’Italie, la troisième (à l’est) de la Turquie à la Grèce. Toutes comptent leur lot de tragédies comme le montre notre carte.
Un point ◉ = un mort
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Comment lire cette carte
Un point ◉ = un mort. Sur cette carte sont représentés les hommes, femmes et enfants morts (par noyade ou hypothermie) ou disparus en mer sur l’une des trois routes maritimes utilisées par l’écrasante majorité des migrants pour tenter de rejoindre l’Europe, entre le 1er janvier 2005 et le 18 décembre 2017. Soit 21 167 points pour autant de décès.
Des chiffres sous-estimés.Cette carte utilise deux bases de données de référence. The Migrant Files, gérée par des journalistes européens, complète des bases plus anciennes (United et Fortress Europe). Ces données s’arrêtent en juin 2016. La recension des morts des derniers dix-huit mois est tirée du projet Missing Migrants de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). De l’avis de plusieurs experts, le nombre de morts en Méditerranée est largement sous-estimé – beaucoup de bateaux de fortune coulent en silence.
Un choix subjectif. Le cartographe Levi Westerveld a fait le choix assumé de représenter la rive nord de la Méditerranée sous la forme d’une ligne noire épaisse telle une ligne d’horizon, pour «casser» la vision nord-sud habituelle. Les distances sont aussi artificiellement agrandies, pour mieux représenter l’expérience vécue par les migrants qui naviguent avec des boussoles portatives sur des embarcations instables: cette impression d’être au milieu de nulle part, dans l’immensité de la mer, entre inconnu et incertitude.

La Méditerranée occidentale est parcourue de minuscules rafiots qui ne mettent pas longtemps à couler quand ils échappent aux patrouilles de police. La Méditerranée centrale a compté d’énormes naufrages, dont les deux tragédies des 12 et 19 avril 2015, qui ont fait respectivement 400 et 800 morts. La Méditerranée orientale, d’habitude la moins périlleuse, a englouti 806 personnes en 2015, lors du spectaculaire mouvement de population qui a vu près d’un million de migrants – syriens, afghans et irakiens principalement – quitter en quelques mois la côte anatolienne pour l’Europe.
La route de la mort
Si les trois routes s’avèrent redoutables, celle de la Méditerranée centrale est de loin la plus dangereuse. Et ce, pour une raison simple: elle est longue de plusieurs centaines de kilomètres, quand les deux autres se comptent en simples kilomètres. Ce handicap de base a été aggravé au fil du temps par les réseaux locaux de passeurs, qui ont adopté des stratégies toujours plus risquées, en multipliant les traversées durant l’hiver, en recourant à des embarcations de plus en plus pourries et en en lâchant toujours davantage en même temps, au risque de saturer les secours.

Les statistiques de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) sont éloquentes. Sur les 15 326 migrants morts en Méditerranée entre 2014 et 2017, 13 545 (soit 87,7%) ont péri sur la route centrale – 3165 en 2014, 2877 en 2015, 4581 en 2016 et 2831 au 19 décembre de cette année. Le taux de mortalité traduit aussi la dangerosité particulière de cette voie. En 2017, cet indice y a été de 2,4% (2,4 morts pour 100 personnes embarquées), contre 1% en Méditerranée occidentale et 0,3% en Méditerranée orientale. En 2016, année record, plus de la moitié des migrants décédés de par le monde ont perdu la vie en tentant de traverser ces eaux.
La route de la Méditerranée centrale est d’autant plus cauchemardesque qu’elle s’inscrit dans le prolongement des très dures pistes qui traversent le Sahara en provenance de Khartoum, au Soudan, et d’Agadez, au Niger. Des pistes qui se révèlent déjà très meurtrières, que ce soit au cœur du désert, où nombreux sont les migrants à mourir de soif, ou dans les oasis du sud libyen, où les pires traitements sont réservés aux voyageurs sans défense. Les statistiques sont encore plus difficiles à établir dans ces régions reculées qu’en Méditerranée. Mais l’idée s’impose peu à peu que les morts pourraient bien y être plus nombreux.
La stratégie de la forteresse
Il existe deux manières de modifier le statu quo responsable de ces drames. En adoptant la politique de la porte ouverte, soit en distribuant généreusement des permis de séjour aux migrants. Ou en appliquant la stratégie de la forteresse, à savoir en multipliant les murs au sud et à l’est de la Méditerranée. L’Union européenne a montré ces dernières années qu’elle entendait privilégier la seconde méthode.
Outre l’attractivité des pays de destination, la situation des pays d’origine et la position des pays de transit jouent un rôle essentiel dans les flux migratoires. Pour qui veut interdire les arrivées, le moyen idéal est évidemment d’empêcher les départs. Mais une telle ambition est rarement réaliste. Les populations qui empruntent la route orientale de la Méditerranée comptent un grand nombre de réfugiés de la violence et sont susceptibles de rester chez elles une fois la paix revenue. Mais celles qui prennent ces routes occidentale et centrale se composent principalement de migrants économiques et ont peu de chance de voir leurs perspectives s’améliorer sensiblement avant longtemps. Il y a fort à parier, par conséquent, qu’elles vont continuer à se déplacer entre l’Afrique et l’Europe en quête de meilleures conditions de vie.
A défaut de pouvoir agir à court terme sur les pays de départ, l’Union européenne a pris le parti de négocier prioritairement avec les pays de transit, pour les amener à empêcher – ou au moins à freiner – les passages. La première initiative du genre a été menée par l’Espagne, qui a signé en 2004 avec le Maroc un accord prévoyant un verrouillage du détroit de Gibraltar par les forces de Rabat, moyennant une aide financière substantielle. L’opération a été couronnée de succès, à en croire la limitation drastique des passages – à moins de 10 000 – les douze années qui ont suivi.

Le modèle a inspiré l’Italie, qui a signé quatre ans plus tard avec la Libye un traité d’amitié au terme duquel des patrouilles conjointes devaient empêcher les migrants de s’éloigner des côtes africaines. Là aussi, les effets ne se sont pas fait attendre… jusqu’à ce qu’une coalition occidentale, composée notamment des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France, décide d’abattre le régime de Kadhafi. Les départs ont repris en 2011 à l’initiative de la dictature aux abois, puis, après une pause, ils se sont multipliés à partir de 2013 sous l’égide de diverses milices.
Le choc produit par l’arrivée d’un million de migrants sur le Vieux Continent au cours de l’année 2015 a conduit l’Union européenne à conclure un troisième accord, avec la Turquie cette fois, en mars 2016. A nouveau, le résultat a été spectaculaire, puisque le nombre de passage est passé en deux ans de 885 000 à 28 490 et le nombre de morts de 806 à 62.

L’enfer libyen
Après la route occidentale, la route orientale était verrouillée. Restait la route centrale que l’Italie a entrepris de fermer ces derniers mois, avec l’aide de Bruxelles, en concluant une série d’accords de coopération avec Tripoli puis en envoyant des vaisseaux dans les eaux libyennes. L’initiative a été vivement critiquée en raison de la collusion qu’elle a établie entre des démocraties européennes et des milices coupables des pires crimes sur leur territoire, de l’asservissement de milliers d’hommes et de femmes à l’organisation de leur traversée vers l’Europe sur des embarcations incapables de tenir la mer. L’arrangement trouvé a d’autant plus choqué qu’il suppose parallèlement de maintenir des migrants dans un pays devenu pour eux un enfer.
Le but premier a néanmoins été atteint. Le nombre de traversées a chuté, pour passer de 83 300 lors du premier semestre 2017 – donc une moyenne de 41 650 par trimestre – à 21 700 lors du troisième trimestre. Pendant ce temps, la pression venue du Sahara ne faiblit pas. Et d’autres voies pourraient s’imposer. Coïncidence? La route de la Méditerranée occidentale s’est animée ces derniers mois pour compter plus de 20 000 arrivées et causer quelque 222 morts au cours de l’année.

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