Les ignorants du 21ème siècle

Paul Krugman

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Par Paul Krugman

Aujourd’hui, appeler quelqu’un un "qui ne sait rien" peut signifier deux choses.

Si vous êtes étudiant en histoire, vous êtes peut-être en train de comparer cette personne à un membre du parti Qui ne Sait Rien qui remonte aux années 1850, un groupe fait de gens racistes, xénophobes et anti-immigrants qui, lors de ses heures les plus joyeuses, regroupa plus de 100 membres au Congrès et huit gouverneurs. Pourtant, il est plus probable que vous parliez de quelqu’un d’ignorant et fier de l’être, quelqu’un qui rejette les faits qui pourraient venir s’opposer à ses partis-pris.

Ce qui est triste, c’est que l’Amérique est désormais dirigée par des gens qui correspondent à ces deux définitions. Et les ignorants au pouvoir font tout ce qu’ils peuvent pour miner les fondations mêmes de la grandeur de l’Amérique.

Les parallèles entre l’agitation anti-immigrants du milieu du 19ème siècle et le Trumpisme sont évidents.
Seules les identités des nationalités mises au ban ont changé.

Après tout, l’Irlande et l’Allemagne, les sources principales de la vague d’immigration de cette époque, étaient les pays de merde de l’époque. La moitié de la population irlandaise émigra, confrontés à la famine, alors que les allemands fuyaient à la fois des tumultes politiques et des problèmes économiques. Les immigrants de ces deux pays, mais surtout les Irlandais, furent représentés comme des criminels alcooliques, pour ne pas dire des sous-hommes. Ils étaient également considérés comme subversifs : des catholiques qui étaient loyaux avant tout envers le pape. Quelques dizaines d’années plus tard, la vague d’immigration suivante – d’Italiens, de Juifs et de beaucoup d’autres personnes – inspira les mêmes préjugés.

Et nous y sommes à nouveau. Les préjugés contre les Irlandais, les Allemands, les Italiens semblent relever du passé (alors que l’antisémitisme semble, lui, éternel) mais il y a toujours de nouveaux groupes à haïr.

Mais les républicains d’aujourd’hui – car il ne s’agit pas seulement de Donald Trump, il s‘agit de tout le parti – ne sont pas simplement des "Gens Qui ne Savent Rien", ce sont aussi des ignorants. Le nombre de questions sur lesquelles les conservateurs insistent à dire que les faits sont présentés sous un parti-pris libéral ne cesse d’augmenter.

L’un des résultats de cet engouement pour l’ignorance est une séparation remarquable entre les conservateurs modernes et les américains fortement instruits, notamment les enseignants chercheurs, mais pas seulement. La droite insiste sur le fait que la rareté des conservateurs déclarés comme tels dans l’enseignement supérieur est la preuve d’une discrimination envers leurs positions, que c’est du politiquement correct porté à l’extrême.

Pourtant, les enseignants d’université conservateurs sont rares, même dans les sciences dures telles que la physique et la biologie, et il n’est pas compliqué de comprendre pourquoi. Lorsque la position plus ou moins officielle de votre parti est que le changement climatique n’est qu’une vaste supercherie et que l’évolution n’a jamais eu lieu, forcément vous n’obtiendrez pas grand soutien de gens qui prennent les preuves au sérieux.

Mais les conservateurs ne voient pas le rejet de leurs croyances par les gens qui savent de quoi ils parlent comme la preuve qu’ils devraient réfléchir à deux fois. Ils ont plutôt dégradé les bourses d’études et l’instruction en général. Il est remarquable qu’une grande majorité de républicains prétende aujourd’hui que les universités dans leur ensemble ont un effet négatif sur l’Amérique.

Ainsi le parti qui contrôle actuellement les trois branches du gouvernement fédéral est de plus en plus en faveur du racisme et contre l’instruction. Cela devrait suffire à vous déranger pour de multiples raisons, et l’une d’entre elles c’est que le parti républicain a rejeté les valeurs mêmes qui ont rendu l’Amérique formidable.

Imaginez où nous en serions en tant que nation si l’on n’avait pas connu ces grandes vagues d’immigration, motivées par des rêves d’une vie meilleure. Imaginez où nous serions si nous n’avions pas mené le monde, tout d’abord en termes d’instruction de base, puis grâce à de grande institutions d’enseignement supérieur.

Nous serions très sûrement une société de seconde zone, rabougrie et qui n’avance pas.

Et c’est ce que nous allons devenir si l’ignorance moderne prévaut.

Je relis un ouvrage important de 2012, The New Geography of Jobs d’Enrico Moretti, à propos de la divergence grandissante des réussites régionales à l’intérieur même des Etats-Unis. Jusqu’en 1980 environ, l’Amérique semblait être sur le chemin d’une prospérité largement partagée, avec des régions pauvres telles que le Sud Profond qui parvenaient rapidement au niveau des autres. Pourtant, depuis lors, les écarts n’ont cessé de grandir, avec des revenus dans certains endroits de la nation qui grimpent en flèche tandis que d’autres sont à la traîne.

Moretti défend l’idée, à raison selon bon nombre d’économistes, que cette nouvelle divergence est le reflet de l’importance grandissante des niches d’employés hautement qualifiés – dont beaucoup sont des immigrés – souvent centrées autour des grandes universités, ce qui crée un cercle vertueux de croissance et d’innovation. Et il s’avère que l’élection de 2016 a grandement opposé frontalement ces régions qui se développent contre celles qui sont à la traîne, ce qui explique pourquoi les comtés remportés par Hillary Clinton, qui n’a gagné qu’une petite majorité du vote populaire, représentent un remarquable 64 pourcent du produit intérieur brut américain, presque deux fois plus que les comtés Trump.

Il est clair que nous avons besoin de mesures afin d’étendre les bénéfices de la croissance et de l’innovation plus largement. Mais une façon d’envisager le Trumpisme c’est une tentative de réduire les disparités régionales, pas en permettant aux régions à la traîne de grimper, mais en sabrant dans les régions qui progressent. Car c’est bien ce que feraient ces attaques contre les éléments moteurs des grandes réussites de l’éducation et de l’immigration.

Alors, est-ce que nos ignorants modernes vont prévaloir ? Je n’en ai aucune idée. Ce qui est clair, par contre, c’est que si c’est le cas, ils ne rendront pas l’Amérique formidable à nouveau, ils vont tuer cela même qui a rendu l’Amérique formidable.

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