2 novembre 2017. Le premier jour du reste de leur vie. La formule n’est pas exagérée tant la victoire est grande et inédite pour ces plus de cent agents de nettoyage dont certains vivaient leur première grève. C’est ce 2 novembre 2017 que les salariés H. Reinier du groupe de nettoyage ONET ont démarré leur mouvement. Une lutte sociale débutée dans l’indifférence la plus totale. Soyons honnêtes : nous non plus nous n’avions pas couvert depuis le début. J’ai proposé de nous y intéresser en conférence de rédaction le 21 novembre, mon premier papier a été publié le 27 novembre. Puis jusqu’à la signature de l’accord le 15 décembre, je ne les ai pas lâchés. Nous étions conscients de ce qui était en train de se jouer, du caractère historique du mouvement.

C’est à Saint-Denis, dans une pièce assez glauque collée à la gare RER D, sans fenêtre et sans lumière naturelle, que j’ai souvent rencontré ces femmes et ces hommes, qui « luttaient pour plus de dignité au travail » comme ils me le répétaient souvent. Ni plus ni moins. Juste de la dignité. Des choses s’en sont passé dans ce lieu, que je n’ai pu raconter dans mes différents papiers. C’est le moment de vous en parler.

« Mon fils, viens manger ! »

C’est simple, je me suis rendu sur place quasiment tous les jours jusqu’à la fin du conflit. J’y allais pour recueillir des témoignages, pour assister aux assemblées générales, pour prendre quelques photos, pour tout simplement observer et rendre compte de ce qui était en train de se jouer pour ces salariés. Pas un jour où je n’ai pas été bien accueilli par des grévistes qui n’avaient aucune certitude de voir leurs revendications acceptées. Beaucoup d’entre eux me disaient : « Mon fils, viens t’assoir boire un thé« , « mon fils, viens manger  » ou encore « mon fils, tu as l’air fatigué, tu travailles trop« . Oui, ils m’appelaient quasiment tous « mon fils« , la plupart auraient pu d’ailleurs être mes parents. Peu importe l’heure à laquelle je venais pour couvrir leur mouvement, parfois même tard, il y avait toujours un salarié qui me laissait sa chaise en me disant « mais ne reste pas debout« . Toujours aussi une assiette de tiep ou de mafé (souvent les deux) qui m’attendait. J’y ai pris quelques kilos ! Nombreux sont les témoignages que je récoltais autour d’un thé, dont eux seuls avaient le secret, sur leur grève, leurs conditions de travail, sur les assignations en référé de la SNCF, sur le nettoyage de certaines gares par du personnel intérimaire sous escorte policière, sur les négociations en cours…

Eux qui luttaient depuis des jours afin de voir leurs conditions de travail s’améliorer, eux qui avaient le visage marqué par la fatigue à force de tenir le piquet de grève dans le froid et ce, dès l’aube, eux qui se retrouvaient sans salaire, n’hésitaient pas à faire preuve d’empathie envers leurs différents interlocuteurs : journalistes, militants associatifs, syndicalistes, simples soutiens. Malgré ce local étroit et obscur, illuminé par des néons qui faisaient plus mal aux yeux qu’ils n’éclairaient la pièce, il y régnait toujours une forme de bienveillance ambiante. Des petits mots et une attention de leur part qui ne m’empêchaient pas de faire mon travail consciencieusement et qui révélaient surtout une chose : leur fierté de voir leur combat considéré par un média.

Ils savaient également défendre leur image quand des confrères n’étaient, selon eux, pas à la hauteur. Comme ce jour où ils ont interpellé un journaliste du Parisien sur un de ses papiers parlant des poubelles qui débordent et laissant de côté l’aspect humain du mouvement. Oumou Geye, 59 ans, agente de nettoyage depuis trente ans, en poste aujourd’hui à la gare SNCF de Survilliers (Val-d’Oise). La maman des grévistes, comme ses collègues l’appelaient, n’a pas hésité à lui lancer : « Toi, le journaliste, tu vas manger tes mains. Hors de question que tu goûtes notre repas ! »

« Nous sommes devenus comme une famille »

Ce qui m’a beaucoup marqué aussi, c’est la solidarité qui régnait entre les salariés grévistes. Dans le local de Saint-Denis, chacun apportait quelques vivres pour tenir. « So-So-So-Solidarité », le slogan que les salariés entonnaient lors de leurs manifestations ou tout simplement le cri de guerre pour s’encourager dans leur local, était devenu un mode de vie. Un salarié avait besoin d’argent pour payer son loyer ? Il trouvait forcément quelqu’un parmi ses compagnons pour le dépanner. Un papa qui devait acheter du lait et des couches pour son bébé ? Il se retrouvait dans l’heure qui suivait avec un cabas dans les mains débordant de ces produits. Ceux qui flanchaient se retrouvaient immédiatement soutenus. Les salariés eux-mêmes s’étonnaient de cela. « La plupart d’entre nous, nous ne nous connaissions pas car nous travaillons sur des sites différents, dans plusieurs gares. Ceci ne nous a pas empêché de tisser des liens et de nous serrer les coudes, nous confie, Oumou Geye. Nous sommes devenus comme une famille ».

Une solidarité qui allait par-delà les frontières. Amy, à qui je demandais comment elle allait faire face aux échéances de la fin du mois de novembre, me répondit ceci : « pour finir le mois et payer mon loyer, j’ai reçu de l’argent de ma famille en Mauritanie. Normalement, c’est moi qui leur envoie de l’argent ».

C’est la caisse de solidarité, mise en place par le syndicat SUD Rail et atteignant les 64 000 euros, qui leur a permis aussi d’être soulagés une fois la grève finie, chacun recevant un chèque de 600 euros. La cagnotte a été alimentée de partout, les agents de nettoyage grévistes étaient eux-mêmes surpris par l’élan de mobilisation.

“Monsieur Rancher ne communique que ce que nous lui disons de communiquer”

Durant tout le mouvement de grève, il a été impossible d’entrer en contact avec la direction du groupe ONET, un véritable blackout avait été organisé : pas une réponse de leur part ni à mes nombreux appels, ni aux messages (au moins deux par jour). Le groupe ONET me renvoyait systématiquement vers une agence de communication à qui ils avaient délégué la gestion de leur communication de crise, « Little Wing » (du même nom qu’une célèbre chanson de Jimmy Hendrix !).

Mon interlocuteur, Étienne de son prénom, s’est toujours montré courtois et disponible malgré le peu d’informations qu’il recevait de la part de la direction d’ONET. Il n’avait souvent pas grand chose à me communiquer. Ainsi, lors de mes coups de fil quotidiens, il me répondait souvent : « Ah, vous me l’apprenez Monsieur » ou encore « vous êtes plus au fait que moi ». Vers la fin du conflit, j’ai pu avoir au téléphone un membre de la direction d’ONET. J’avais dû au préalable prendre le téléphone d’un ami pour le joindre, le mien étant susceptible d’être filtré. Lorsque je lui ai demandé les raisons pour lesquelles Etienne de Little Wing communiquait peu, réponse m’a été faite que « la société ne communique que ce que nous lui disons de communiquer », sous-entendu « pas grand chose car nous ne l’alimentons que très peu ».

Raconter la lutte des salariés d’ONET, c’était d’une certaine façon raconter l’histoire de mon père, la pudeur en moins

Cette grève marquera définitivement les esprits, en tous les cas le mien. Je resterai épaté par la détermination de ces femmes et de ces hommes de l’ombre que l’on ne voit pas ou que l’on ne veut pas voir et qui pourtant contribuent grandement à assurer nos trajets en transport en commun.

Il me semblait important de raconter leur combat qui fait écho à l’histoire de beaucoup d’entre nous, fils et filles d’immigrés, fils et filles des quartiers populaires, fils et filles de pauvres. Leur histoire, c’est un peu la mienne, particulièrement celle de mon père qui a quitté son Maroc natal pour la France en 1967 pour espérer donner un avenir meilleur à la famille qu’il commençait à construire et aider ses parents restés au pays. Lui qui, comme Oumou, Boulaye, Moussa et les autres, a exercé des métiers pénibles dès son arrivée en France. Mon père qui a vécu le déracinement et qui, pour tenir ses promesses et engagements vis-à-vis des siens, s’est retrouvé à devoir se servir de ses mains, seul diplôme en sa possession, dans des conditions plus que difficiles, hiver comme été.

Raconter la lutte des salariés d’ONET, c’était d’une certaine façon raconter l’histoire de mon père, la pudeur en moins. L’histoire de la lutte, de la vie des ouvriers, celle de mères et de pères des quartiers populaires sacrifiant leur santé pour nourrir leur famille. C’est une histoire de France. Elle fait aujourd’hui partie de notre héritage. Charge à nous de le transmettre ! C’est notre engagement au Bondy Blog.

Mohammed BENSABER

Lire notre suivi de cette grève :

« Cet accord de fin de grève c’est une victoire pour notre dignité d’agents de nettoyage »

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