Les bidonvilles, “réservoirs urbains de problèmes… et de solutions”

Un humain sur huit vit dans l’insalubrité et l’insécurité des bidonvilles, ces habitats disparates agglutinés à la frontière des métropoles. La conséquence des migrations contemporaines et d’une urbanisation mal gérée, explique le sociologue Julien Damon.

Par Romain Jeanticou

Publié le 08 janvier 2018 à 19h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h33

Le chiffre n’est pas une vérité absolue, mais son ordre de grandeur donne le vertige : un milliard d’humains vivraient dans des bidonvilles, quasiment tous dans les pays en développement. Des formes dégradées et spontanées d’habitat qui s’agglutinent aux abords des villes d’Amérique du Sud, d’Afrique ou d’Asie de l’Ouest. L’urbanisation du monde en est la première cause : au début du XXe siècle, un Terrien sur dix seulement vivait en ville, cent ans plus tard, ils sont plus d’un sur deux. Nous pourrions être 6,5 milliards de citadins en 2050, soit 70 % de la population de la planète.

L’urbanisation, lorsqu’elle est bien gérée, améliore sensiblement la qualité de vie des territoires et de leurs populations. Lorsqu’elle ne l’est pas, elle entrave le développement, favorise la pauvreté, les épidémies et la criminalité. L’urbanisation effrénée qui a caractérisé le XXe siècle a fait augmenter en volume le nombre d’humains vivant dans des bidonvilles et l’insalubrité qui caractérise ces derniers : problèmes d’accès à l’eau, à l’assainissement, à l’énergie, aux transports, aux soins… 

Si les bidonvilles incarnent la face « monstrueuse » de la ville, ces « espoirs de villes » sont, selon le sociologue Julien Damon, un « réservoir urbain de problèmes », mais aussi « de solutions ». Dans son ouvrage Un Monde de bidonvilles : migrations et urbanisme informel, il propose une analyse sociologique de la question, mais aussi des exemples pouvant servir de laboratoire à la ville durable, écologique et participative.

Un coiffeur dans le bidonville de Nanterre en 1965.

Un coiffeur dans le bidonville de Nanterre en 1965. Photo : Gerald Bloncourt/Rue des Archives

Pour définir ce qui caractérise les bidonvilles, vous opérez une distinction avec les camps, comme celui de Calais par exemple.

Les camps ont une vocation de transition, tandis que les bidonvilles ont une vocation d’habitation. En France, historiquement, à Nanterre [Hauts-de-Seine, ndlr] ou à Champigny-sur-Marne [Val-de-Marne, ndlr] par exemple, il s’agissait de lieux dans lesquels les gens aménageaient leur vie.

Ce que l’on a appelé la « jungle » de Calais – injustement qualifiée de « plus grand bidonville d’Europe » –, est à l’inverse un gigantesque campement car c’était un lieu de transit dont les individus cherchaient chaque jour à s’extirper pour aller en Angleterre. Néanmoins, dans les deux types de structure, on retrouve la même nécessité d’avoir des équipements collectifs : commerces, services, lieux de culte, de culture…

Quels sont les mécanismes urbanistiques de création des bidonvilles ?

La règle d’urbanisme généralisée veut que l’on aménage d’abord, puis que l’on construise, et enfin que l’on habite. C’est la dynamique dans les pays riches et urbanisés : on aménage un terrain, on le viabilise, on construit puis on habite. Dans les bidonvilles, ce mécanisme est complétement inversé : on habite d’abord, on construit ensuite de bric et de broc, puis on aménage comme on peut la voirie, l’électricité…

“La problématique des bidonvilles est intégralement une question de migrations, y compris en France”

Vous observez que les habitants des bidonvilles sont toujours les gens « d’ailleurs ». A Nairobi, New Delhi, Panama ou Le Cap, ils viennent d’autres régions du pays. En France, ils sont très majoritairement de nationalité étrangère. Quel lien existe-t-il entre migrations et bidonvillisation ?

Un lien direct. Dans les pays en développement, les bidonvilles résultent de l’exode rural d’autres parties du territoire national. Au Cap par exemple, beaucoup d’habitants des bidonvilles viennent de l’Est de l’Afrique du Sud et sont considérés comme des étrangers dont il est moins prioritaire de s’occuper. La problématique des bidonvilles est intégralement une question de migrations, y compris en France.

Le terme « bidonville » est né au Maroc dans les années 30 et a été importé en France dans les années 50 pour définir l’habitat des populations immigrées d’Espagne, du Portugal ou du Maghreb. Aujourd’hui, les bidonvilles français sont habités en majorité par des Roms ou des migrants venus de très loin et dans des situations plus complexes. La question des bidonvilles français, qui était européenne au siècle dernier, est aujourd’hui internationale.

Comment la situation française a-t-elle évolué ?

Les premiers bidonvilles sont apparus dans les années 50, créés par l’abbé Pierre après son appel du 1er février 1954 en faveur des sans-logis. Il avait acheté un terrain à Noisy-le-Grand pour y loger des gens à la rue. Il s’agissait essentiellement de Français. Avec les vagues migratoires et les événements en Algérie dans les années 60, les bidonvilles se sont développés en nombre et en volume. En 1968, on en comptait deux cent cinquante-cinq en métropole, soit plus de 75 000 personnes.

A partir des années 70, des moyens très conséquents ont été déployés pour les éradiquer et pour construire des logements sociaux afin d’en reloger les habitants. A la fin des années 70, il n’y avait plus de bidonvilles en France. Au tournant des années 90 et 2000, avec l’ouverture des frontières européennes, ils sont revenus progressivement, avant d’exploser depuis 2010 avec un afflux migratoire de Roms et de migrants fuyant des situations de détresse dans leur pays.

Il est difficile de connaître le nombre de bidonvilles sur le territoire français aujourd’hui : pour les recenser, le Dihal [Délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement, ndrl] demande simplement aux préfectures de faire remonter leurs chiffres… On parle de 15 à 20 000 personnes réparties sur quatre cents à six cents bidonvilles, principalement en Loire-Atlantique, Rhône-Alpes et Ile-de-France. Mais cela paraît dérisoire aux autorités de Mayotte, qui recensent plus de bidonvilles que ça rien que sur leur île… 

Une estimation sans doute plus juste du nombre d’habitants dans les bidonvilles français serait proche de quelques dizaines de milliers. Ce qui reste, au final, bien moins que dans les années 60.

“L’environnement européen a été transformé, faisant des bidonvilles une question continentale et plus nationale” 

Qu’en est-il de la gestion politique du problème ?

Le problème n’est plus le même que dans les années 60. Les habitants des bidonvilles étaient alors en situation régulière ou facilement régularisable et il y avait le plein emploi, ce qui leur permettait de travailler. Aujourd’hui, nombre d’entre eux peuvent légalement être en France : Roms, réfugiés – dont la situation est honteuse pour la France car leur statut devrait leur faire bénéficier d’un logement –, mais les autres sont en situation irrégulière et n’ont pas le droit de travailler. 

Les deux termes utilisés par les autorités sont « démantèlement », pour les habitations roms, et « mise à l’abri », pour les réfugiés. Cela signifie détruire et nettoyer les sites, tandis que les populations sont déplacées sans relogement. C’est un jeu de ping-pong. Un démantèlement à Lyon envoie les habitants à Bruxelles… 

L’environnement européen a été transformé, faisant des bidonvilles une question continentale et plus nationale. La France, qui est un des pays européens comptant le plus de bidonvilles avec l’Espagne et l’Italie, ne peut pas résoudre le problème des bidonvilles sans européaniser la prise en charge du dossier.

Pourquoi les bidonvilles sont-ils, comme vous l’affirmez, considérés par les gouvernements comme des « foyers insurrectionnels » ?

En France, les bidonvilles inquiétaient car on leur reprochait d’être des foyers du FLN au moment de la guerre d’Algérie. Des brigades spéciales de police étaient chargées d’en maintenir l’ordre. Aujourd’hui, en Inde ou au Maroc, ils sont vus comme des foyers du terrorisme. Certains auteurs des attentats de Casablanca de 2013 vivaient par exemple dans un bidonville de cette cité.

“Des centaines de milliers de personnes vivant dans des bidonvilles font partie de la classe moyenne émergente de leur pays”

Vous soulevez une différence sociologique entre les bidonvilles des pays riches et ceux des pays pauvres : dans les pays riches, la pauvreté est urbaine, tandis que dans les pays pauvres, elle est rurale. Ainsi, les populations des bidonvilles dans les pays pauvres ne sont pas forcément, comme dans les pays riches, les populations les plus pauvres…

En effet dans les bidonvilles des pays pauvres, on trouve des gens qui ont accès à la ville et qui cherchent à bénéficier de ses réseaux, dans des territoires où la plus grande pauvreté se situe dans les campagnes. Des centaines de milliers de personnes vivant dans des bidonvilles font en fait partie de la classe moyenne émergente de leur pays et non des plus pauvres. 

Au Kenya, des policiers dans un bidonville me disaient : « Ces gens ne sont pas pauvres », alors que leur situation était extrêmement précaire en matière de soins ou de protection sociale. C’est surprenant, mais ils sont simplement moins pauvres que les populations rurales, dont la situation est pire encore.

Le Cap, Afrique du Sud.

Le Cap, Afrique du Sud. Photo : Sebastian Remme/REX

Non sans provocation, vous qualifiez malgré tout ces habitats d’« exemples d’innovation ». Comment peut-il y avoir du bon dans les bidonvilles ?

Le monde des urbanistes et des architectes nous survendent la notion de ville « durable » et « intelligente ». Or, ces caractéristiques, on les trouve dans les bidonvilles : la densité, la mixité fonctionnelle, le recyclage, la modularité… C’est évidemment choquant de le dire car certaines de ces caractéristiques n’existent que par nécessité absolue et d’autres, comme le tout-piéton, peuvent mettre en danger les habitants, en cas d’appel aux secours par exemple, mais c’est la vérité.

On peut observer les bidonvilles comme des morceaux de ville originaux, parfois même des lieux de participation citoyenne : en Afrique du Sud, en Inde, au Kenya…, ils sont des espaces d’expression démocratique forte. On y organise des réunions, des confrontations et la participation à la vie collective y est élevée.

Enfin, les bidonvilles sont des lieux d’« innovation frugale » : en l’absence totale de cadastre ou de carte, certains habitants utilisent par exemple les empreintes GPS des téléphones portables pour tirer une carte géographique de l’endroit. Ce sont des habitats où les populations n’ont pas grand-chose et vont améliorer leur vie quotidienne de façon plus radicale et inventive que dans les métropoles.

A lire
Un Monde de bidonvilles : migrations et urbanisme informel, de Julien Damon, « La République des idées », Editions du Seuil, 128 pages, 12 €.

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