Éloge de l’imbécile

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L’éloge paradoxal est un genre littéraire et philosophique qui permet de balancer en douce des vérités dérangeantes.

Le meilleur exemple est cet Éloge de la folie où Érasme passe au crible de l’ironie les superstitions et rituels répétitifs de l’Église romaine, un texte inspiré par l’inventeur du genre, le grand Lucien de Samosate, grec syrien du IIème siècle, auteur notamment d’un inoubliable Éloge de la mouche… Dans les pages idées de L’Express, Claire Chartier s’entretient avec le philosophe italien Maurizio Ferraris qui publie aux PUF L’imbécillité est une chose sérieuse. Il rappelle l’étymologie : l’imbécile est « in baculum », sans bâton ou canne pour le guider, sans « garde-fou », démuni mais libre. C’est au risque de cette liberté que peuvent être mobilisées, paradoxalement, toutes les ressources de l’intelligence. « Flaubert, par exemple, est un imbécile de naissance, comme le montre Sartre dans L’idiot de la famille, mais qui devient un génie à travers l’autocorrection. Et comme le dit l’adage, on apprend en se trompant, ou d’autres tirent profit de nos erreurs. » En l’occurrence, on peut supposer que l’auteur de Bouvard et Pécuchet ou du Dictionnaire des idées reçues a beaucoup appris de lui-même. D’où la distinction entre imbécillité et bêtise. Donald Trump n’est pas exactement un imbécile, il incarne seulement à la perfection « la bêtise absolue de notre époque ». Et « quoi de plus bête que d’attaquer la Russie, tout en menant la guerre contre l’Angleterre, comme l’a fait Hitler ? » Le philosophe célèbre les vertus de la « pensée latérale pour comprendre le présent ». Notamment Michel Foucault, avec sa « microphysique du pouvoir, un système de micro-pouvoirs qui se heurtent et se gèrent les uns en relation avec les autres, et qui mettent fin à la verticalité de l’autorité. Les grandes entreprises qui déterminent désormais notre vie font aussi vieillir d’une manière incroyable nos représentations traditionnelles de la politique. » Le mensuel Philosophie magazine consacre un dossier à l’emprise des habitudes : « Pourquoi est-il si difficile de changer ? », avec notamment des extraits du livre de Peter Sloterdijk Tu dois changer ta vie. Le philosophe appelle ça la « distinction éthique », un acte radical consistant à se débarrasser des ses béquilles : « L’homme n’est pas tant possédé par des démons que dominé par les automatismes », affirme-t-il. Ce qui paralyse la raison, « ce ne sont pas les erreurs fortuites et les fautes de perception occasionnelles : c’est l’éternel retour des clichés ». Platon et Bouddha ont ainsi été « les premiers épidémiologistes de l’esprit », sachant reconnaître « dans l’opinion quotidienne, la doxa, la peste dont on ne meurt certes pas mais qui empoisonne des communautés entières ». Celui qui « a tué la marionnette en lui-même » peut affirmer comme Monsieur Teste de Paul Valéry : « La bêtise n’est pas mon fort ».

Philosophie magazine publie un savoureux hors-série sur Gaston Lagaffe, le personnage de Franquin

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L’ingénieux bricoleur a les honneurs de l’analyse de Clément Rosset, l’auteur du Traité de l’idiotie opposant aux interprétations philosophiques du réel son caractère unique : au sens premier, le mot grec idiotes signifie simple, particulier, unique. « Qu’est-ce qu’une gaffe ? » demande-t-il en renvoyant à l’étymologie double de la marine et de l’argot. La gaffe est une perche munie de deux crochets qui sert à rapprocher le bateau du quai ou à ramasser un cordage tombé à l’eau. « Faire une gaffe », par extension, signifie commettre une maladresse. « Faire gaffe » provient plutôt du langage militaire où « gaffre » désigne un sergent et « rester en gaffre » faire sentinelle, être vigilant. D’où cette première approximation du phénomène : « Gaston, c’est un type qui prête une attention extrême au bricolage qui l’occupe, mais qui est tellement distrait vis-à-vis du reste du monde qu’il va provoquer une catastrophe. » Quant à Bruno Latour, il tire la leçon d’une planche de Franquin où Gaston Lagaffe s’évertue à contrevenir à la loi qui veut qu’une porte soit ouverte ou fermée en pratiquant des ouvertures pour laisser passer le chat. Un bricolage de chatières à tous les étages qui provoque la fureur du patron et lui inspire ce commentaire : « L’innovation éprouve la solidité de tous ces liens » : le patron, le chat, la mouette rieuse qui exige également son ouverture… L’idée de porte est-elle flexible ou non ? Une logique binaire que propose de battre en brèche le mathématicien Gérald Tenenbaum dans les pages idées de Libération. « Je hais le Nouvel an » lançait Gramsci le 1er janvier 1916 dans un article à retrouver dans Mediapart. Il s’en prenait à cette « échéance fixe » qui fait « de la vie et de l’esprit humain une entreprise commerciale avec ses entrées et sorties en bonne et due forme, son bilan et son budget pour l’exercice à venir ». Nous sommes le 2 janvier : le mathématicien suggère avec finesse et non sans esprit de géométrie que le premier des chiffres premiers, celui qui symbolise le couple et l’embryon de la société humaine, serve aussi à célébrer la communauté des vivants, avec ou sans logis, avec ou sans-papiers, avec ou sans dents… « Si le premier est le jour des vœux, pourquoi ne pas faire du deuxième jour de l’année le jour d’eux ? Car eux sont nous, c’est l’évidence. »

Par Jacques Munier

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