« Chère Catherine Millet,

Je suis avocate. Voilà déjà pas mal d’années que je défends tous les jours celles qui, croyez-le bien, regrettent d’avoir été violées/ battues/ insultées/agressées, injuriées ou « seulement » importunées.

Votre regret de ne pas partager leur sort, afin de pouvoir leur démontrer que, quand on veut, on en sort, m’apparaît une posture de salon.

Bien sûr que du trauma du viol, on en sort, chère Catherine. Personne ne vous a attendu pour le savoir. Et bien sûr, toutes celles qui subissent un viol ne le vivent pas de la même manière. Certaines même, peuvent ne pas s’en sentir traumatisées. Qui dit le contraire ?

Je m’étonne cependant de ce que votre injonction d’en sortir, aille d’abord aux femmes. Remettez-vous de ce que vous avez vécu (vous ne diriez pas « subi ») leur dites-vous !

Mais pourquoi n’adressez-vous aucune injonction du même ordre aux agresseurs ? Fussent-ils de simples frotteurs de fesses égarées dans le métro ?

Cette injonction réitérée à ne pas se satisfaire de cette « condition de victime » (qui le fait ?) est-elle un encouragement optimiste, une main sororale posée sur une épaule meurtrie ou une sentence un brin culpabilisatrice, voire un chouïa méprisant ?

Vous vous inquiétez, dites-vous, d’une société où il faudrait « contracter devant notaire pour baiser ». Outre que cela pourrait être assez drôle (c’est une fonction que les avocats jalouseraient peut-être aux notaires), je m’inquiète, moi, de notre société actuelle. En France les estimations portent à 75 000 les personnes qui, chaque année, sont violées. Et 130 femmes sont mortes en 2017 sous les coups de leur compagnon.

Rassurez-vous, pour parvenir à la réduction du nombre de femmes violées ou tuées, nul besoin d’en passer par l’ordre moral, la pudibonderie, la chasteté ou la castration des hommes que vous redoutez tant. L’égalité femmes-hommes suffira.

Chère Catherine, faisons la paix, je ne suis pas votre adversaire et je vous lance une invitation. Chiche ! Sérieusement ! Venez faire un tour dans mon monde.

Venez entendre ces femmes pour lesquelles la domination masculine au foyer, au travail, dans les transports, dans la rue, n’a rien d’un fantasme érotique. C’est au contraire un système tellement bien huilé que des femmes comme vous intiment l’ordre à d’autres de parler moins fort lorsqu’elles ont l’audace de le dénoncer.

Venez faire un tour dans le couloir du palais de justice du fond duquel je vous écris. Dans ma salle d’attente, dans celle d’un commissariat, dans le bureau d’un juge ou dans une salle d’audience. Venez y sentir l’odeur de celles qui viennent y déposer la souffrance de ce qu’elles ont vécu. Ça sent les larmes, la morve, ça a le goût du sang, ça pue la peur et l’angoisse… Rien de très romantique ou de fantasmé ici, vous verrez…

Vous y rencontrerez des cohortes de femmes souvent suivies d’enfants pendus à leurs basques qui composent avec ce qu’elles ont traversé, parce qu’elles n’ont pas le choix. Et elles le font avec une énergie et une dignité qui vous étonneraient. Sans misérabilisme, sans posture victimaire, sans réclamer les oreilles et la queue de leur agresseur (pour poursuivre l’analogie bestiaire) mais avec, chevillée au corps, la peur de ne pas être entendues, de ne pas être crues, d’être renvoyées dans leurs pénates, condamnées au silence.

Si vous aviez été violée, vous auriez aussi pu d’abord témoigner des extraordinaires difficultés à en sortir. Vous auriez pu dire à quel point il est dur de franchir les obstacles, de pousser les portes d’un commissariat, de déposer plainte devant un inconnu.

Si vous aviez été violée, vous auriez fait l’expérience des interrogatoires, des questions posées encore et encore par des policiers, des juges et des avocats pas toujours formés pour le faire. Vous auriez été confrontée à votre agresseur qui aurait reconnu ou contesté les faits subis. Vous auriez été examinée sous toutes les coutures, par des psychiatres, des gynécologues (ah les joies de l’examen médico judiciaire gynécologique, des trithérapies et autre pilules du lendemain administrées à titre préventif…).

Vous auriez dû trouver un avocat, tenter de nouer un lien de confiance et de réunir de l’argent pour le régler.

Vous auriez fait l’expérience de l’encombrement de la justice, de l’invitation qui vous aurait été faite d’accepter un procès devant un tribunal correctionnel plutôt que devant une cour d’assises, parce qu’il y a trop de dossiers et que cela prend trop de temps.

Vous auriez éprouvé la peur de ne pas parvenir à dire.

Vous auriez pris la mesure des mots qui ne sortent pas, de la peur qui noue le ventre, des jambes qui flageolent.

Voilà de quoi est fait mon monde. Croyez-le ou non, toutes les femmes violées que je défends et qui passent par-là, toutes, ont la volonté "de s’en sortir ». Mais, chère Catherine, toutes n’ont pas votre force, votre résilience, réelle ou fantasmée. Aucune, en tout cas, ne mérite votre mépris. »

AnneBouillon

Anne Bouillon ©Nathalie Bourreau