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À la rencontre de ces Égyptiens qui vivent dans des cimetières

Au Caire, certaines familles ne peuvent pas vivre dans de véritables maisons – elles habitent alors parmi les morts, dans les tombeaux de la ville
Oum Fathy, 70 ans, ramasse des vêtements mis à sécher en plein air dans la nécropole d’El Arafa, un cimetière situé dans la Cité des morts, en mars 2014 (Reuters)

LE CAIRE – Une famille rassemblée autour d’un téléviseur regarde un film de Bollywood, en éclatant de rire lors de scènes particulièrement amusantes.

Dehors, un convoi arrive, portant un petit cercueil bleu foncé. Parmi les personnes en deuil, des femmes gémissent et pleurent la perte de l’enfant.

À proximité, une foule regarde le match de football entre Ismaily et Al-Ahly, le club le plus important d’Égypte, sur une télévision accrochée à un mur, saluant chaque but d’Al Ahly par des acclamations et des applaudissements. Les funérailles de l’enfant se poursuivent.

Une famille discute dans son logement situé dans la Cité des morts, le 14 septembre 2015 (Reuters)

C’est une journée typique dans cette zone du Caire connue sous le nom de Cité des morts, dans l’un des cimetières bondés de résidents permanents qui essaient de vivre leur vie aussi normalement que possible.

« Au début, vivre ici semblait très dur et difficile. Mais après un moment, on s’y habitue. Ça devient normal », explique Sabreen, mère de trois enfants.

« Parfois, j’ai l’impression que nous sommes tous les deux morts, mais que nous ne sommes pas encore enterrés »

- Sabreen, mère de trois enfants

« Parfois, j’ai l’impression que nous sommes tous les deux morts, mais que nous ne sommes pas encore enterrés », ajoute-t-elle, se référant à son mari, Sayed al-Araby.

Al-Araby est né dans le cimetière. L’homme de 67 ans craint que ses enfants ne passent leur vie parmi les morts, sur les traces de leur père et de leur grand-père. « C’est une vie dure et misérable dont je ne veux pas que mon fils hérite aussi », souligne Al-Araby en désignant ses humbles possessions. Dans cet endroit qu’il appelle « maison » vivent à l’étroit sa femme, son fils et ses deux filles revenues au domicile familial après voir divorcé.

Un barbier rase un homme dans la nécropole du Caire, la Cité des morts, en octobre 2015 (Reuters)

Ahmed, le fils d’Al-Araby, parle avec réticence de la lassitude dans laquelle ils vivent.

« Nous vivons ici génération après génération, sans aucune chance d’en sortir. »

Avant de partir au travail – il tient un étal de stand de fèves –  pour tenter de gagner les 30 livres égyptiennes (1,68 dollar) quotidiennes nécessaires pour aider sa famille en difficultés, l’adolescent de 13 ans raconte :

« Nous vivons ici génération après génération, sans aucune chance d’en sortir »

- Ahmed Sayed

« Beaucoup de gens viennent prendre des photos et font des déclarations pour que notre situation soit connue, mais rien ne se passe. Même vous, vous ne nous aiderez pas », ajoute-t-il en se référant au correspondant de Middle East Eye.

En 1950, le père d’Al-Araby, Abdel Hameed, a quitté son village à Gizeh, à 35 km au sud du Caire, pour s’installer dans la capitale égyptienne avec sa femme, à la recherche d’un emploi. N’ayant même pas de quoi se permettre un petit appartement pour loger sa famille, il a déménagé dans un tombeau appartenant à une famille aisée situé dans un cimetière vieux d’un millier d’années près de la mosquée Al-Azhar.

Un habitant du cimetière observe un cercueil amené dans la nécropole du Caire, en octobre 2015 (Reuters)

Des célébrités comme le chanteur et acteur Farid al-Atrash et sa sœur Asmahan comptent parmi les défunts enterrés.

Certains habitants officient comme gardiens, creusant les fosses et entretenant les tombes, tandis que d’autres travaillent comme vendeurs, offrant différents services.

Le cimetière, qui mesure environ 200 mètres carrés, comprend une petite salle de sépulture. Les familles égyptiennes suffisamment fortunées achètent généralement des tombeaux qui comprennent au moins une pièce, où ils honorent leurs morts.

Celles-ci sont destinées à fournir aux membres de la famille un espace pour se reposer et passer la journée lorsqu’ils rendent visite à leurs proches décédés le week-end ou lors de fêtes religieuses.

Dans une petite pièce, quelques meubles et signes de vie sont dispersés. La famille se contente d’un lit sordide, de deux petits canapés qui servent également de couchages, d’une machine à laver mal en point et d’un petit téléviseur.

« C’est une vie dure et misérable dont je ne veux pas que mon fils hérite aussi »

- Sayed al-Araby, cordonnier

La préparation des repas, à l’aide d’une petite cuisinière décrépie, est réduite au strict minimum : ils se composent principalement de riz, de pâtes, de pommes de terre et de légumineuses. La famille peut rarement se permettre d’acheter de la viande ou du poulet.

« Nous mangeons au jour le jour et nous n’avons jamais de nourriture en trop, nous n’avons donc pas besoin de réfrigérateur », relève-t-il.

Quand Al-Araby et Sabreen se sont rencontrés pour la première fois, cette dernière vivait elle aussi dans le cimetière avec ses parents.

En 2008, l’agence égyptienne de statistiques a déclaré qu’1,5 million de personnes vivaient dans les cimetières du Caire, mais ce chiffre n’a pas été mis à jour depuis. En septembre 2017, l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS) a indiqué qu’il n’y avait pas de chiffres précis concernant les personnes vivant dans les cimetières égyptiens. Dans un pays dont la population est en plein essor, avec plus de 90 millions d’habitants, plus de 20 millions vivent dans la capitale, Le Caire.

Une femme tient son bébé devant chez elle dans la nécropole d’El Arafa, connue sous le nom de Cité des morts, au Caire le 25 mars 2014 (Reuters)

La famille d’Al-Araby a accès à l’électricité grâce à un petit générateur alimenté au gazole qui appartient à un voisin. Ils déboursent 10 à 15 livres égyptiennes (0,56 à 0,84 dollar) par mois pour leur part de carburant.

À l’extérieur de la tombe mais à proximité de la chambre de sépulture, un trou dans le sol entouré de barres de bois fait office de salle de bain. Un bidon en métal est placée là pour aider la famille pour la vaisselle et le nettoyage.

Selon les statistiques officielles publiées en 2017, 40 000 familles vivent sans installations sanitaires adéquates.

« C’est comme ça que nous vivons en 2017. Pas d’accès à l’eau potable, à l’électricité, pour aucun de nos besoins de base », se désole-t-il.

En tant que cordonnier, Al-Araby n’a pas de revenus fixes, la demande de travaux de cordonnerie est très faible, dit-il.

Le fardeau de leur existence est alourdi par le fait que Sabreen souffre d’une maladie cardiaque et qu’al-Sayed n’a pas de quoi payer les médicaments, qui coûtent environ 250 livres égyptiennes (14 dollars) par mois. Heureusement, une organisation caritative locale a offert de payer son traitement et a même financé une opération cardiaque qu’elle a subie.

« Je dors les yeux ouverts »

Le tombeau voisin abrite Younis Ibrahim, un marchand de rue âgé de 63 ans qui vend tout ce qui vaut la peine d’être acheté, y compris des chemises et des chaussures.

Ce père de huit enfants a tenté de bloquer les trous dans la porte principale de la tombe en utilisant des barres de bois et des sacs en plastique. L’entrée délabrée laisse pénétrer l’air froid lorsque la famille essaie de dormir la nuit.

« Tout ce que je veux, c’est quelque chose avec une porte qui puisse être fermée derrière moi et ma famille »

- Younis Ibrahim, vendeur de rue

« Tout ce que je veux, c’est quelque chose avec une porte qui puisse être fermée derrière moi et ma famille. Je dors les yeux ouverts, craignant les voyous la nuit », confie-t-il.

Ibrahim signale que la clôture entourant la tombe est basse, permettant à quiconque de sauter par-dessus.

En 2000, Younes et sa famille ont été expulsés de leur logement dans le quartier de Sayeda Zeinab après avoir été incapables de payer le loyer mensuel de 250 livres égyptiennes (14 dollars) pendant seize mois. Aujourd’hui, ils vivent dans une petite pièce qui ne dépasse pas les sept mètres carrés.

« J’ai huit enfants. Mon salaire ne dépassait pas 500 livres égyptiennes (28 dollars) à ce moment-là. Je n’ai pas réussi à payer le loyer et la plupart des dépenses quotidiennes », raconte-t-il.

Une personne se tient près d’une partie de la nécropole du Caire, connue sous le nom de Cité des morts (Reuters)

« Nous avons dû déménager ici car le loyer est, jusqu’à présent, plus bas. Nous payons 100 livres [5,60 dollars] à présent, je peux me le permettre. »

Lorsqu’avec sa famille, ils se sont installés dans la nécropole en 2000, ils versaient au gardien 40 livres égyptiennes (2,24 dollars) par mois. Depuis, le loyer a augmenté à livres égyptiennes (5,60 dollars). Certains des gardiens de la zone louent illégalement les tombeaux aux résidents.

En 2016, la CAPMAS a annoncé qu’environ 27,8 % de la population égyptienne vivait en dessous du seuil de pauvreté, avec un revenu annuel inférieur à 6 000 livres égyptiennes (340 dollars).

Les prix quotidiens ont bondi depuis que l’Égypte a fait flotter sa monnaie en novembre 2016 et que la livre égyptienne a chuté face au dollar.

« J’ai vécu toute ma vie dans cette tombe, je m’y suis marié et j’y ai eu mes enfants, et maintenant, je vais mourir ici »

- Sayed al-Araby, cordonnier

Ironie du sort, Younes se tient devant une affiche où est écrit : « Les désirs du peuple sont pour nous des ordres ». Celle-ci fait partie d’une campagne lancée par le présentateur TV local Amr Adib pour encourager les réductions sur les produits de première nécessité.

« Tout est encore cher », dit-il en riant. Younes rêve d’un appartement qui abriterait et protègerait sa famille. Pour lui, cela pourrait être n’importe où.

« Mais la question est très difficile. Comment pourrais-je obtenir un apport ? Si j’avais 1 000 livres [56 dollars], j’achèterais de la nourriture pour ma famille. »

De l’autre côté de la rue Salah Salem, l’artère principale du Caire, se trouve le cimetière El-Imam El Shafei. C’est là que Mahmoud El Saedy, 45 ans, partage un tombeau composé de deux pièces avec une autre famille. L’espace est relativement grand.

Ce père de sept enfants y habite depuis 2005. À l’époque, le loyer mensuel était de 60 livres (3,36 dollars), mais aujourd’hui, il est de 120 livres (7 dollars).

« Si je pouvais me permettre de payer un loyer, je ne vivrais pas avec les morts », déclare-t-il. « Au début, c’était dur. Je n’arrivais même pas dormir. Je vis avec des personnes décédées. Plus tard, j’ai réalisé que nous étions tous morts. »

« J’ai vécu toute ma vie dans cette tombe »

Le porte-parole du gouvernorat du Caire, Khaled Mostafa, a déclaré à MEE que le « gouvernement considère la question des habitants des bidonvilles comme une priorité absolue ».

Refusant de donner un chiffre précis au sujet du nombre de personnes vivant dans les cimetières égyptiens, Mostafa se réfère plus généralement aux projets visant à déplacer les habitants des bidonvilles vers des logements normaux tels qu’Al-Asmarat, dans le sud du Caire, ou Ghait El Anab, à l’ouest d’Alexandrie.

« Il semble que le gouvernement ait oublié ces gens depuis des décennies » 

- Medhat, ONG

Medhat, qui ne donne que son prénom par crainte pour sa sécurité, est militant. Il dirige une ONG offrant des services de base tels que de la nourriture et des médicaments aux habitants des cimetières de la région d’Al Shafei. Il a le sentiment que le gouvernement ne prête aucune attention à ce secteur de la société égyptienne. « Il semble que le gouvernement ait oublié ces gens depuis des décennies », dit-il.

Les gouvernements égyptiens successifs ont promis le développement et le changement, mais n’ont jamais tenu leurs promesses.

Les médias locaux rapportent généralement que les cimetières sont des bastions de criminels et de trafiquants de drogue, qui s’en servent pour se cacher.

« Ces personnes ont seulement besoin d’être connues et reconnues comme des personnes normales ayant les mêmes droits », explique Medhat.

Al-Araby résume : « J’ai vécu toute ma vie dans cette tombe, je m’y suis marié et j’y ai eu mes enfants, et maintenant, je vais mourir ici. »

Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.

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