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"Huit Français sur 10 complotistes" : pourquoi ce sondage est problématique

"Huit Français sur 10 complotistes" : pourquoi ce sondage est problématique

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Une étude de l'Ifop très relayée médiatiquement ce lundi 8 janvier avance que près de 80% des Français adhèrent au moins à une "théorie du complot". Mais la méthodologie du sondage empêche de tirer une conclusion aussi définitive.

Des résultats qui "font froid dans le dos", d'après Le Monde. "Les Français sont complotistes", se désole Libération. "Près de huit Français sur dix croient à au moins une théorie du complot", s'alarme Franceinfo. Bref, l'étude publiée ce lundi 8 janvier par l'Ifop, en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès et l'organisation Conspiracy Watch, a fait du bruit en dépeignant une population française majoritairement convaincue d'une collusion entre le gouvernement et les labos pharmaceutiques, persuadée à près d'un tiers que "le sida a été créé en laboratoire et testé sur la population africaine avant de se répandre dans le monde" et dont 9% croiraient même... que la Terre est plate !

De quoi faire dire à Rudy Reichstadt, fondateur de Conspiracy Watch, que le "complotisme est un phénomène social majeur" auquel "seul un Français sur cinq semble hermétique". Alors, la France serait-elle un pays de gobe-mouches ? Pas si vite. A y regarder de plus près, la manière dont a été construite cette étude recèle plusieurs éléments problématiques qui atténuent sa portée. Explications.

Le mélange de complotistes éprouvés et "débutants"

Pour mener à bien son sondage, l'Ifop a soumis sur Internet un questionnaire à un échantillon de 1.252 personnes, dont il a "testé" les réponses à plusieurs théories complotistes. Sauf que certaines de ces théories n'étaient justement pas toujours connues des sondés avant l'enquête. Or, celle-ci ne fait pas la différence entre ceux qui les connaissaient et ceux qui les ont découvertes avec la question.

Résultat, les sondés qui n'avaient jamais entendu parler d'un "Nouvel ordre mondial", par exemple, ont dû se prononcer en quelques secondes sur leur adhésion ou non à cette théorie, avant d'être classés illico presto dans le camp des complotistes en cas de réponse positive. "C'est embêtant, sachant qu'une bonne partie des gens découvrent les théories en question d'annoncer des résultats auprès de l'ensemble des Français, regrette pour Marianne Mathieu Gallard, sondeur à l'institut Ipsos. Cela n'a pas la même portée que de poser la question auprès des gens qui connaissaient ces théories au préalable, qui ont réfléchi dessus". En clair, l'étude mélange des complotistes éprouvés, qui nourrissent des théories plus ou moins absurdes, et de simples sondés qui ont pu se dire "plutôt d'accord" avec l'une de ces thèses quand celle-ci leur est soumise. "Si 8 Français sur 10 ne sont sans doute pas complotistes, ils peuvent être sensibles à des idées qui ont trait au complotisme", résume Mathieu Gallard.

Le gloubi-boulga des questions posées

Autre élément frappant à la lecture complète du sondage : les intitulés des questions, plus ou moins précis voire orientés ."La Révolution française de 1789 et la révolution russe de 1917 n'auraient jamais eu lieu sans l'action décisive de sociétés secrètes tirant les ficelles dans l'ombre" propose par exemple l'Ifop. La théorie est connue de seulement 27% des sondés mais ils s'avèrent pourtant 28% à y adhérer. Bref, ils sont plus nombreux à y croire qu'à en connaître l'existence !

La curieuse formulation de la question peut expliquer ce phénomène, tant elle est alambiquée et balaye large. Elle mêle d'abord deux événements historiques qui se sont déroulés à plus d'un siècle d'écart, dans des pays et des contextes totalement différents. Elle est en outre très vague sur le complot visé : une "société secrète" qu'est-ce que c'est, un réseau de révolutionnaires, une machination mondiale, une invasion extraterrestre ? Mais au bout du compte, que vous pensiez que la Révolution française résulte d'une machination ourdie par une secte chinoise ou que vous considériez que le soulèvement russe a de bonnes chances d'avoir été soutenu par des organisations bolchéviques clandestines, vous êtes classé comme "complotiste".

Des théories plus ou moins loufoques

Parmi les complots proposés par l'Ifop, on en trouve pour tous les goûts : par exemple, une évidence de base (la Terre est ronde) côtoie une vérité scientifique plus complexe à appréhender (la responsabilité des activités humaines dans le réchauffement climatique), les deux étant mises dans le même sac que des théories plus ou moins farfelues sur d'autres thématiques (l'assassinat de John F. Kennedy, le 11-Septembre…). Mathieu Gallard, d'Ipsos, estime qu'il était "intéressant d'avoir une graduation de théories complotistes" mais reconnaît que certaines de celles-ci "contiennent des éléments qui posent question".

Les sondés classés à la louche

Autre limite méthodologique préoccupante : l'Ifop indique que "les sondés ne se sont pas vu proposer de réponse 'je ne me prononce pas'". Seules deux possibilités sont donc offertes : on croit à une théorie, ou on n'y croit pas. "On oblige à se positionner sur une version 'officielle' et une version complotiste, alors que le sondé ne connaît pas le sujet !", relève le journaliste scientifique Martin Clavey, très critique vis-à-vis de l'étude. Le but, selon lui, est de classer au chausse-pied chaque sondé "dans le cas des gentils qui n'y croient pas, ou dans celui des méchants qui y croient. Cela polarise artificiellement la société".

Car l'Ifop n'a guère pris de gants : toute personne ayant répondu "tout à fait d'accord" ou simplement "plutôt d'accord" à l'une quelconque des 11 théories présentées se voit automatiquement rangée dans la case des "complotistes". Peu importe qu'il soit absolument sûr que la Terre est plate ou qu'il estime possible que la CIA soit impliquée dans l'assassinat de Kennedy. Avec un râteau aussi large, facile de parvenir à 79% de Français complotistes !

Des conclusions hâtives

L'étude comporte encore des éléments parallèles curieux, visant à "croiser" l'adhésion aux thèses complotistes avec le vote à la présidentielle ou la confiance envers les médias. Ainsi Rudy Reichstadt, de Conspiracy Watch, nous assène que l'électorat de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen - mélangé sous l'étiquette "populiste" - est "surreprésenté" parmi les "complotistes endurcis". Les "non-complotistes" voteraient quant à eux pour Emmanuel Macron, Benoît Hamon ou François Fillon. Une conclusion qui fait une nouvelle fois soupirer Martin Clavey. "Il y a un biais statistique, note le journaliste scientifique. C'est logique que des personnes conspirationnistes ne votent pas pour des partis perçus comme ceux du système. Mais ce n'est pas pour autant qu'à l'inverse, les personnes qui votent pour des partis 'anti-système' sont complotistes !".

Même chose pour le jugement sur la "compromission des médias" : les Français estimant que les médias ont "une marge de manœuvre limitée" car subissant "des pressions du pouvoir politique et de l'argent", ou ceux jugeant que "travaillant dans l'urgence, ils restituent l'information de manière déformée et parfois fausse", se retrouvent au beau milieu d'une enquête où l'on demande par ailleurs si les traînées blanches des avions relèvent d'un complot chimique… Un parallèle qui a mis en rage le chercheur Frédéric Lordon. Dans Le Monde diplomatique, lui critique une "étude qui accole les 75% de la population manifestant une défiance envers les médias avec le reste de la benne à complotistes, l'idée étant de suggérer, comme il se doit, que douter des médias et battre la campagne conspirationniste, c'est tout un".

La question oubliée

Enfin, un élément est passé aux oubliettes des analyses de l'étude : son prétexte, qui était la commémoration des attentats contre Charlie Hebdo et de l'Hypercacher en janvier 2015. La thèse d'un complot entourant ces événements a également été présentée aux sondés. Or, seulement 3% des sondés pensent que les attaques de janvier 2015 "relèvent d'une manipulation dans laquelle les services secrets ont joué un rôle déterminant", tandis que 19% estiment que "des zones d'ombre subsistent". Conclusion : quand on leur pose une question précise sur un événement qu'ils connaissent bien et sur lequel ils ont été informés en direct par la presse, les Français se montrent beaucoup moins "complotistes" que sur la révolution bolchévique ou l'assassinat de JFK.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne