Lobbying

Sel, sucre, matières grasses : comment les géants de la malbouffe ont entravé un étiquetage utile aux consommateurs

Lobbying

par Olivier Petitjean

La France a finalement adopté un système officiel d’étiquetage nutritionnel des aliments, le NutriScore. Objectif : lutter contre la malbouffe et son impact sur la santé publique, grâce à un code couleur apposé sur les aliments. Les géants de l’agroalimentaire comme Mars, Nestlé ou Coca-Cola ont obtenu que le système reste facultatif...

C’est l’une de ces batailles de lobbying qui n’en finissent jamais, sans doute parce qu’elles touchent trop directement au cœur du modèle industriel de puissantes multinationales, et mettent ainsi en cause les profits mirobolants que celles-ci accumulent depuis des décennies. Tout comme avant eux les géants du tabac, et aujourd’hui ceux du pétrole, les leaders de l’agroalimentaire refusent de voir questionner les pratiques qui ont fait leur prospérité. Une alimentation à base de calories, de sucre, de sel et de gras, dont la qualité nutritive est aussi faible que les impacts sur la santé publique sont élevés.

Pour limiter les dégâts, un outil simple a été mis en place par plusieurs pays : l’« étiquetage nutritionnel ». Rien de révolutionnaire : il s’agit simplement d’informer le consommateur sur la qualité des produits offerts au moyen d’un système de couleurs allant du vert pour les aliments les plus nutritifs au rouge pour ceux de moindre qualité. Une mesure de bon sens, soutenue par l’essentiel de la communauté scientifique, qui a été proposée au niveau européen, puis en France.

Dans les deux cas, elle s’est heurtée à un véritable tir de barrage de la part des lobbyistes. Selon l’ONG Corporate Europe Observatory, l’industrie agroalimentaire a dépensé au moins un milliard d’euros en lobbying à Bruxelles pour faire échouer le projet, avec succès puisque les institutions européennes ont finalement renoncé à instaurer un système contraignant.

Lobbying tous azimuts

En France, l’affaire a illustré la multiplicité des moyens et des relais dont disposent les industriels pour combattre une réforme qui ne leur plaît pas. La bataille a été coordonnée par l’Association nationale des industries alimentaires (Ania), le principal lobby du secteur qui regroupe l’industrie laitière, la boulangerie, les spiritueux, des biscuiteries, des brasseurs ou des multinationales comme Unilever ou Orangina. L’Ania a jugé trop « stigmatisants » les projets d’étiquetage nutritionnel du ministère de la Santé, jugés... Et y a décelé une atteinte au patrimoine gastronomique français !

En réalité, ce sont surtout les aliments transformés qui risquent de se voir apposer une étiquette rouge. Il y a un an, les enquêteurs de l’émission télévisée Cash investigation ont pu pénétrer, caméra cachée, au cœur d’une réception du « club parlementaire de la Table française », organisée par les industriels pour porter le message auprès des députés et sénateurs. Les journalistes ont pris le sénateur Michel Raison en flagrant délit de connivence avec l’Ania, grâce à un micro-cravate oublié [1].

Avec l’aide de l’association Regards citoyens, les journalistes de Cash investigation ont également identifié une série d’amendements rédigés par l’Ania et repris tels quels par plusieurs parlementaires. Parallèlement, le groupe Carrefour tentait une manœuvre de contournement en mettant en place unilatéralement son propre système d’étiquetage nutritionnel, évidemment bien moins « stigmatisant » que celui envisagé par les pouvoirs publics (lire cet article publié sur l’Observatoire des multinationales).

Attaques personnelles contre les scientifiques

Les industriels ne se sont pas privé d’attaquer personnellement les scientifiques qui ont conçu le système retenu par le ministère de la Santé, à commencer par le professeur Serge Hercberg. Sous le mandat de François Hollande, grâce à une intervention inédite du ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, ils ont finalement obtenu la mise en place d’un test « grandeur nature » avec plusieurs systèmes d’étiquetage possibles – celui du ministère de la Santé, et d’autres conçus par les industriels eux-mêmes [2]. Un test qui a, en outre, été piloté par des structures étroitement liées à l’Ania, avec une majorité d’experts ayant des liens avec l’industrie ou la grande distribution, selon l’analyse réalisée par Stéphane Horel pour Le Monde.

L’expérimentation, qui s’est achevée en décembre 2016, a logiquement été qualifiée de « mascarade » par l’association Foodwatch. La ministre de la Santé d’alors, Marisol Touraine, a néanmoins fini par officialiser en mars 2017 le choix du système retenu initialement par ses services. Il aura fallu trois ans. Mais ce choix devait ensuite être validé par la Commission européenne.

L’étiquetage souhaité par les pouvoirs publics, mais qui demeure... facultatif

Au final, ce n’est que le 31 octobre dernier que la France a enfin acté la création de son système d’étiquetage nutritionnel, le NutriScore. Un système désormais officiel, mais qui reste facultatif, grâce au travail de sape des lobbys. Des grands noms de la grande distribution (Auchan, Intermarché...) et de l’alimentation (Danone, Fleury Michon...) se sont néanmoins engagés à l’utiliser.

Un étiquetage des industriels totalement opaque

Une victoire, ne serait-ce que partielle, pour les défenseurs de la santé publique ? Ce serait sans compter sur l’obstination des géants de l’agroalimentaire. L’association de défense des consommateurs UFC Que choisir a en effet publié un courrier diffusé par Alliance 7 – l’association représentant les producteurs de biscuits, de bonbons et de céréales pour petit déjeuner – incitant ses adhérents à refuser le NutriScore officiel et à choisir un système d’étiquetage alternatif, le « NutriCouleurs », développé par les grandes multinationales du secteur, Coca-Cola, Nestlé, Mars, Mondelez, Pepsico et Unilever.

L’étiquetage voulu par les industries agro-alimentaires

Principal avantage du NutriCouleurs pour les industriels : il utilise cinq couleurs, une par catégorie de nutriments (calories, sucre, sel, matières grasses, acides gras saturés), au lieu d’une seule globale pour le NutriScore. Ce qui compliquera la vie du consommateur – d’autant que les informations sont présentées par « portion », une notion extrêmement vague, et non par 100 grammes comme pour le NutriScore - tout en permettant d’afficher un peu de vert même pour un aliment présentant des fortes teneurs en sel ou en sucre. Les seuils retenus pour passer d’une couleur à l’autre ne sont même pas rendus publics. Serge Hercberg et Chantal Julia, membres de l’équipe de recherche qui a mis au point le NutriScore, ont fait l’exercice de comparer ce que donneraient les deux systèmes d’étiquetage sur un même produit, une barre chocolatée Twix (produite par Mars) : dans le NutriScore, elle se voit affublée d’une étiquette rouge, tandis qu’avec le NutriCouleurs cette étiquette pourrait passer miraculeusement... à l’orange.

Selon les calculs des deux scientifiques, les multinationales qui ont conçu le NutriCouleurs sont aussi celles qui vendent le plus de produits de faible qualité nutritionnelle : « Pour le groupe Mars, 100 % des aliments de la firme figurant sur Open Food Facts sont classés en orange ou en rouge ; pour Mondelez, c’est 86 % de leurs produits présents dans la base ; 55 % pour Nestlé ; 54 % pour Coca-Cola ; 52 % pour Unilever et 46 % pour PepsiCo. » CQFD.

Olivier Petitjean

Photo de Une : CC FlickR

 Un collectif de sociétés savantes et professionnelles et d’associations de consommateurs et de patients fait circuler une pétition pour promouvoir le Nutri-score afin qu’il soit « rendu obligatoire en Europe » et dénoncer les « tentatives de brouillage » des multinationales de l’agroalimentaire.