“Il n’existe pas de langue égalitaire”, Danièle Manesse,  linguiste

Comment démasculiniser la langue ? Féminisation des mots, écriture inclusive… Militants et académiciens déroulent leurs arguments idéologiques. Mais quid du point de vue linguistique ? Danièle Manesse, professeure en sciences du langage, se penche sur la question de l’égalité à l’intérieur de la langue.

Par Romain Jeanticou

Publié le 28 décembre 2017 à 11h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h37

Si l’évolution des rapport sociaux trouve inévitablement son reflet dans notre vocabulaire, ce reflet est largement imparfait, comme le montrent les défenseurs de la féminisation de la langue. Pour autant, la langue a-t-elle vocation à être une juste représentation de la société ? Non, répond la professeure émérite de sciences du langage Danièle Manesse. Pour elle, la langue n’est pas une vision du monde et ne peut rectifier l’iniquité sociale.

Le débat autour de la féminisation du français a fait émerger une question : la langue doit-elle être égalitaire ?

Je ne crois pas qu’il existe de langue égalitaire… Cela signifierait qu’elle est naturellement porteuse de la société. Or, le monde n’est pas dans la langue. Il y a quelque chose de lui dans la langue, bien sûr, mais il y est invisible. Croire que les choses de la langue sont les choses du monde, c’est une conception fausse. C’est demander à la langue d’être ce qu’elle n’est pas. On ne pourrait pas être bilingue si les langues étaient des conceptions du monde. Les questions de l’égalité, l’amour ou la guerre ne sont dans la langue que par médiation. Je parle la même langue que mes ennemis, elle n’est donc pas un crible du monde.

“La dissociation entre les genres des mots vient de tellement loin qu’il n’est pas pertinent d’en tirer une analyse du monde.”

Il y a tout de même des décisions prises dans les langues, qui sont le reflet des idéologies d’une époque…

Toutes les sociétés sont patriarcales. Les langues ont donc une origine patriarcale et des traits qui relèvent de ces sociétés. Mais la dissociation entre les genres masculin et féminin des mots vient de tellement loin qu’il n’est pas pertinent d’en tirer une analyse du monde. Prenez ce vers de Jean Genet : « Les folles amours de la sentinelle et du mannequin »… Le genre grammatical retourne l’identité sexuelle : les amours au féminin d’une sentinelle homme et d’un mannequin femme ! La division entre masculin et féminin a été avalée et ne suscite plus une réalité.

Ne faut-il donc rien changer à la langue, contrairement à ce que proposent les réformistes qui souhaitent la démasculiniser ?

Féminiser les noms de métiers est indiscutable. Que les femmes n’aient pas un nom pour leur métier est d’autant plus scandaleux que c’est une question de lexique, donc simple à résoudre. Pour ma part, je le pratique depuis un demi-siècle.

“Le point médiant renverse le fonctionnement de la langue : tout l’oral est dans l’écrit.“

Concernant la règle de domination du masculin sur le féminin, ce n’est pas son sexisme qui me paraît problématique mais son invraisemblance : un nom masculin prévaut sur mille noms féminins ! Et la stupide formule « Le masculin l’emporte toujours sur le féminin » entretient la confusion entre genre des mots et genre sexuel… Il faudrait au moins la remplacer par « On accorde avec le genre appelé masculin ». Concernant la déclinaison au féminin des mots en utilisant le point médian, c’est renverser le fonctionnement de la langue : tout l’oral est dans l’écrit. C’est donc purement ostentatoire. 

La proposition du point médian déchaîne les passions, mais quand il est inscrit « Né(e) le » sur nos cartes d’identité ou que nos présidents utilisent le fameux « Françaises, Français », n’est-ce pas déjà une manière de ne pas exclure les femmes ?

Le « e » entre parenthèses est là pour éviter que la carte d’identité comporte une faute d’orthographe. Que l’individu soit un homme ou une femme, il n’y aura pas d’erreur grâce à ce procédé. Quant au « Françaises, Français », initié par De Gaulle, il n’est qu’un choix politique. Il insiste, comme pour rappeler qu’il a ratifié l’ordonnance sur le droit de vote des femmes, en distinguant les deux plutôt que d’utiliser le masculin non-marqué « Français ».

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