Migrants : «A Calais, on nous traite comme des sauvages»

Dans cette ville-sas pour l'Angleterre, où le chef de l'Etat se rend mardi, la «jungle» a disparu. Mais pas les migrants... ni la police qui accroît la pression.

    Sur la zone industrielle Marcel-Doret, à Calais, la Douce Evasion propose « thé dansant » et « après-midi belote ». Mais ce jeudi soir, les trois migrants qui s'abritent sous la devanture préfèrent prendre le nom du restaurant au pied de la lettre. Ils trouent la brume poisseuse, traversent discrètement la rue en direction des minibus qui font le plein à la station-service voisine. Ils le savent : à la lumière des lampadaires et avec un camion de CRS stationnant à deux pas, leur tentative de monter à bord est vouée à l'échec. Elle leur aura au moins permis de tuer l'ennui.

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    En 2016, 60 000 intrusions dans des camions avaient été enregistrées. De source policière, 30 000 ont encore été dénombrées l'année dernière, en dépit du démantèlement de la « jungle » il y a plus d'un an. « La pression migratoire reste forte », note Gilles Debove, délégué du syndicat de police Unité-SGP. « Calais reste et restera la porte de l'Europe », soupire en écho Pierre Nouchi, figure de proue des restaurateurs du Calaisis.

    Ils sont encore 800 à errer

    Plus qu'une porte : un cul-de-sac, où ils sont encore 800 à errer. En majorité Erythréens, Afghans ou Soudanais. Des nationalités qui rendent ces migrants non expulsables vers leur pays d'origine. Sans leur permettre pour autant de briguer l'asile en France. « 60 % d'entre eux sont des dublinés », estime Maya Konforti, de l'association l'Auberge des migrants. « Dublinés » ? Leurs empreintes ont été prises dans un autre pays d'Europe, généralement l'Italie, la Grèce ou l'Allemagne. Des pays où ils ne souhaitent pas s'installer, mais vers lesquels la France peut les éloigner.

    Encore faudrait-il pour cela trouver un interprète en... kanson. Ce dialecte africain n'est parlé que par 6 000 personnes dans le monde, mais personne ne le maîtrise en Europe. « Ça arrange beaucoup de migrants de dire qu'ils ne peuvent communiquer que dans cette langue, assure Gilles Debove. Faute de traducteur, de nombreuses procédures sont annulées. »

    Abebe, 32 ans, s'exprime pour sa part dans un français châtié. Quand ses compatriotes ont bravé la Méditerranée, cet Ethiopien était arrivé à Grenoble (Isère) avec une bourse étudiante. Sans papiers et avec une formation d'infirmier, il a ensuite vécu en Suisse, puis en Bavière où il a été enregistré. Incapable de s'y intégrer, il dit avoir compris qu'il était « définitivement francophone ». Il a depuis échoué à Calais, où il fait figure de grand frère pour ces dizaines de compatriotes, adolescents ou jeunes majeurs, qui ne rêvent que d'Angleterre. Son petit groupe se terre dans un sous-bois. Certains dorment dans une tente. D'autres sur une couverture, jetée à même la boue. « On préfère la neige, assène l'un de ces damnés de la terre. Au moins quand ça gèle, le sol est dur. »

    La police à la chasse aux «points de fixation»

    Au même rythme que la « pression migratoire », tous notent une hausse de la « pression policière ». « On nous traite comme des sauvages, dénonce Abebe. Encore ce matin, on ne faisait que boire un café pour se réchauffer, et les policiers nous ont gazés. Dites-moi quel crime on a commis ? » Samedi dernier, l'écrivain-chroniqueur Yann Moix avait dénoncé sur France 2 « des CRS qui gazent les couvertures de jeunes migrants, qui gazent l'eau potable de jeunes migrants, qui tabassent les jeunes migrants qui sont soignés ».

    Des déclarations qui font bondir le syndicaliste Gilles Debove, lequel rappelle qu'une enquête de l'inspection générale de la police nationale (IGPN) sur ces violences alléguées avait permis de les démentir. Pour éviter ce genre de polémique, il réclame que ses collègues « soient équipés de caméra-piéton lors de leurs interventions ».

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    En attendant, l'action de l'Etat à Calais se résume d'une formule : « pas de point de fixation. » « Et pour les autorités, rien qu'une chaise, c'est un point de fixation », ironise Maya Konforti. Selon elle, à mesure que les associations distribuent tentes ou sacs de couchage, ceux-ci sont saisis ou détruits. « Un peu moins depuis que nous avons décidé de les floquer pour montrer qu'ils nous appartiennent », relève-t-elle. En cas de démantèlement, la préfecture vient de promettre que ces effets seront ramassés puis rendus. « On ne saisit rien, mais les migrants paniquent quand ils nous voient, et les sacs et tentes restent sur place », argumente Gilles Debove.

    La préfecture calme le jeu avant la visite de Macron

    Au quotidien, les dons continuent d'affluer dans les QG des associations. Dans l'immense entrepôt de la rue Clément-Ader, des bénévoles construisaient il y a encore quelques mois les abris de la « jungle », démantelée en octobre 2016. Désormais, l'endroit abrite une cuisine. 100 000 € y ont été investis. D'alléchants effluves épicés s'en échappent, signe qu'une partie des 2 500 repas qui y sont confectionnés chaque jour sont prêts à être distribués. N'en déplaise au récent contrôle de la « protection des populations » qui considérait qu'elle n'était pas suffisamment aux normes.

    Ces derniers jours, l'attitude de la préfecture semble s'être assouplie. « On n'est pas dupe, prévient Maya Konforti. On sait que c'est pour nous amadouer avant la visite présidentielle. » Elle qui jugeait « pas trop mal » le programme d'Emmanuel Macron en matière d'immigration dit « être tombée des nues » . « Qu'on laisse la chance à ces êtres humains de s'intégrer, exhorte cette militante. Quitte à renvoyer ceux qui ne feront pas ce qu'il faut pour s'intégrer. »

    Abebe ne dit pas autre chose. « Je connais la culture française. A Calais, j'ai vu des ingénieurs, et même un ancien ministre, assure-t-il. Des gens qui peuvent apporter des choses ici. » Il est persuadé d'être du nombre. « Mais je suis esclave de mes empreintes », rumine le trentenaire.

    VIDEO. Un an après le démantèlement de la jungle de Calais, les migrants sont toujours là