Accueil

Agora Billets & humeurs
Toujours Charlie ! Ce qui s’est vraiment dit aux débats des Folies Bergère

Toujours Charlie ! Ce qui s’est vraiment dit aux débats des Folies Bergère

Par

Publié le

Critiquée avant même son ouverture par certains journaux, la journée de débats "Toujours Charlie !" organisée ce samedi 6 janvier aux Folies Bergère, à Paris, est démontée par les mêmes après… Rien d’étonnant. Quelques précisions s’imposent.

A lire les compte-rendus malveillants de plusieurs journaux et sites d'actualité, une secte satanique se serait réunie l'après midi du samedi 6 janvier aux Folies Bergère, à Paris, pour s’arroger la mémoire des victimes de l’attentat de Charlie Hebdo et psalmodier des vitupérations xénophobes à l’endroit des musulmans… Ces journaux et ces sites se ressemblant tous, et récitant tous la même partition visant à taxer d’« islamophobe », de « réac », de « raciste » et autres infamies du même genre, les participants à ce rassemblement laïc, républicain et progressiste, inutile de perdre son temps à citer les titres moutonniers qui orchestrent ce désolant panurgisme médiatique.

En revanche, présent tout au long de cet après-midi de débats auxquels j’ai moi-même participé, et n’ayant pas assisté aux mêmes scènes, entendu les mêmes propos, et surtout pas ressenti le même climat tendu et belliqueux que décrivent certains confrères, je me dois de raconter brièvement ce qui s’est vraiment dit lors de cette journée. Intitulée « Toujours Charlie ! De la mémoire au combat » et organisée par trois associations - la Licra, le Printemps Républicain et le comité Laïcité République -, elle a duré près de cinq heures et a rassemblé plus de 1.500 personnes, avant de se poursuivre dans la soirée par un concert et par la lecture d’un texte de Charb, sa « lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes », qu’il avait achevée quelques jours avant d’être assassiné.

Puisqu’il s’agissait d’abord, à travers l’hommage à nos amis de Charlie Hebdo tués le 7 janvier 2015, de défendre la liberté d’expression et… de l’humour, l’après-midi s’est ouverte par la diffusion d’un message filmé d’Elie Semoun. Feuilletant une anthologie des dessins de Charlie Hebdo, il a pris soin de se présenter : « Bonjour, c’est Elie Semoun... Je précise parce que souvent, on me confond avec Dieudonné… ». Eclat de rire général. Durant son sketch, l’humoriste a fait mine de s’interroger sur quelques clichés racistes pour mieux les déconstruire : « Quand même, les Juifs aiment l’argent, non ? Et les Noirs, c’est vrai qu’ils courent plus vite que les Chinois ? Mais les Chinois, ils sont plus sournois, non ? »

Ouvrant les débats, le président de la Licra, Mario Stasi, a donné à ceux-ci un ton plus sage : « Aujourd’hui, nous célébrons la liberté d’expression, la laïcité, la République une et indivisible ». Une fois n’est pas coutume, les responsables politiques ont été privés de parole, et de tribune, pour céder la place, et le micro, aux acteurs de terrain, aux intellectuels et aux journalistes. Ainsi pouvait-on croiser dans la salle la maire de Paris, Anne Hidalgo, le président de l’Assemblée nationale François de Rugy, la présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse, l’ancien Premier ministre Manuel Valls, l’ex-député socialiste frondeur Jérôme Guedj, ainsi que plusieurs élus et cadres PS de la capitale.

« Pouvez-vous citer un seul pays où les citoyens auraient souffert de trop de liberté d’expression ? »

Dans le même temps, à la tribune, une succession de tables rondes s’appliquaient à décliner « l’esprit Charlie » dans les différents secteurs de la société. La première, consacrée au thème « Etre toujours Charlie en Seine-Saint-Denis » a illustré la difficulté de surmonter l’émiettement communautaire dans ces territoires déshérités qui ont fourni, hélas nombre de candidats au djihad. Ghada Hatem, gynécologue à l’hôpital de Saint-Denis et fondatrice de la Maison des femmes, et Véronique Corazza, principale de collège dans la même ville de Saint-Denis, en ont fait la démonstration dans leur quotidien professionnel. Un second débat a porté sur le féminisme et s’est appliqué à ressusciter la flamme du féminisme universaliste, notamment par la voix de l’écrivaine Emilie Frêche. Fondatrice des Femen, Inna Shevchenko s’est lancée dans une longue intervention enflammée au cours de laquelle elle a fait de Charlie un étendard démocratique, avant de demander au public : « Pouvez-vous citer un seul pays où les citoyens auraient souffert de trop de liberté d’expression ? ».

Auteur du logo de cette journée, centré autour d’un bonnet phrygien, le graphiste à succès C215 s’est fendu d’une petite intervention humoristique. Il s’est d’abord amusé de ses quelques « potes » qui l’avaient mis en garde : « Qu’est-ce-que tu vas faire dans une réunion du Printemps Républicain ? Il paraît qu’il y aura même Manuel Valls… ». Puis C215 a confessé qu’il avait déjà rencontré l’ancien Premier ministre, diabolisé en nouveau Belzébuth par toute une frange de la gauche, l’année dernière à Matignon, lors d’une cérémonie : « Je suis allé le voir et je lui ai dit : "On m’a dit que vous étiez très drôle". Il m’a regardé et il m’a dit : "Qui vous a dit ça ??!!!???" » La salle s’esclaffe à nouveau et Manuel Valls se gondole.

Directeur des études politiques de l’institut Ifop, Frédéric Dabi lui succède à la tribune pour un exercice un peu plus convenu. Il présente les résultats d’un sondage (révélé vendredi par Marianne) qui illustre que la France reste très majoritairement Charlie, 61% des personnes interrogées revendiquant le slogan « Je suis Charlie ». Toutefois, cet état d’esprit s’affaisse puisque cette proportion a reculé de dix points en trois ans.

Frédéric Dabi souligne que la France qui se dit « Charlie » est plutôt urbaine, diplômée et de classes moyennes ou aisées, et qu’elle penche très nettement à gauche. Une couleur politique illustrée, notamment, par la réaction de la salle lors d’un passage de l’intervention d’Elisabeth Badinter. La philosophe a tenu à saluer « deux journaux qui nous accompagnent dans notre combat » pour la liberté d’expression. D’abord l’hebdomadaire Marianne, dont elle a fortement loué l’engagement laïque, une mention qui a déclenché une salve d’applaudissements nourris de l’auditoire. Mais aussi, a poursuivi Elisabeth Badinter, « Le Figaro, dont je ne suis pas sûre qu’il soit souvent d’accord avec Charlie Hebdo, mais qui a toujours accueilli nos tribunes sur la laïcité », un passage applaudi beaucoup plus mollement par la salle. Surtout, lisant d’un ton vibrant une intervention émouvante, Elisabeth Badinter a déploré les effets du « travail d’intimidation des islamistes et de culpabilisation des gauchistes » qui a incité « la gauche à laisser le FN et ses satellites s’emparer des combats qui avaient toujours été les siens. Facile, après de taxer Charlie de racisme et d’islamophobie ! », s’est indignée la philosophe féministe, longuement applaudie debout par la salle.

C’est Raphaël Enthoven qui s’est attaqué ensuite à démonter « l’arnaque » de ce concept d’« islamophobie » qui confond « la critique d’un dogme et le racisme d’un groupe humain » et « met dans le même panier Cabu et Jean-Marie Le Pen !». Rappelons qu’auteur de la formidable une représentant « Mahomet débordé par les intégristes » et confessant « C’est dur d’être aimé par des cons », Cabu, comme Charb et toute la rédaction, furent hélas insultés de la sorte par certains représentants du culte musulman qui allèrent jusqu’à poursuivre Charlie Hebdo en justice pour ce numéro qui publiait les fameuses caricatures danoises. La justice donna raison au journal qui fut relaxé en 2007, huit ans avant que les frères Kouachi n’y fassent irruption pour procéder au carnage du 7 janvier 2015.

Cette accusation indécente d’islamophobie continue d’être infligée de temps à autre à Charlie Hebdo depuis l’attentat. Pourquoi dès lors vouloir « débattre avec ceux qui continuent d’insulter Charlie » à l’occasion d’une journée de commémoration, s’est interrogée, à la tribune des Folies Bergère, l’essayiste Caroline Fourest, chroniqueuse à Marianne. « Doit-on continuer à s’excuser, a-t-elle demandé. Pardon, mais on est encore Charlie ! »

Après avoir sollicité en vain, et en plaisantant, une peu laïque « dérogation pour les rabbins » pour avoir un peu plus de temps de parole que les 5 minutes imparties, la rabbin Delphine Horvilleur a vanté au titre de la défense de la liberté d’expression « la capacité à rire de soi pour penser contre soi ». Une ultime table ronde à laquelle a participé l’auteur de ces lignes, s’est penchée sur ce que « Je suis Charlie » a changé dans les médias depuis les attentats de 2015. Plusieurs des journalistes participants, dont Brice Couturier, Alexis Lacroix et Françoise Laborde, se sont inquiétés de la « plénélisation des esprits » d’une frange de jeunes journalistes, du nom d’Edwy Plenel, le patron de Mediapart qui a accusé à l’automne Charlie Hebdo de « faire la guerre aux musulmans ».

Deux des rescapés de la tuerie du 7 janvier 2015, la DRH du journal Marika Bret et le rédacteur en chef, Gérard Biard, ont conclu le rassemblement en demandant : « Est-il normal qu’un journal soit contraint de vivre sous protection publique et privée ? Et de travailler derrière des portes blindées ? ». Deux interventions longuement applaudies par une salle debout, qui scandait doucement le cri de ralliement démocratique d’une belle journée d’échanges : « Toujours Charlie ! ».

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne