Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

EntretienCulture

Hubert Reeves : « Plus rien ne nous menace. Sauf nous ! »

L’homme a développé une intelligence bien supérieure à celle nécessaire à sa survie, explique l’astrophysicien et écologiste Hubert Reeves. Mais, aujourd’hui, cette qualité menace directement notre avenir alors que l’issue de la bataille entre la force de « détérioration » et celle de « restauration » est incertaine.

Hubert Reeves est astrophysicien, communicateur scientifique et écologiste franco-canadien. Son dernier ouvrage, Le Banc du temps qui passe. Méditations cosmiques, est paru au éditions du Seuil.


Reporterre — Comment les choses ont-elles évolué depuis 1989, quand vous aviez discuté avec le premier Reporterre ? Dans le bon sens ou dans le mauvais ?

Hubert Reeves — Les deux. La détérioration de l’environnement se poursuit, la déforestation continue à très grande allure, la pollution s’aggrave. Mais, en parallèle, la prise de conscience, ce que l’on pourrait appeler le « réveil vert », se poursuit avec une égale intensité. On est dans une situation de conflit entre deux forces. Une force de détérioration, qui se poursuit à grande allure et une force de restauration, qui se développe peut-être plus vite. Mais elle avait du retard par rapport à l’autre, qui est beaucoup plus ancienne. Comment sera cette planète dans trente ans ? Personne ne le sait. Cela pourrait être bien pire. Ou bien mieux.


Quels sont les signes positifs ?

Par exemple, le développement des énergies renouvelables. Il y a trente ans, quand on en parlait, les gens disaient : « Vous rêvez ». Aujourd’hui, des pays comme le Danemark ou d’autres envisagent d’atteindre 20 % d’électricité produite par l’énergie renouvelable ; ce n’est pas rien. On s’aperçoit qu’on peut compter sur ces énergies, elles sont entrées dans le domaine des possibilités.


Quelles autres bonnes nouvelles distinguez-vous ?

Je vais beaucoup dans les lycées, dans les collèges. Il y a trente ans, quand je parlais d’écologie, j’avais quelques étudiants polis qui venaient pour éviter le cours de mathématiques. Aujourd’hui, je vois des gens vraiment emballés. C’est très vibrant. Et par ailleurs, en France, de plus en plus, les mairies font des efforts énormes. Beaucoup de mairies se sont jointes à notre mouvement « Oasis nature » pour refuser les pesticides. Je pense qu’on est comme dans une partie de football. Vous ne savez pas qui va gagner !


Mais qui fait l’arbitre ?

L’arbitre est ce qu’on verra.


C’est une bataille sauvage, quand même !

Parfaitement sauvage. C’est la réalité. Mais je compare la situation avec celle des années 1940, quand les nazis gagnaient sur tous les fronts et que la civilisation était menacée. Un homme — Churchill — disait : « Non, je refuse. » Il disait aussi : « Ce n’est pas le commencement de la fin, c’est la fin du commencement ! » Je pense qu’on en est là en ce moment, dans une situation critique. Et ce qui se décide aujourd’hui va influencer l’avenir pour des siècles.

« Ce qui se décide aujourd’hui va influencer l’avenir pour des siècles. »


Y a-t-il un Churchill aujourd’hui ?

Non. Mais je vois beaucoup de gens qui décident et qui sont décidés à aller au bout. Surtout chez beaucoup de jeunes.


Pourtant, si l’on observe la politique de Donald Trump aux États-Unis, ou la déforestation qui reprend au Brésil, ou encore la Russie, un régime despotique et quasiment climatosceptique, on a du mal à déceler un changement positif.

C’est sûr, Trump est un problème. Mais la COP21 a été un événement historique. Le moment où 195 pays se mettent d’accord pour dire il y a un problème : c’est un événement historique ! La dernière fois qu’on a vu cela, c’est pour la Déclaration des droits de l’homme. Comment va-t-on résoudre ce problème ? C’est une autre histoire. Mais le fait d’être tous d’accord pour le régler est fondamental.


Alors Trump, c’est quoi ? Un accident ?

En fait, Trump a aussi joué un rôle positif aux États-Unis, parce qu’il a relancé beaucoup d’États qui sont scandalisés d’avoir ce personnage à leur tête. La Californie est maintenant complètement tournée vers l’écologie, comme la Nouvelle-Angleterre. C’est impressionnant de voir tous les efforts qui se font.


Comment analysez-vous l’évolution de la Chine ?

La Chine est beaucoup plus verte que les États-Unis. Aujourd’hui, le plus grand producteur de matériel pour l’écologie, c’est la Chine. Elle me paraît devenir le pays qui va être en tête de l’écologie.


Vous nous avez décrit les combattants qui luttent du bon côté. Qui sont les adversaires ?

« Money, money. » C’est faire de l’argent rapidement, une vieille tendance humaine. Rien de nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que l’avenir de l’humanité est mis en péril. Pourquoi ? Parce que nous sommes très nombreux, très puissants. Ce n’était pas le cas il y a un siècle. À partir de 1950, les activités humaines ont commencé à avoir un impact à l’échelle mondiale, et à menacer l’avenir de l’humanité.

« Faire de l’argent rapidement est une vieille tendance humaine. Rien de nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que l’avenir de l’humanité est mis en péril. »


Qu’est-ce qui nous a fait partir dans cette direction durant les années 1950 ?

C’est surtout la multiplication des voitures et du confort. J’étais aux États-Unis en 1960 et je travaillais à la Nasa. On donnait des cours sur l’atmosphère. Il y avait un personnage qui s’appelait James Hansen. Cela vous dit quelque chose ?


Oui, bien sûr. Un climatologue qui a lancé l’alerte dès 1988.

On allait prendre le café avec lui. Et il disait : « Je m’inquiète de la rapidité avec laquelle le nombre de voitures s’accroît. » On lui répondait : « Vous rigolez, la Terre c’est grand. » Mais il avait raison. Tout d’un coup, la quantité de gaz carbonique émise s’est mise à croître à toute vitesse et est arrivée au niveau où elle commence à affecter l’équilibre global. On lui disait : « Vous exagérez, vous êtes un alarmiste. » C’est lui qui avait raison !


L’ennemi est « money, money » : c’est la cupidité ?

Cela revient toujours à cela ! Les profits rapides : abattre la forêt pour des profits rapides. Et se ficher de ce qui va se passer quand il n’y en aura plus ! Mais voici une histoire.

Cela commence il y a quelques millions d’années, une espèce animale reçoit de la « Nature » un « cadeau ». Mettez des guillemets, c’est un conte. Ce cadeau, c’est « l’intelligence ». Une intelligence fabuleusement plus grande que celle de toutes les espèces animales. Il n’y en a pas une qui nous arrive à la cheville. Cette intelligence va sauver les humains parce qu’ils sont très mal nantis pour se défendre. Ils n’ont pas de grandes dents, ils n’ont pas de griffes, pas de carapace, pas de venin comme les serpents. Sans cette intelligence, ils auraient été bouffés — c’est le cas de le dire — parce que la loi à cette période — et maintenant —, c’est manger et ne pas être mangé. Ils ont cette intelligence et là commence cette histoire, que j’appelle la séquence des armes. Ils commencent à faire des armes assez simples, des dards, des flèches, des frondes. C’est primitif, mais cela les sauve. Plus tard, ils découvrent la poudre à canon. Ils commencent à faire des bombes. Ils font une bombe atomique. Et puis Hiroshima. Que s’est-il passé ? Il s’est passé que cette intelligence qui les avait protégés, qui les avait sauvés, dévoile un autre aspect d’elle-même, qui est la possibilité qu’elle puisse conduire à les éliminer.

Hiroshima après la bombe atomique.


Il y a aussi l’histoire de Stanislas Petrov. Vous connaissez son histoire ?


Je l’ai lue dans votre livre. Racontez-la-nous.

Il est présent au quartier général de l’Union soviétique. Un jour, il reçoit un message disant que les États-Unis ont lancé des salves nucléaires. Elles seront ici dans quinze minutes. Et c’est à lui d’agir.


D’envoyer une bombe, des missiles contre les États-Unis ?

De donner l’ordre de les envoyer. C’est à lui de décider. Alors, il décide de ne rien faire. Heureusement, parce que c’était une fausse alarme ! Il a été blâmé après coup pour désobéissance. Puis il a reçu des prix, des médailles, en tant que sauveur de l’Humanité. Mais il est important de réfléchir à ce qui s’est passé. À ce moment-là, nous étions tous à la merci du jugement d’une personne, qui aurait pu envoyer le message fatal et qui ne l’a pas fait. Il nous a sauvés de l’autodestruction. Pas des dangers de la nature, du froid ou des bêtes féroces, mais de nos propres inventions. Donc, il faut prendre conscience du fait que nous sommes extrêmement puissants ! Nous avons une intelligence redoutable. Nous sommes nombreux. Nous nous menaçons nous-mêmes. L’humanité peut-elle survivre à sa propre puissance et à sa cupidité ?


Quelle est votre réponse ?

Je n’en sais rien. Il est possible qu’on se détruise. Avec monsieur Kim Jong-un, en Corée, et monsieur Trump, on joue à des jeux fous. On ne sait pas. C’est comme si la « Nature » nous disait : « Je vous ai fait un beau cadeau et maintenant débrouillez-vous. Essayez de survivre à votre puissance et à votre cupidité ».


Qu’est-ce que la « Nature », pour vous ?

Je n’en fais pas un motif religieux. La « Nature », que j’écris entre guillemets, c’est ce qui fait que nous sommes ici présents. Ce qui fait que nous allons mourir. C’est ce que nous constatons. On voit qu’il y a des lois de la « Nature », qu’il y a des progressions de la complexité, qu’il y a de la mort, qu’il y a ci et çà. Cette espèce de réalité opaque dans laquelle nous baignons, je n’en fais pas une philosophie ni une religion.

Le grand danger, pour moi, est qu’on passe son temps à se faire des représentations de la « Nature » à notre échelle. De trois façons, notamment. Il y en a une, c’est un Dieu, un grand architecte. Avec plusieurs espèces de ce Dieu : chrétienne, juive, musulmane. Dieu est un personnage qui s’intéresse à vous et à moi. Un personnage que vous pouvez prier. Il y a quelqu’un au bout de la ligne quand vous priez.

L’autre version est la version orientale, le Tao. Il n’y a personne au bout de la ligne, ce n’est pas la peine de prier. C’est une espèce de principe super intelligent. La troisième version, plus occidentale, plus récente, c’est le hasard.

Il faut reconnaître que nous sommes une espèce animale parmi des millions d’autres. Nous avons une intelligence qui était faite pour nous amener à vivre dans ce monde. Comme tous les animaux, nous avons une intelligence, venue par l’évolution biologique, qui nous sert à survivre. Mais le plus étonnant est que nous en avons beaucoup plus que nécessaire à cela. C’est le grand mystère de l’intelligence ! Vous n’avez pas besoin de connaître la théorie de la relativité pour survivre. Comment dans l’évolution avons-nous développé une telle intelligence ?

« C’est comme si la “Nature” nous disait “je vous ai fait un beau cadeau et maintenant débrouillez-vous. Essayez de survivre à votre puissance et à votre cupidité”. »


En tant qu’individu, je n’ai pas besoin de la théorie de la relativité pour survivre. Mais, individu du début du XXIe siècle, vivant dans le monde avec des ordinateurs, des voitures, des avions… Je sais que ce monde dépend de la théorie de la relativité, donc en a besoin.

Placez-vous plus de mille ans ou deux mille ans dans le passé… Aviez-vous besoin de la théorie de la relativité ? Et pourtant, les gens existaient. Ils n’avaient pas besoin de la puissance intellectuelle que nous avons. Qu’est-ce qui nous a amenés à avoir une telle intelligence puisque nous n’en avons pas vitalement besoin pour survivre ?

Ce que je veux dire, c’est que pour survivre, nous avons besoin de savoir cultiver, de chasser, de manger… mais nous n’avons pas besoin de cette forme d’intelligence. Nous l’avons. Pour moi, c’est quelque chose de très mystérieux. Comment en sommes-nous arrivés à avoir une telle intelligence ? Le contexte est que notre intelligence, notre puissance nous menacent. Notre combat aujourd’hui est d’arriver à montrer que nous pouvons survivre à notre intelligence. Nous sommes déjà venus très près de disparaître. Ce qui s’est passé avec M. Petrov est très exactement cela.

Nous sommes installés, puissants. Plus rien ne nous menace. Sauf nous !


Aujourd’hui, on développe « l’intelligence artificielle ». Certains pensent que va venir un moment où la machine sera plus intelligente que l’homme.

Comme Ray Kurzweil.


Oui. Ils espèrent fusionner avec la machine. Et devenir une autre espèce. Que pensez-vous de ce courant qu’on appelle « transhumaniste » ?

Je vais retourner 400.000 ans dans le passé, quand les humains ont découvert le feu. Avec le feu, vous pouvez vous chauffer. Vous pouvez mettre le feu à la maison de votre voisin. Les hommes développent des techniques nouvelles continuellement. Cela commence par le feu puis jusqu’à… Ce qui importe est que ces techniques n’ont pas de morale en soi. Elles dépendent de ce qu’on en fait, du jugement des humains. On a découvert l’électricité. On a découvert la bombe atomique. Ce qui compte n’est pas le fait qu’on trouve des choses. C’est les décisions qu’on prend par rapport à l’idée de s’en servir. Le « transhumanisme » et toutes ces choses, ce peut être formidable ou nuisible. Formidable si l’on peut rendre la vue aux aveugles, améliorer le sort des infirmes ou des fous. Nuisible si c’est pour en faire des petits militaires ou des zombies. Tout le problème est : qui décide ce qu’on fait ?

Tant qu’il y aura une prise de courant que vous pourrez enlever, çà restera acceptable. Si on décide de faire des machines capables de décider par elles-mêmes, cela deviendra dangereux. Le risque, c’est : qui va décider ?


Êtes-vous optimiste ?

Souvent des jeunes couples m’interrogent : « Devant toutes ces menaces on se demande si on va faire des enfants. Qu’en pensez-vous ? » Je leur cite cette phrase de Cioran : « Il n’y a rien à attendre de la vie. » Et je leur demande : en considérant ce que vous avez vécu jusqu’ici, êtes-vous d’accord avec Cioran ? Si vous êtes d’accord avec lui, ne faites pas d’enfant. Si vous n’êtes pas d’accord avec lui, et que malgré les difficultés que vous avez pu vivre, tout cela valait la peine, eh bien, donnez-leur leur chance.

  • Propos recueillis par Hervé Kempf

  • Le Banc du temps qui passe. Méditations cosmiques, de Hubert Reeves, éditions du Seuil, octobre 2017, 352 p., 19,5 €.

  • En 1989, Reporterre avait interviewé Hubert Reeves. Voici cet entretien - un document !
Entretien de Hubert Reeves avec Reporterre en mars 1989
Fermer Précedent Suivant

legende